Rêve parti (titre non définitif)

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Je veux pas dire du mal du Tout-Puissant, mais je crois que ce soir, Il a décidé de se soulager sur nous. Il a dû boire vachement de bière parce qu’on se prend une belle douche sur la gueule. Le sol de la forêt est détrempé, on marche dans la gadoue, j'espère qu'il ne va pas lui prendre l'envie de nous chier dessus.
Pourtant, la pisse divine n’a pas l’air de déranger les fêtards qui convergent vers le lieu des réjouissances. Ils arrivent en masse de toute la Lorraine pour se lâcher dans une rave-party aussi endiablée que clandestine.
Derrière ses platines, sur une estrade improvisée, un DJ au visage pâle et aux yeux cernés s’échauffe. Le visage à moitié caché par son casque de travers, il balance déjà du gros son. La musique techno martèle l’air, se mêle aux cris et aux rires des raveurs précoces, boum, boum, boum. Je me demande comment on peut aimer ça. Des éclairs de lumière zèbrent l'obscurité, comme des feux follets perdus dans la brume. On pourrait croire à une apocalypse qui débute, mais non, c’est juste une banale soirée clandestine, comme il y en a chaque week-end dans ce bois perdu nommé fort à propos “le Bois Pétard”.
Moi, adossé à un arbre, en retrait, furtif, le visage sous ma capuche, des bouchons dans les oreilles, j’attends. J’observe sans un mot. Je n’ai pas besoin d’aller les chercher, ils savent où je suis. Les brebis égarées savent comment rejoindre leur berger. De même, les drogués trouvent toujours leur chemin vers leur dealer préféré. Même en pleine nuit. Même sous la pluie. Ils seraient prêts à nager dans la boue pour me retrouver.
Justement, un gars s’approche. Chemise blanche, bien coiffé, propre sur lui, pas pour longtemps. Sûrement un frontalier de retour du Lux qui vient ici pour oublier sa vie de merde dans les bouchons entre les deux pays.
J’ouvre mon large manteau. J’ai l’impression d’être un exhibitionniste ou un vendeur de montres contrefaites. Sauf qu’à la place d’une bite molle, de montres Breitlong ou Ralex, je propose une variété de drogues commandées sur le dark web auprès de Mamie Champi, une sommité dans le secteur. Y en a pour tous les goûts, entre les Champips et les Papiers d'hallu, en passant par les Aime & Aime qui fondent dans la bouche, mais pas dans la main et donnent envie de s'aimer jusqu'à la fin de la nuit.
Le frontalier me donne le fric sans discuter, il connaît les prix. Il ouvre la bouche en grand, langue tirée, yeux fermés. Tel un prêtre distribuant l’hostie, j’y dépose un petit buvard imbibé de psilocybine, il repart, un sourire aux lèvres. Amen.
Une queue s’est formée derrière lui, c’est parti, je distribue à la chaîne, j’encaisse. Ceci est votre corps, priez pour vous.
Ils reviendront tout à l’heure pour leur deuxième dose. En attendant, je profite du spectacle, j’observe mes fidèles se rassembler au bruit des basses qui font vibrer l’air et le rendent flou. Des mains se lèvent vers le ciel, des mouvements synchronisés comme les pales d'une éolienne. Ils communient. La pluie s'abat sur les visages, comme des larmes invisibles qui coulent à flots, l’eau lave et purifie comme le baptême.
Devant moi, la foule danse, les corps frénétiques se meuvent dans la brume, les regards se croisent, les mains se frôlent, mais chacun s’enferme seul dans sa bulle et se noie dans le bruit pour oublier sa vie.
Dire que j’ai mauvaise conscience de participer à cette mascarade serait malhonnête.
D’une part, mes fidèles sont majeurs. Vaccinés, peut-être pas. Même si les aiguilles ne les effraient pas, ils se tiennent souvent à l’écart des vaccins. Je ne suis pas là pour juger.
D’autre part, je vends des produits de qualité, sans danger si on les prend avec modération. Après tout, c’est toujours la dose qui fait le poison. Comme j’aime le dire, mes buvards magiques ouvrent les fenêtres de la perception. Ils donnent accès à un paradis, certes artificiel, mais un paradis quand même. C’est mieux que rien.
Je suis un marchand de rêves, d’ivresse, j’apporte de l’espoir là où les politiciens ont échoué.
On ne va pas se mentir, je ne suis pas un saint non plus. Je sais que je ne suis qu’un vendeur d’illusions. Je perçois la tristesse qui se cache derrière les masques, les pleurs qui se dissimulent sous les rires, les rêves qui se fânent et s’envolent, la mort qui rôde, les yeux écarquillés à la recherche d’un horizon illusoire. Je vois les sourires forcés, les rires faux, les corps tremblants de froid et de manque qui se déchaînent, se libèrent, s’abandonnent, ils me font un peu pitié, mais je les pardonne.
Ici, tout n’est qu’apparence, tout le monde ment, tout le monde se ment à lui-même. Peut-être moi le premier en me donnant des airs de messie, de Pape du plaisir interdit, de Jésus du désespoir, de saint patron des damnés ou que sais-je encore, alors que je ne cherche qu’une seule chose : le fric facile pour pouvoir fuir loin de toute cette merde. Que ma volonté soit faite.
Soudain, un fêtard à quelques pas de moi s’effondre comme une poupée de chiffon. C’est mon frontalier. Il est bientôt suivi par d’autres, je reconnais mes pélerins parmi ces poupées désarticulées. Les trois pelés et deux tondus qui n’ont pas consommé mes produits (vu comment ils dansent, ils avaient les leurs) continuent à danser dans la lumière stroboscopique comme si de rien n’était. Je n’y comprends rien, ma came est la meilleure du marché et de loin. C’est la première fois que j’assiste à cet effet secondaire. A moins que Mamie Champi ait modifié la composition sans prévenir ?
J’hésite entre me barrer et aller voir de plus près, quand mon frontalier se relève. Ouf. Je respire, je retourne à ma place. Mais voilà que ce blaireau se met à quatre pattes et creuse le sol à mains nues en poussant des grognements féroces ! Il en sort une lame de couteau et se rue sur son voisin pour l’égorger comme un mouton !
A partir de là, la situation ne tarde pas à dégénérer. Les autres l’imitent et extirpent du sol toutes sortes d’armes, à croire qu’on danse sur un cimetière militaire !
J’en vois un avec un fusil, un autre avec un pistolet et des barbelés rouillés qu'il fait tournoyer dans ses mains ! Tous poussent des cris dans une langue que je ne comprends pas. Ils s’entretuent sous mes yeux ! J'hallucine ? Pourtant, je ne consomme pas ce que je vends, règle numéro un chez les dealers.
Des coups de feu éclatent et se confondent avec le son des basses, le sang gicle partout et zèbre les troncs d'arbre, le DJ s'est caché, la forêt résonne de hurlements stridents, c’est le chaos.
Vous m’excuserez, mais je ne vais pas moisir ici.
J'avise un petit chemin qui me permettra de prendre la poudre d'escampette en toute discrétion.
Je ne laisse jamais rien au hasard.



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