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Guillaume Brunhes

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Œuvres

Guillaume Brunhes

Le maître d’échecs





I




Le train sortit du tunnel à une vitesse infinitésimale. Enfin il s’arrêta. A travers la vitre Guillaume pouvait lire ces lettres étranges parce que jamais vues par lui, à la fois envoûtantes et effrayantes : Rouen R.D. Il se disait qu’avoir quitté Paris était la meilleure décision jamais prise de toute sa vie et se faisait gloire, maintenant sans aucune attaches, d’aimer l’aventure et l’imprévu. Il avait pris un aller simple. Car il était certain , en vagabond magnifique, que sa fugue extravagante allait lui apporter une heureuse fortune. Il croyait en son pouvoir.
Dans le wagon, une foule d’autochtones se pressait comme des morts vivants devant la porte en métal, le regard terne et aboulique. Ils se bousculaient au dehors, automates fantomatiques, plèbe triste et confuse, quittant au plus vite le lieu public, les murs gris sentant l’urine, les dalles noires et sales, jonchées de détritus et l’air vicié, enfumé de la salle des pas perdus où un speaker anonyme martelait d’une scansion métallique et désinvolte la liste des trains à l’arrivée.
Guillaume regardait aller et venir les voyageurs. Il avait le curieux sentiment de contempler une immense fourmilière humaine, une Babylone bigarrée où le désordre apparent, l’agitation kaléidoscopique était motivée par des préoccupations triviales. En effet les passants déambulaient non mus par l’instinct, comme les animaux, ou par l’angoisse, comme les génies, mais bien plutôt par leur quotidenneté, leurs soucis modestes et conventionnels dont la simplicité et l’immédiateté compensait avantageusement la misère de leur condition. Untel se rendait à son travail, tel autre allait voir sa famille, un troisième partait se détendre en vacances…
Guillaume méprisait cette vulgarité commune. Il avait l’impression d’être étranger à tous ces gens. Certes, ces caractéristiques biologiques étaient sensiblement les mêmes que les bipèdes ordinaires: il pesait approximativement le même poids, mesurait à peu de choses près la même taille, il avait comme tout un chacun un cerveau et un sexe en état de marche mais ce qui le différenciait était invisible, caché dans les reflets fantomatiques de ses complexes neurones. En effet, son esprit rebelle et indocile commerçait sans cesse avec les démons. Il dialoguait avec les puissances des ténèbres tel un alchimiste maudit pratiquant l’œuvre au noir pour son compte personnel et dont le commerce coupable lui laissait entrevoir des terres nouvelles et inconnues, couleur de souffre, où poussait une fleur dont les exhalaisons diaboliques enivraient son esprit pervers. Cette plante méphistophélique, c’était la l’ambition. Et dans l’âme vive et fertile de Guillaume, elle abondait. Il se disait, en voyant tous les va et vient de la salle des pas perdus, qu’il ne voulait à aucun prix ressembler à tout ce petit monde pour lui trop familier, dont l’esprit sec et stérile transformait en charogne putride toute différence et où les vautours affamés du conformisme rongeaient sans relâche les carcasses excentriques de l’originalité. Il se disait qu’il n’était pas fait pour un monde où, par une mesquinerie universelle le quidam, modeste par impuissance et humble par nécessité, se faisait gloire de se soucier, tel un termite douée d’une conscience atrophiée, de son travail, de sa famille et de sa patrie. Lui, il n’avait rien à faire de ce confort pour représentant de commerce, de ces prisons dorées pour cadres fatigués. Il était un peu comme un mouton noir et indocile, trop intelligent pour suivre le pasteur mais pas encore assez sage pour avoir trouvé le salut. Et sa quête de pâturages propices à rassasier sa grande ambition l’avait mené là...
Il sortit du hall de la gare. Dehors le ciel était gris et maussade. Il pleuvait. La ville autour de lui était triste et sombre. Quelques badauds passaient ça et là, indifférents aux autres passants. Guillaume se dit : « dans quelques années j’espère, tous ici me connaîtront. Une nuée de larbins viendra m’accueillir et j’aurai le monde à mes pieds. Je ne vivrai plus à Rouen, bien sûr, et je serai invité partout dans le monde dans des hôtels de luxe où l’on s’arrachera ma présence. Je serai riche et aimé par les femmes, craint par mes adversaires et respecté par les puissants » Il ne doutait pas une seule seconde d’y arriver. Sa certitude avait la force d’une prophétie et le stimulait comme un envoûtement. Il donnait à tous ceux qui le voyaient à cette époque l’impression d’être un homme habité par une force inépuisable, magnétique, le poussant, tel un mystérieux thaumaturge, à remuer ciel et terre pour arriver à ses fins. Il était mince, grand, beau, son regard noir et pénétrant vous hypnotisait.
La pluie le sortit de ses rêveries car elle redoublait. Il était mouillé. Il héla le premier taxi aperçu, lui indiqua une adresse soigneusement rangée dans son portefeuille. C’était à Bonsecours. Il n’avait aucune idée de l’endroit où il se rendait ni le genre de maison dans lequel habitait l’homme qu’il devait voir. Il se moquait du décor car seul l’intéressait la personne pour laquelle il avait fait tout ce chemin depuis Paris. Elle était du même métal que lui ; alors le chevalier errant allait enfin recevoir l’adoubement nécessaire pour poursuivre sa quête mystique. Le taxi s’arrêta. On était allée des chênes. Guillaume était déçu : il avait imaginé une maison baroque, originale, fantasque au luxe dispendieux, au lieu de ça c’était une maison banale, semblable à toutes les autres, perdue au milieu d’un lotissement anonyme dans une obscure petite ville de province. Pourtant, il y avait des signes. En effet, si tous les pavillons environnants étaient propres et soignés, marque ostentatoire de leur désespérant conformisme, la maison de son rendez-vous avait l’air triste et abandonnée : une clôture pourrie l’entourait et le jardin, laissé sans soins, étouffait sous les herbes folles. Les murs étaient gris et sales. Les volets clos et pleins de mousse. Guillaume se demandait s’il y avait bien son homme. Il régla le taxi, avança, poussa la barrière et frappa. Personne ne répondit. Au moment où il allait faire demi tour, tout penaud il entendit une voix lui répondre : « qui est là ? » Il répondit
-Bonsoir monsieur De Broglie, je me présente, je suis Guillaume Lelarge, je suis joueur d’échecs. Je viens vous voir pour prendre des leçons. Même si vous ne jouez plus depuis bientôt vingt ans je sais que vous êtes capable d’améliorer mon jeu. Vous êtes le meilleur maître dont je puisse rêver, à votre contact je deviendrai un grand champion. Je souhaite votre assistance monsieur De Broglie.
Il y eut un silence abyssal, angoissant pour Guillaume. Son avenir en tant que joueur d’échecs était en jeu. Enfin il entendit ces mots tant espérés, véritable enchantement pour lui : « entrez » Et la porte s’ouvrit.





II






L’intérieur de la maison de Philippe De Broglie n’était pas éclairé et sentait le moisi. Les murs étaient gras et humides. Le sol tout aussi répugnant. Philippe De Broglie le fit entrer dans la salle de séjour. Une lampe de chevet antédiluvienne l’éclairait d’une lumière minimaliste. Au centre de la pièce trônait un bureau de style Louis XIII sur lequel était amoncelé dans le désordre le plus total des livres sur les sujets les plus divers. D’ailleurs il y avait des bouquins partout, souvent à même le sol ou grossièrement placés sur des étagères vermoulues. Broglie s’assit derrière son bureau. Il invita Guillaume à faire de même. Ce dernier dévisagea son nouveau maître. Il avait une barbe de plusieurs jours, pas entretenue et des cheveux hirsutes, lui donnant l’air d’un vieil ermite. Ses ongles étaient longs et pleins de crasse quand à ses habits, c’étaient plutôt des haillons dégoûtants. Guillaume se disait, en voyant Broglie, qu’il était difficile de croire que cet homme avait été un des plus brillants joueurs d’échecs de sa génération, grand maître international, ayant disputé les championnats du monde aux plus célèbres des virtuoses russes. Il se disait aussi qu’il devait être bien malheureux depuis son départ inexpliqué de la compétition et sa retraite d’anachorète au fin fond de sa Normandie natale. D’ailleurs, personne n’avait su pourquoi il avait ainsi, du jour au lendemain, tel un perdant magnifique, quitté l’allée glorieuse de la célébrité pour prendre le sentier escarpé de l’anonymat et de la solitude et vivre ainsi de rien, en clochard lumineux, en mendiant spirituel, refusant avec une morgue toute aristocratique les ponts d’or qu’on lui promettait.
Philippe De Broglie s’humecta les lèvre puis d’une voix claire dit : « alors, jeune homme, que venez-vous faire ici ? » La réponse était pour Guillaume évidente, claire comme le cristal : « Je veux que vous m’appreniez à bien jouer aux échecs »
-Ah oui ?
Broglie semble réfléchir puis il continua : « Et pourquoi voulez-vous bien jouer aux échecs ? »
-Pour battre mes adversaires, être champion de France puis champion du monde, être un homme reconnu dans mon domaine et connu dans le monde entier !
Le vieil homme se mit à rire avec la force de la folie puis il reprit : « Et une fois célèbre, vous ferez quoi ? »
Cette fois Guillaume ne trouva rien à dire. Il y eut un silence impénétrable, angoissant comme les ténèbres et long comme l’ennui. Guillaume se sentait nu, vulnérable, un peu comme un chevalier prêt au combat dont l’armure aurait soudainement disparu. Broglie reprit : « Il est possible, si vous en avez les capacités et la constance, de faire de vous un grand champion. Mais dites-vous bien : qu’est-ce que cela va me rapporter, au bout du compte ?
-Je suis un homme d’exception ; et je veux le prouver.
-Mais pourquoi les échecs ?
-J’y excelle. Et je ne sais rien faire d’autre…
Guillaume vit le regard de Broglie le dévisager. Il avait l’acuité d’un aigle ascétique et solitaire. Le maître continua : « Le surhomme, puisque vous vous prétendez tel, n’a rien à prouver aux yeux des autres. Que cherchez-vous en réalité ? »
Guillaume reconnaissait là l’intelligence de Broglie. Tel un animal en maraude, ses sens en éveil l’avaient conduit avec une précision incomparable à son seul point faible. Il se sentait pris à la gorge. Philippe De Broglie sortit d’un tiroir un jeu d’échecs. Il y mit les pièces, lui montra et dit : « Que voyez-vous ? »
-Rien, un jeu…
Pourtant derrière ces pièces en buis il y a tout un univers. Apparemment, deux joueurs se rencontrant jouent une simple partie bien policée mais en fait, des passions violentes les agitent dont la simple observation ne peut rendre compte ; untel joue pour oublier, tel autre rêve d’humilier ses adversaires, tel autre recherche simplement à se faire des amis tandis que le quatrième fuit sa femme et ses enfants. Vous, vous rêvez simplement de gloire.
-Je veux réussir. Etre quelqu’un.
-Pourquoi ? Vous vous croyez plus intelligent que les autres ? Répondez sans fausse modestie.
-Oui. Et je le prouverai.
-Mais si vous êtes si intelligent, pourquoi ne recherchez vous pas vos semblables ?
-Je n’ai jamais trouvé de gens comme moi
Broglie baissa les yeux, comme écrasé par la honte. Il dit à voix basse : « je comprends, je comprends ». Puis il reprit : « la plupart des êtres humains sont de simples moutons aux goûts simples, se repaissant de pain, de vin et de jeux. Ils vivent en troupeaux serviles, satisfaits de l’herbe qu’on leur donne, ne se posant aucune question. Cependant, au sein de la communauté des humain naissent quelques moutons noirs, plus ambitieux, plus orgueilleux, ne se contentant pas de brouter l’herbe commune mais voulant pour eux même le meilleur. Ces gens là foulent aux pieds les conventions et imposent au juste selon la loi le juste selon leur nature. Si ils ont les moyens de leurs ambitions, ils réalisent de grandes choses ; par contre s’il sont peu ou modérément doués, ils sont extrêmement malheureux toute leur vie. Pensez-vous avoir les moyens de devenir ce genre de surhomme ?
-Je l’espère.
-Il est rare de nos jours de trouver cette race d’hommes mégalothymique à laquelle vous appartenez. J’ai encore une dernière question : serez-vous un Gandhi ou un Hitler ?
Guillaume était gêné. Il n’avait encore jamais vu le problème sous l’angle de Broglie. Il se sentait à la fois flatté de se voir considéré comme un übermann mais il pouvait échouer et la démesure de son ambition ferait qu’on ne lui pardonnerai rien. Comme un alpiniste, rechercher à tous coups les hauteurs était à double tranchant : vous étiez couverts de gloire si vous parveniez au sommet mais personne ne vous rattraperait si par malheur vous chutiez. Néanmoins, il ne doutait pas de réussir. Il s’y sentait condamné. De toutes façons, il ne savait rien faire d’autre. Il n’avait pas vraiment le choix.
Broglie lui dit : « J’ai envie de voir comment vous jouez. On fait une partie ? »
Guillaume reçut cette invitation comme un soldat blessé reçoit un baume apaisant : cela signifiait l’acceptation par Broglie de leur collaboration. Il répondit d’un: « avec plaisir » lourd de sens.
Guillaume attaqua la partie pied au plancher, dans son style offensif si caractéristique. Il eut rapidement un avantage positionnel. Cependant Broglie, grâce à des échanges judicieux, réussit à renverser la situation et finit par l’emporter. Broglie lui signifia, plein de considération : « vous jouez bien aux échecs, vous êtes très doué. Peut-être même y a-t-il du génie dans votre jeu. Toutefois, faites preuve de plus de prudence Echangez uniquement si vous êtes certains d’y gagner quelque chose. Economisez vos pièces. Elles peuvent vous servir pendant le final. »
Guillaume lui posa alors la question tant désirée : « Voulez-vous bien de moi comme élève ? »
-C’est d’accord. Si vous venez régulièrement. Vous pouvez dormir dans la chambre d’amis le temps de trouver un appartement.
Guillaume jubilait. C’était comme si un ange lui était apparu et l’avait guéri de sa malédiction. Il se sentit béni par les dieux ce soir là et dit un simple « merci beaucoup » exprimant maladroitement l’immense gratitude qu’il ressentait.





III








Les jours qui suivirent furent pour Guillaume le moment d’une interrogation fondamentale. En effet, les prémices du doute s’étaient lentement infiltrés dans son esprit plombé de lourdes certitudes. Telles des fumées, ces scrupules s’amoncelaient insidieusement dans sa vie de tous les jours le plongeant dans un brouillard insécurisant et propice à la remise en question. Aussi loin qu’il put voir dans ses souvenirs, il avait toujours eu l’impression d’être frappé du sceau énigmatique de l’exception. Ce n’était pas le ténébreux hasard ni la laide envie qui l’avaient rendu ambitieux ; non, c’était comme ça depuis les temps où l’innocence vous empêche de feindre. Mais en y réfléchissant plus en profondeur et en suivant les conseils de son nouveau maître, il arrivait à trouver trace de logique là où un esprit superficiel aurait conclu par ignorance à la complaisante fatalité. Bien au contraire, toute sa vie actuelle obéissait à une nécessité quasi mécanique. Il ne jouait pas aux échecs en simple esthète ni même en amateur éclairé ; sa passion lui prenait tout son temps. Pour accepter ainsi le joug incandescent de ce vampire si cruel sans jamais se plaindre, en y mettant tout son zèle c’était parce qu’il fuyait ainsi une autre servitude bien plus féroce, infiniment plus inhumaine et aliénante que la si dérisoire planche de soixante quatre cases…
Les racines de son ambition avaient pris dans le terreau si meuble de son enfance où il vivait seul, telle une mauvaise herbe, avec pour unique tuteur son père, toujours indifférent et déjà détesté. Son géniteur était un homme solitaire, rude et austère, qui élevait seul son fils, sa femme étant morte lors de l’accouchement. Cet homme dur avait certainement beaucoup pleuré la mort de sa femme mais son caractère impassible, sa fierté d’un autre temps faisaient qu’il ne montrait jamais à quiconque sa tristesse. Il restait seul avec son fils, telle une statue de marbre, sans jamais dire un seul mot, sans jamais montrer aucune émotion, indifférent à tout, aux plus grandes peines comme aux plus infimes joies. Les seuls fois où il sortait de son mutisme c’était par pure nécessité, pour indiquer comment dresser la table ou pour demander un service à quelqu’un. Guillaume, alors très jeune et qu’une intelligence précoce rendait curieux de tout, souhaitait faire sortir son père de son refuge autistique. Il ne voulait pas d’une forteresse pour modèle alors il le questionnait sur tous les sujets, espérant que ses paroles pourraient, telle l’eau, s’immiscer au cœur de la muraille et la fendre de tous les côtés, délivrant ainsi son papa des tourments le rendant si insensible.
Hélas c’était peine perdue. La tristesse du père était un ciment bien trop puissant pour le solvant qu’est la parole d’un enfant et l’intéressé répondait seulement par nécessité, le plus souvent en monosyllabes, érigeant un rempart fait de distance et d’indifférence entre lui et son fils. Alors, désespéré devant un tel sphinx, l’enfant se résigna à la solitude, trouvant dans les méandres de l’imagination le réconfort et l’amour jamais trouvé jusque là ; car comme les plantes du désert, fatalistes et habituées à la parcimonie des chutes de pluie, Guillaume plongeait ses rhizomes dans le noir de la terre où ses rêveries fertiles trouvaient sans effort une nourriture abondante. Bien vite son isolement forcé lui insuffla le fantasme d’être un homme exceptionnel. Il s’inventait, pour échapper à la tristesse causée réclusion forcée des univers fantastiques où, roi de contrées imaginaires, il régnait en souverain magnanime et généreux sur des sujets exemplaire. Il s’imaginait un destin d’autant plus extraordinaire que son seul lien au monde, son père, le payait avec la plus abstraite des monnaies, le silence, le renvoyant ainsi à lui même et à sa condition misérable.
Ce dernier ne se comprenait pas comme la cause du caractère fantasque de Guillaume. Il attribuait l’originalité de son fils à quelque vice de naissance, hérité de sa mère et dont les années, telle une saison pluvieuse et douce, viendraient facilement à bout.
Arriva pour Guillaume l’âge d’aller à l’école. Les premiers mois de scolarité le virent énormément parler avec tous ses camardes : il essayait, tel un moine exalté, de faire partager à ses coreligionnaires ses chimères et ses jeux grandioses. C’était peine perdue, les jeunes de son âge ne comprenaient pas le mysticisme qui l’animait et bientôt ils le laissèrent seul à ses illusions, le considérant avec une crainte teintée de mépris comme la masse vulgaire rejette le prêcheur incompris…
Le huis clos avec son père continua telle une mer d’huile, calme et inerte jusqu’à la tempête que fut pour Guillaume l’entrée de l’adolescence. En effet, il commença alors à demander à son tuteur les raisons de son indifférence, lui reprochant sa gravité, tenue désormais pour de la sécheresse de cœur. Les discussions se firent animées et orageuses, l’enfant grandissant et réclamant considération et respect au lieu du sérieux et de l’indifférence. Son père, homme peu diplomate, ne cédait pas aux revendications de Guillaume et lui recommandait s’il n’était pas content de son éducation, de prendre la porte, mots résonnant pour le jeune adolescent comme des éclairs qui le transperçaient de part en part d’une vive douleur car partagé entre le désir de fuir cet homme insensible à ses souffrances et l’amour filial normalement éprouvé par tout enfant.
Ces nombreux épisodes orageux, malgré la peine occasionné, apportaient beaucoup d’eau à la plante rare qui se fortifiait, vigueur décuplée par la découverte des échecs. En effet le jeune homme, esprit fin et analytique, excellait à battre ses adversaires à ce jeu dont les règles et la richesse le passionnaient. Il avait enfin trouvé une terre où s’épanouir et il se faisait respecter, dans son collège puis son lycée, comme « le fou des échecs » et les autres élèves, impressionnés et respectueux louaient son intelligence tout en craignant excentricité de joueur, habité par une monomanie.
Guillaume, durant sa jeunesse, avait profondément souffert de solitude mais dorénavant, il la recherchait, se plaisant à passer pour ses contemporains comme un sorcier, un moine laïque, ayant troqué les formules alchimiques contre des listes de coups théoriques. Son aura de personnage marginal lui convenait finalement car elle éloignait les indésirables, les flatteurs et les gens superficiels ce qui finalement l’arrangeait. Il avait un unique ami, un fort en thème en classe littéraire et dont la proximité lui fit découvrir certains grands classiques de la littérature : Balzac, Dostoïevski, Proust. Et s’il était un élève médiocre, il admirait l’ambition d’un Rastignac ou d’un Lucien De Rubempré, personnages animés de passions violentes, prêts à toutes les folies pour satisfaire leurs désirs et dont les excès lui rappelaient les siens. Mais son livre préféré, c’était les carnets du sous sol dont la misanthropie mordante du narrateur, tout comme sa méchanceté assumée et revendiquée étaient pour Guillaume exemplaires et un modèle de conduite dans la vie tant il lui semblait que les hommes du commun étaient d’une bêtise crasse. Il se disait nihiliste, dévorait avec délectation les grands auteurs anarchistes, Bakounine et Kropotkine surtout et racontait autour de lui souhaiter la guerre atomique, unique moyen selon lui de réformer l’humanité pervertie par le répugnant capitalisme. Il croyait, avec son ami, que la vie était une vallée de larmes et attendait avec espoir la disparition de la race humaine, race corrompue et fondamentalement mauvaise, ne cessant de faire du mal, de souffrir et de faire souffrir. Ils traînaient dans les cafés alternatifs, complotant devant une bière bon marché sur les meilleurs moyens de détruire la société et ses habitants, remettant sans cesse au lendemain leurs plans diaboliques et passablement irréalistes.
Néanmoins, cette émancipation de la tutelle parentale ne plaisait pas du tout à son père. Ce dernier en effet, tel un cerbère petit-bourgeois, voyait d’un très mauvais œil les dérives révolutionnaires de son fils. Aussi, comme on chasse les mauvaises herbes à l’aide de désherbant, il entreprit d’épandre sur son fils les idées azotées de la réussite sociale en lui faisant miroiter une place dans un lycée d’excellence. Mais ses racines, puissantes et vigoureuses, rejetèrent violemment le poison du conformisme et le conflit embrasa les relations, déjà fort houleuses entre ces deux forts caractères. La vie sous le même toit n’était plus possible. Pour que Guillaume puisse continuer de se développer il lui fallait un air plus pur, une terre plus fertile, chose que le foyer familial, à l’atmosphère viciée, ne lui donnait plus. Il se renseigna, dans son club d’échec (où il était considéré comme un être hors normes), sur les grands maîtres dont la technique était susceptible de le faire progresser et c’est tout naturellement qu’il tomba sur Philippe De Broglie, génie retiré et réputé misanthrope, légende vivante du monde des échecs dont il semblait à Guillaume qu’ils étaient faits pour se rencontrer.





IV


Peu de temps après son arrivée, Guillaume prit un petit studio dans le centre et ville et fut engagé en tant que gardien de nuit dans une usine d’import-export sur les quais du port. Le travail n’était pas pénible et lui laissait beaucoup de temps, temps mis à profit par la lecture studieuse de livres théoriques sur les échecs, l’étude ascétique des différents aspects du jeu. Dès qu’il avait un peu de temps il filait à Mont Saint Aignan travailler et discuter avec Broglie. Ce dernier lui apportait beaucoup, le faisait énormément progresser et ses rendez vous étaient pour Guillaume une source profonde d’enrichissement. Il ne les ratait pour rien au monde. Car non seulement Broglie était un maître compétent pour le jeu mais c’était aussi un mentor en dehors du jeu. En effet il ouvrait Guillaume à autre chose que le simple jeu et lui faisait découvrir les chefs d’œuvre de la peinture, de la littérature, les grands noms de la musique, Bach, Mozart, Beethoven…
Ces heures passées dans l’amour du savoir et de la culture émancipaient Guillaume de sa monomanie. A chaque nouveau peintre découvert, une fois finie la lecture de quelque chef d’œuvre, quand il avait écouté un concerto bouleversant, c’était comme si l’âme sauvage de Guillaume s’apaisait dans la contemplation, rassasiée par une beauté chaque fois nouvelle et chaque fois émouvante. Esprit rebelle, cœur rude, herbe folle, il trouvait, en compagnie de Broglie, l’engrais nécessaire à sa floraison.
Curieuse association tout de même que cet aristocrate misanthrope et ce névrosé picaresque, unis par la même passion et dont il semblait qu’ils étaient faits pour se rencontrer. En effet, le destin semblait avoir uni deux être complémentaires, l’un désirant enseigner, l’autre désirant écouter. Cependant, cette complémentarité n’était pas le fruit du simple hasard et il suffisait d’un peu de sagacité pour découvrir les raisons de cette entente parfaite : Broglie était un vieil homme à l’automne de sa vie et souhaitait transmettre son savoir avant de mourir. Seulement, il ne voulait pas d’apprentis de seconde zone mais un élève de valeur. Guillaume, quant à lui, recherchait plus qu’un maître : un guide et en un sens on pouvait dire qu’ils étaient faits l’un pour l’autre.
Broglie, tel un jardinier constant et appliqué, prenait plaisir à voir Guillaume progresser et s’ouvrir au monde. Guillaume, avide d’oxygène, se nourrissait goulûment du savoir si gratuitement dispensé. En fait, il aimait profondément Broglie. En effet, c’était la seule personne lui ayant montré de l’affection durant toute sa vie. Il n’était pas très démonstratif, ce n’était pas du genre à vous inonder de démonstrations amoureuses mais il s’en souciait comme si c’était son fils. Il veillait à ce qu’il ne manque de rien, tel un parrain bienveillant et attentif et répondait avec patience et pertinence aux innombrables questions de Guillaume. Ce dernier voyait en Broglie un père idéal, bien différent du sien, un père prenant sa passion des échecs au sérieux, le rassérénant dans son ambition et travaillant avec une sereine bonté à faire de lui un homme accompli.
Guillaume travaillait d’arrache pied à améliorer son jeu. Il s’achetait de nombreux livres sur la théorie des échecs et les dévorait sitôt acquis. Une fois assimilés, il en discutait avec Broglie et ils faisaient d’interminables parties très souvent gagnées par le vieil aristocrate. Par fierté, le jeune homme ne parlait jamais de sa misérable condition matérielle, pourtant désastreuse. En effet, son travail de gardien de nuit était fort mal payé et il avait énormément de peine à joindre les deux bouts. Il faisait les courses au supermarché de la Place Saint Marc, le moins cher de la ville. Son budget nourriture étant réduit au strict minimum, il achetait des pizzas premiers prix à un euro trente neuf les trois, qu’il garnissait avec des oignons achetés à un euro le kilo, des œufs à quatre-vingt centimes les dix et des dés de jambon à un euro soixante dix neuf les cinq cents grammes. Cela lui faisait le repas à environ un euro vingt, cela étant très probablement un record de l’ascétisme moderne. Quant aux habits, il les achetait à un fripier de la rue de l’hôpital, dont les prix eux aussi défiaient le consumérisme contemporain. Nourri et vêtit à ces prix là il mangeait mal, prenait du poids et avec l’aspect vestimentaire d’un semi clochard. Il le savait mais il supportait ces privations avec résolution et stoïcisme : la misère est aisément supportable pour qui se nourrit de passion ! Que valent en effet ces habits miséreux, cette vache enragée lorsque l’esprit est rassasié par la certitude de faire ce dont on a toujours rêvé de faire ?
En effet les fruits dont se nourrit l’intellect ont le goût du bonheur et l’odeur de la félicité. Guillaume et tous ceux qui s’en nourrissant vivent étrangers dans le monde des hommes : présents par le corps mais leur âme mystique est tournée vers les étoiles. Car la saveur de ces fruits vous enivre pour toujours et une fois goûtés nul ne peut les oublier. C’est pour cette raison que les ascètes, poètes et schizophrènes de toutes les nations restent insensibles aux modestes appâts du monde matériel car leur nourriture est la nourriture des Dieux et leur destin est d’habiter le monde en prophètes, les yeux tournés vers le ciel, montrant aux hommes des réalités que le commun, myope du fait de sa médiocrité, refuse simplement de regarder…







V






Sur les conseils de son maître Guillaume s’inscrit à un club d’échecs local, afin de se perfectionner par la compétition. Bien vite, à cause de son talent, il devint un des meilleurs joueurs de son association. Cet engagement lui attira la sympathie de ses collègues joueurs et fut, (effet non négligeable) l’occasion pour lui de se lier d’amitié avec les joueurs locaux. En effet, là où il croisait le buis, une bande de joueurs, amateurs sympathiques, d’un bon niveau, impressionnés par sa science du jeu, l’invitaient souvent à boire quelques verres avec eux. Ils avaient fait d’un bar du centre ville leur quartier général et se plaisaient, en enthousiastes carabins, à analyser indéfiniment telle partie de la veille, tel fabuleux coup théorique et ce devant de nombreux verres de bière bien fraîche.
Tout comme lui, ils se disaient nihilistes, détestaient les gens du commun, pensaient à la vie comme à une immense souffrance, glorifiaient le suicide et se targuaient d’avoir commis tous les crimes, hors celui d’être père. Ils lisaient Baudelaire et Rimbaud, prétendaient, à l’instar de Nietzsche, philosopher à coups de marteau et se piquaient d’écouter fort une fois la nuit tombée les opéras de Wagner, la chevauchée des walkyries surtout. Souvent, une fois ivres, ils débattaient à n’en plus finir sur le meilleur moyen de buter un flic ou sur la façon la moins risquée de passer pour de bon dans la lutte armée et l’action terroriste.
Guillaume aimait ces gens et leur anarchisme ostentatoire. Il avait l’impression, pour la première fois de sa vie d’être avec des gens qui partageaient les mêmes passions que lui. Longtemps Guillaume avait été sur la défensive, il se voyait telle une mauvaise herbe, s’obstinant à pousser malgré un environnement hostile. Avec toutes ses nouvelles connaissances, il se considérait différemment, un peu comme une orchidée rare. En effet pour lui, après un hiver rigoureux, le printemps était enfin venu. C’était donc le moment de fleurir au vu et au su de tous, d’une fleur belle et attirante, aux larges pétales colorés, à l’odeur enivrante et dont la magnificence et l’originalité allait, il l’espérait, attirer les collectionneurs des coins les plus reculés.
Toutefois, il se prenait à rêver parfois qu’il avait trop souffert et que sa quête de grandeur devait peut être s’arrêter là. En effet, le croyait-il, il avait, finalement, peu à gagner de la réussite à tous prix. Il resterait éternellement un autiste, travaillant au moins huit heures par jour à lire des livres arides n’intéressant personne, sans cesse torturé par les soixante-quatre cases, angoissé à l’idée de perdre une partie contre un joueur moins fort, recherchant les tournois rémunérateurs comme un mercenaire sans foi ni loi, n’ayant pas de vie en dehors de sa passion, passion qui le brûlerait, le rongerait de l’intérieur et lui ferait rater l’essentiel de la vie. Il se disait aussi que le bonheur, finalement, c’étaient des choses simples : un échiquier, des copains, une bière sur la table et une fille à embrasser. Cette vie calme et tranquille, sans éclairs ni abysses, sans sel ni sans risque, telle une plante cultivée, soigneusement entretenue par le cultivateur le séduisait. Ainsi, à l’instar du blé dans les champs, il vivrait sa vie comme les autres, nourri d’engrais conventionnel, goûtant une pluie rassurante, ayant des racines normalement solides et fermes…
Mais ces rêves s’insinuaient trop rarement, trop faiblement dans son âme vigoureuse et exaltée alors bien vite ses rêves de grandeur reprenaient le dessus et l’habitaient avec plus de force. En effet, son ambition démesurée, telle une fièvre méphistophélique, était un délire bien trop solidement ancré pour disparaître si rapidement : elle lui était consubstantielle. Tourmenté mais peu disposé à renoncer à sa folie, il se disait, cherchant un compromis salutaire, qu’il aurait les deux : la célébrité et les amis. Il s’imaginait de manière rassurante aller décrocher le titre de champion de France puis rester, fidèle compagnon, intime de ses camarades. Ce doux songe, subtil compromis, le laissait dans l’illusion d’être un champion magnanime, généreux et modeste alors que jusqu’à présent il n’avait rien prouvé à qui que ce soit dans le monde des échecs, qu’en parfait anonyme il prétendait toujours conquérir…
Un soir, alors qu’il était invité à un vernissage d’un peintre local dans une galerie d’art, il fit une rencontre bouleversante. Il était peu intéressé par les toiles accrochées sur le mur ; elles ne lui parlaient pas et il était peu au fait de la technique picturale pour porter un jugement significatif sur les œuvres offertes à son regard. Néanmoins il faisait acte de présence, histoire de se considérer comme un esthète débutant et de satisfaire sa curiosité naissante pour l’art contemporain. En pleine contemplation d’une toile trop abstraite pour son regard ingénu, une jeune femme vint se placer à côté de lui, toute occupée à la même chose. Instinctivement, sans aucune arrières pensées il s’adressa à la dame : « C’est compliqué la peinture moderne. On n’y comprend rien ! Je me demande où est la différence entre les gribouillages de ce monsieur et les dessins d’un enfant de cinq ans ! »
L’inconnue se mit à rire : « Oui, vraiment ils ne savent plus quoi inventer pour faire leur intéressant ! »
Guillaume alors se tourna vers elle. Ce fut comme une extase. La beauté de la demoiselle le transfigurait. Soudainement paralysé, il lui sourit. Elle fit de même, gênée. Rassemblant le peu de force qui lui restait il put articuler les mots suivants : « je vous offre un verre mademoiselle ? »
-Avec joie
-Vous prenez ?
-Du vin blanc
Il revint avec deux verres et enchaîna : « vous vous appelez comment ? »
-Stéphanie
-vous venez ici souvent ?
-De temps en temps. Ca me change les idées de venir ici.
Il est des rencontres entre deux êtres où ce ne sont pas simplement des mots que l’on échange mais aussi des regards, des désirs, des sentiments. Car le langage de l’amour passe par de multiples voies et résonne dans le cœur de ceux qui le comprennent de mille et mille façons. C’était le cas entre Guillaume et Stéphanie : Le coup de foudre, l’amour les avait envahi. Ils parlaient la même langue, étaient à l’unisson. Il leur semblait, à chaque nouvelle réplique, que les mots de l’un étaient exactement ce qu’ils voulaient entendre. Il y avait une forme de symbiose entre eux, une communion alchimique. La plante sauvage venait d’être visitée par un somptueux papillon dont l’anatomie s’adaptait parfaitement aux mensurations du végétal et Guillaume, tout à son bonheur passionné, comprenait Stéphanie comme une création de la nature venue tout exprès pour l’émanciper. Lui, la mauvaise herbe, la plante rebelle jusque là se contentant de pousser malgré des conditions difficiles, pouvait enfin, à la lumière de son amour naissant, penser à ouvrir sa corolle et donner de magnifique fleurs aux étamines généreuses et dont Stéphanie pourrait se nourrir abondamment.
Ils s’embrassèrent le soir même et jurèrent de ne plus se quitter.







VI








Guillaume et Stéphanie se voyaient tous les jours. Ils passaient de longs moment à discuter de leur vie, de leur passé et la jeune femme éprouvait de la compassion pour le passé difficile de Guillaume. Cela la rapprochait de lui. Ce dernier, de son côté, écoutait les récits de la jeune fille sur son enfance difficile. Les ressemblances avec la jeunesse de Guillaume étaient troublantes. En effet, Stéphanie, elle aussi, avait grandi dans une famille où l’ombre écrasante d’un père autoritaire empêchait les autres membres de la maisonnée de s’épanouir comme ils le devraient.
Le père de Stéphanie était un chirurgien dentiste issu d’une famille de la bourgeoisie locale. Il dirigeait son commerce d’une main de fer, s’imposant des charges de travail énormes ce qui lui donnait latitude pour se comporter en dictateur avec ses employés, les obligeant à trimer dur du matin au soir. Sans pitié avec lui même, il ne comprenait pas sa propre famille, toute encline à se laisser aller. Alors, tout comme il se comportait en petit caporal dans son cabinait, lui, le chef de famille au dessus de tout soupçon, était un véritable tyran domestique avec sa femme et son unique fille, Stéphanie. Tel le minotaure, un colosse des temps anciens, il profitait de sa situation pour imposer une discipline de fer dans son propre foyer. Il racontait, pour se faire plaindre, que lui, courageux père de famille, se tuait au travail pour donner à ses proches tout ce dont ils avaient besoin ; il n’était pas un tyran, loin de là, mais à l’entendre, c’était un bienveillant patricien, un vaillant pasteur prenant soin de ses deux brebis, généreux et bon comme le sont les bergers. Tout ce qu’il exigeait c’était une famille soumise à son autorité, lui, le paterfamilias, affrontant les dangers du monde pour le bien de ses protégés. Hélas le soi disant pâtre n’était, aux yeux de sa fille qu’un vulgaire garçon de chèvres sadique et dominateur, exigeant de sa maisonnée une soumission aveugle sans aucune contrepartie. Car le dentiste bien sous tous rapports, le docteur connu de toute la ville était bien différent dans sa vie privée de l’homme policé qui vous posait un bridge avec dextérité.
Cet homme était un citoyen vertueux, un dévoué zélote investi dans la vie de la cité. Il militait en effet dans un parti politique défendant les valeurs de l’ordre et de la famille. Il était même conseiller municipal, tutoyait l’élite de la ville, chefs d’entreprise, professeurs, avocats… Il était connu et reconnu dans toutes les sauteries organisées par le préfet, le maire ou le député et son avis comptait ; bref, c’était un homme haut placé, respecté et écouté. En tant que profession libérale, il rêvait d’une société où les gens paieraient moins d’impôts, où la police et la justice feraient enfin leur travail, assurant à tous ceux qui le méritent la sécurité. Il détestait les chômeurs et les parasites, cette racaille d’extrême gauche qui vivait aux crochets de la société.
Il se disait aussi un fervent catholique et se rendait ostensiblement à la messe le dimanche matin, en compagnie de sa maisonnée, investissant visiblement les premiers rangs, écoutant onctueusement le sermon de l’évêque, montrant à tous ses dons généreux pour les enfants du tiers monde…
Mais comme le disait le philosophe, il n’y a pas de héros pour le valet de chambre et pour sa fille qui le connaissait dans sa vie privée, lui le citoyen modèle, le patricien au dessus de tout soupçon, le bourgeois devant lequel toutes les portes s‘ouvraient, le bon chrétien qui s’affichait tel était un être odieux et méchant. En effet, c’était un homme qui croyait fermement aux vertus de la discipline, racontant sans honte qu’une éducation rigoureuse était le meilleur moyen de faire réussir ses enfants. Et lui, sincère, désirait certainement le mieux pour sa fille, hélas à coups de gifles et de punitions. Il s’était mis en tête que sa fille serait virtuose du piano ; alors il lui imposait, sitôt l’école finie, des cours en compagnie de professeurs triés sur le volet, les meilleurs, les mieux payés, les plus sévères aussi…
Stéphanie détestait le piano. Ce n’était pas l’instrument en lui même mais toute la cohorte de zélés précepteurs, aux cœurs secs comme du bois mort, insensibles, tels des pierres, aux souffrance de l’enfant.
Certes, son cœur délicat battait plus fort aux mélodies qu’on lui imposait de jouer mais sa jeunesse s’accommodait mal des contraintes, du solfège, de tout ce tutorat sourd à ces souffrances. Alors elle jouait la tête vidée, tel un automate, le cœur mort, l’esprit ailleurs, sans vie, sans fougue, sans joie puisqu’elle ne pouvait pas faire autrement. Plus elle grandissait plus les leçons devenaient de nouvelles séances de torture, un sévice organisé et planifié, voulu par l’autorité paternelle, et auquel elle ne pouvait se soustraire.
Son âme alors devint noire comme la nuit, encore enfant elle avait l’impression d’être une morte vivante, un zombie sous tutelle, un robot supplicié et torturé. Petit à petit elle devint silencieuse et stoïque, caractère fort dans un corps d’enfant, ayant conscience de vivre dans une demi mort et se plaisant à aimer la nuit, les cadavres et les cimetières, lieux magiques et obscurs où rôdent ses amis, fantômes, démons, esprits dont la fréquentation la consolait de sa noire misère.
Voyant la tristesse de son unique enfant grandir, le père tenta de lui expliquer le bien fondé de son despotisme en lui faisant miroiter, insigne consolation, les colifichets de la réussite si elle acceptait de persévérer. L’enfant répondait que non, décidément, elle haïssait le piano et les professeurs, elle ne voulait plus en jouer et voulait être laissée tranquille, considérée enfin comme une enfant comme les autres. Alors elle se tournait vers sa mère, espérant de la part de cette femme une solidarité et une compassion féminine mais la maîtresse de maison, femme soumise à son tyran de mari, lui assurait qu’elle devait écouter son père, lui obéir, que c’était pour son bien, que plus tard elle le remercierait.
Immanquablement, après ses paroles de femme résignée, Stéphanie se mettait à pleurer, courait se réfugier dans sa chambre souhaitant être morte, pas dans cette famille à l’immense sécheresse de cœur et rêvait de revenants et de spectres, ces seuls amis dont la présence réconfortante la consolait.
L’adolescence venue, elle découvrit le pouvoir de la musique et commença à jouer pour son plaisir. Mais elle haïssait toujours les institutions chargés de lui inculquer le bon goût des écoles et mettait toute son application à rater ses concours d’entrée. Dorénavant elle jouait seule, sans public ni professeur, des morceaux mélancoliques ou romantiques, catharsis pour son âme sombre et funèbre, la réconfortant de ces années passées dans la soumission et la solitude.
Guillaume éprouvait une immense compassion pour cette jeune femme dont les souffrances étaient si semblables aux siennes. Il l’aimait. C’était comme si l’orchidée rare avait trouvé son nymphalidé, lui la fleur sauvage dont les parfums, l’aura inspirée exhalait le transport amoureux et attirait le papillon solitaire, ravi de butiner le si précieux nectar de la passion. Une curieuse alchimie attirait les deux êtres, les effluves excitants de la misanthropie et les arômes réconfortants de la mélancolie, loin de les rebuter, au contraires s’insinuaient partout tels des phéromones à usage unique, dont eux seuls pouvaient s’enivrer.
Guillaume, exalté par son amour, attendait fébrilement et ce, des heures durant, que son aimée lui téléphone. Nul ne peut se rendre compte, s’il ne l’a pas vécu soi même, des transports enthousiastes créés par l’être aimé. Guillaume n’étudiait plus, ne lisait plus, il attendait, dans un état second, comme ailleurs, l’appel de Stéphanie, convaincu que c’était là la seule chose digne de continuer à vivre. Souvent, vers dix sept heures, le téléphone enfin sonnait, olifant fantastique, cloche de toutes les passions. Le cœur de Guillaume était alors soulevé par une joie intense, mêlée à une profonde angoisse : et si c’était un autre, et si c’était une mauvaise nouvelle ? Alors, tremblant de toutes ses feuilles il soulevait le combiné, entonnant un inquiet : « allô ». La voix douce, secourable de Stéphanie lui murmurait alors ces mots magiques, sons adorables à ses oreilles, la plus belle de toutes les musiques : « ça va bien mon amour ? ». Tous deux, fous d’amour l’un pour l’autre, sur une étrange et merveilleuse planète, trouvaient tel vernissage, telle exposition, tel concert dans une église gothique, pour se rencontrer, se voir, se rassasier de la présence fortifiante et consolatrice de l’autre.
C’était le plus puissant des élixirs pour Guillaume, que de fréquenter Stéphanie et pour elle, il en était de même. En effet, leur amour était tels ces sumbolon Grecs, tessons de terre dont la réunion, par un assemblage parfait, ne laissait planer aucun doute. Ils se sentaient faits l’un pour l’autre. Et avaient bien l’intention de ne laisser rien ni personne s’immiscer dans leur félicité…
Tout pour Guillaume avait désormais une nouvelle signification. L’amour éprouvé par Stéphanie à son égard était une chose inouïe et bouleversante. Jusqu’à présent tout avait été simple et facile, acquis à force de volonté et de courage. Maintenant le moindre mot de Stéphanie était comme un onguent antalgique, calmant et envoûtant à la fois. Si avant tout était simple, dorénavant les choses étaient compliquées. Il pouvait attendre des heures que Stéphanie lui joue la suite Bergamasque rien que pour lui tant cette musique, et surtout la délicatesse de son interprète, l’émouvait aux larmes. Il était amoureux, se damnait pour de simples mots d’amour et oubliait jusqu’à la raison de sa venue à Rouen…





VII








Un jour pourtant, le téléphone sonna. Guillaume, le cœur battant, la main moite et tremblante, décrocha dans l’espoir de parler à son aimée. Il fut à la fois déçu et étonné : c’était Philippe De Broglie à l’appareil. Ce dernier, en bon maître d’échecs, prenait des nouvelles de son élève, dont il pointait la soudaine absence. Guillaume, confus, trouva une excuse, parla de maladie maintenant guérie et s’excusa de son impolitesse. Broglie insista sur le fait qu’il ne serait probablement pas champion de France s’il négligeait l’étude. Ce rappel fut comme un coup de massue. Il promit de venir immédiatement, il n’avait que trop tardé. Il eut juste le temps de téléphoner à Stéphanie et prit le bus en direction de Bonsecours.
Broglie était ravi de revoir son disciple. Il lui souriait, lui disait des mots agréables : « je suis content que tu reviennes. Vraiment. Mais tu étais malade, raconte-moi ! »
-Ce n’était pas bien grave mais je devais rester alité…
-Prenons le temps de discuter autour d’un thé
-D’accord
Broglie fit chauffer une antique théière. Dans son salon toujours aussi sale et en désordre, il indiqua à Guillaume un endroit où s’asseoir.
« Tu veux toujours être champion d’échecs ? »
-Plus que jamais
-Il faut mettre les bouchées doubles maintenant. Le tournoi qualificatif commence dans deux mois.
-Oui, je vais bosser dur
-Je trouve que tu as beaucoup de mérite de vouloir ainsi réussir. Avec le père que tu as eu et l’éducation que tu as reçue, vraiment tu es méritant !
-Pas du tout. C’est aussi le fruit de mon éducation. J’ai été élevé dans le goût de l’effort et de la discipline, il est normal que je soie capable de me donner d’énormes charges de travail
« Mais non ! Mais non ! Fit Broglie d’un air vexé. Tu as beaucoup de mérite. Tu te donnes les moyens de tes ambitions, c’est tout ! »
Guillaume sourit d’un air confiant et reprit : « Ecoute, Philippe, je ne veux pas jouer au type qui a eu une enfance difficile mais qui s’en est sorti par ses propres moyens, à force de courage. Ne me raconte pas d’histoires. »
-Mais nous nous racontons sans cesse des histoires ! Les humains ne font que ça ! Nous nous racontons tellement d’histoires que nous ignorons le réel ! L’important n’est pas quelle histoires nous nous racontons, mais si ces histoires sont belles. Et ton histoire est une belle histoire…
-Ce que je crois, c’est que je suis le terme d’une longue série de structures, structures sociales, structures économiques, structures historiques, structures familiales… Je n’ai aucun mérite !
Broglie semblait ulcéré. Il continua : « Des structures ! Des structures ! En voilà des nouvelles ! S’il suffisait de structures pour tisser le destin des hommes ! Le structuralisme est une vérole que seuls attrapent les hommes de bonne volonté ! Ne te préoccupes pas du cours du monde, de l’histoire ou de la société. Lui seul sait où il va ! Pense plutôt à toi ! A ton jeu ! A ta responsabilité ! Laisse les structures aux pharisiens !
Cette réplique du vieil homme eut l’effet d’un coup de fouet. Il pensa à Stéphanie et baissa la tête. Broglie le remarqua et dit : « Tu as l’air préoccupé. Qu’est ce qui ne va pas ? »
Guillaume cracha le morceau. De toutes façons il ne savait pas garder un secret : « J’ai rencontré quelqu’un, une fille qui s’appelle Stéphanie. On s’aime. C’est pour ça que je ne suis pas venu ces derniers temps. »
Le maître d’échecs était un homme plein de sagacité et de compassion. Tel un aigle des montagnes, il avait la vue perçante et savait mieux que quiconque voir en l’esprit de ses protégés. Il répondit : « Tu devrais arrêter les échecs, au moins pour un temps. Vis ta vie avec ta Stéphanie, profite de ce temps béni des Dieux et donne lui tout ton temps et toute ton énergie. Crois-moi. Je te le dis pour avoir vécu la même chose, retourne la voir et couvre-la de baisers. Qu’est-ce que tu as à faire avec un vieux con comme moi ? Vas vite la rejoindre ! C’est ce que tu as de mieux à faire… »
Guillaume vit les yeux de Broglie embués de larmes. Il ne savait plus que dire. Néanmoins il répondit : « je peux peut-être concilier les deux, travailler avec toi l’après midi et la voir le soir »
-Tu fais une grossière erreur, car à concilier tes deux passions tu vas en négliger une, voire les deux. Alors sacrifie les échecs à ta copine. Je suis certain qu’elle en vaut la peine.
Guillaume n’était pas convaincu. Il répéta : « J’ai du temps. Je peux le partager. Tu es trop catégorique. » Le vieil homme s’énerva : « Je ne te donnerai plus de leçons si c’est comme ça ! Va voir ton amie ! Au revoir ! »
Guillaume resta interdit, paralysé. Il ne comprenait pas le caprice du vieil homme. Pourquoi était-il sorti de ses gonds ainsi ? C’était inexplicable. Il partit en se disant : « quel vieux croûton ! Mais tant pis ! Je travaillerai tout seul à l’aide de livres ! Et je verrai ma copine tout autant ! »
Volontaire et déterminé, Guillaume tint parole ; il redoubla d’efforts et travailla d’arrache pieds en vue de son tournoi. Stéphanie sentit son amant moins disponible et moins bien disposé à son égard. Cela l’inquiétait fort. Elle savait cette froideur et cette réserve due à une ambition sans limites, à un désir irrépressible de faire ses preuves et d’exister dans le monde des hommes. Elle n’en retirait qu’une immense détresse : elle, dont la modestie et l’humilité était toute naturelle, pressentait, en femme intuitive l’orgueil de son ami comme facteur de désamour voire de pure et simple perte. Elle savait d’instinct, pour avoir vu l’œuvre rampante de l’ambition chez son père combien cette maladie morbide érigeait des murs entre le patient et son entourage. Elle ne voulait pas que Guillaume se réfugie dans sa tour d’ivoire ; elle le voulait disponible et offert aux quatre vents, investi dans le cours du monde et le cœur généreux, prêt à donner et à recevoir. Au lieu de ça, Guillaume, tout à son tournoi, redevenait distant tel l’anachorète, le cœur sec comme un vautour, ayant la froideur de la pierre.
Ce que le jeune homme ignorait c’est qu’en son absence, elle pleurait de voir son amour s’en aller ainsi pour de vaines gloires. Elle savait son amour perdu et l’envie de vivre la quittait peu à peu, elle qui il y a quelques semaines à peine croyait avoir trouvé le paladin hospitalier lui insufflant le souffle passionné de la vie…
Un matin Guillaume lui annonça qu’il partait le lendemain pour Tours où son tournoi de qualification pour le championnat de France avait lieu. Elle le supplia, le pria de toutes ses forces de renoncer à son projet, c’était là pure folie, il n’avait rien à prouver puisqu’elle l’aimait de toute son âme, de tout son cœur. Elle jura qu’elle n’aimait que lui, rien que lui, qu’elle l’aimerait toute sa vie, qu’il était son unique amour. Elle lui dit encore de ne pas y aller, le bonheur, ce n’est pas d’être champion d’échecs, de briller dans le monde mais d’être aimé par une femme comme elle, de vivre retiré des folies des hommes, en amants monastiques, se contentant, tranquilles et sereins, de l’anonymat, se nourrissant du plus précieux de tous les biens : l’amour. Elle pleura, se mit à ses genoux, lui répétant combien elle l’aimait et combien il était fou de la quitter pour de telles frivolités.
Guillaume, sûr de son fait lui répondit de ne pas s’inquiéter, qu’il serait de retour dans trois semaines, ce n’était pas bien grave de partir si peu de temps : il l’aimait et il serait bientôt là, revenu, à l’enlacer comme au premier jour. Puis il prit congé et alla à la gare prendre son train, laissant Stéphanie seule et désespérée. Elle pleura pendant des heures la perte de son amour. Alors le vent glacé du désespoir fit craquer jusqu’à ses os. Elle rentra chez elle complètement effondrée.







VIII








Le tournoi fut pour Guillaume long et éprouvant. Ses adversaires étaient retors et acharnés, ne voulant pas céder le moindre pion au jeu flamboyant et offensif du jeune champion. A l’avant dernier tour, il lui fallait les deux dernières victoires pour être certain de se qualifier. Son adversaire était un autre jeune loup, agressif et fourbe, dans la même situation. L’issue de la partie était très indécise. Néanmoins son opposant avait une botte secrète très déstabilisante. D’un geste de la main, il invita Guillaume dans une pièce retirée et lui proposa de jouer la défaite en échange d’une forte somme d’argent. Guillaume refusa tout net. On ne l’achetait pas. Il voulait être un champion et souhaitait le prouver sur l’échiquier.
La partie commença. Ce fut la plus belle du tournoi. Son adversaire l’emporta avec un pion d’avance. Guillaume n’était pas qualifié. Il jeta l’échiquier par terre, hors de lui et alla pleurer dehors. Il fit la dernière ronde, où il obtint la nulle et rentra à Rouen par le premier train. Aussitôt arrivé, il alla voir Stéphanie.
Elle habitait au troisième étage d’un immeuble ancien. Il monta les marches. Frappa à la porte. Ca ne répondait pas. Il insista. Ca ne répondait toujours pas. Comme il avait un double des clés il ouvrit. C’est alors qu’il la vit. Elle était étendue sur son lit, amaigrie, l’air paisible. Elle était morte. Guillaume était estomaqué, il ne savait que faire. Il vit sur la table de nuit une lettre à son nom et l’ouvrit. La lettre disait ceci :


Cher Guillaume,
Tu es parti à ce maudit tournoi et tous mes espoirs aussi. Tu n’as pas compris à quel point tu vis de rêves pitoyables, de chimères absurdes. As-tu seulement pensé à moi ? Quand tu liras cette lettre, tu seras peut être qualifié pour ton si fameux championnat. Peut être même un jour seras-tu un grand joueur internationalement reconnu. Et alors ? Le jeu en vaut-il la chandelle ? Ce n’est pas l’ambition ton moteur mais l’égoïsme et la vanité. Je te donnais tous les biens de la terre auxquels aspirent les hommes. Tu as préféré te nourrir d’illusions, te vautrer tel un animal dans la fange de tes délires. Maintenant tu m’as perdue à jamais. Je t’aimais énormément pourtant. Plus que tout. Mais je savais ce tournoi destructeur : il y en aurait eu un autre puis un autre encore et tu m’aurais délaissé, sacrifié sur l’autel de tes fantasmes. Je voulais être aimée, j’aurai été ta bonne. La fidèle épouse cajolant le guerrier de retour du champ de bataille, la femme au foyer soumise et discrète, à laquelle on tient non pas amour, mais par utilité. Je ne l’ai pas voulu. Tu étais mon unique amour, je t’aime et n’aurai aimé personne d’autre que toi. Et je te remercie de m’avoir un temps aimé. Ainsi je pars aux cieux l’âme en paix, certaine de t’y revoir prochainement.


Adieu.
Stéphanie.


En lisant ces mots, Guillaume pleura amèrement. Puis il téléphona aux parents de Stéphanie, leur annonçant la triste nouvelle. Il apprit plus tard qu’elle s’était laissée mourir de faim.
Au bout de quelques semaines d’immense tristesse, Guillaume eut le courage de se remettre au jeu. Il avait besoin de parler à une âme forte. Il alla voir Philippe de Broglie.
Ce dernier montra à Guillaume une grande joie :  « Tu reviens me voir ? Comme c’est gentil ! Alors ce tournoi, raconte ! » La mine déconfite, sombre et funèbre de Guillaume inquiéta le vieil homme : « Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu en fais une drôle de tête ! »
-C’est à dire… Il s’est passé… Il y a eu un drame
-Quel drame ?
-Mon amie… Stéphanie… Est morte à cause de moi.
Broglie sursauta à la suite de cette nouvelle. Il semblait ressentir une immense douleur. Guillaume reprit : « je pensais bien faire, je voulais me qualifier. Je croyais pouvoir concilier les deux, le jeu et mon amour. Mais ma passion pour les échecs a tout dévoré. Je suis un monstre. Je n’ai pensé qu’à moi. Elle est morte de mon indifférence. »
Le maître d’échecs ressentit une profonde compassion pour son élève. Il le prit dans ses bras et d’une voix douce répondit : « Je comprends ce que tu éprouves en ce moment. Un grand vide. Une grande culpabilité aussi. C’est comme si les murs de ton château intérieur s’étaient brusquement effondrés, te laissant nu et sans défenses. Tu connais une grande honte, la honte des condamnés à vivre car c’est de ta faute si ton amie est morte. Ton orgueil, telle une prison de l’esprit, t’as séparé de Stéphanie. Ta soif inextinguible de gloire a dressé une barrière d’indifférence entre toi et elle. Comme un joueur de casino tu as tout misé sur le rouge et c’est le noir qui est sorti. Tu voulais embrasser les étoiles, ton entêtement vain t’as repoussé dans les limbes de la déréliction. Tu ne peux t’en prendre qu’à toi même. » Tous deux pleuraient des larmes réconfortantes. Broglie reprit : « Mais dans ta souffrance je te comprends. Je te comprends d’autant plus pour avoir connu ton désespoir. Ce que je vais te raconter, nul ne l’a jamais entendu mais en ce jour flétri de ta tristesse, il est temps que je me confesse pour adoucir ton affliction. J’avais un fils, Patrick, pour lequel j’éprouvais une immense affection. Il avait vingt ans et je préparais les championnats du monde. Je ne pensais qu’à ça et je négligeais mon fils. Parfois le soir, alors que je révisais tel coup théorique, il venait me voir dans mon bureau, prenant prétexte de son ennui pour me parle. Mais je le laissai seul. Trop occupé à assouvir mes rêves de grandeur. Et puis un jour il a disparu. Je ne m’inquiétais pas, j’étais tout à mon tournoi, je me disais qu’il devait faire la java chez des amis. Et puis un matin, on sonna à la porte. C’était une voiture de police. Un commissaire voulait me parler. Là, il m’annonça l’inimaginable. L’impensable. Mon fils Patrick était mort d’une overdose d’héroïne trois jours auparavant. Oh ! Comme j’ai pleuré sa mort ! O comme je me suis reproché ce drame ! Et j’ai compris que tout était de ma faute. Mon égoïsme pathologique avait tué mon fils. Alors je me suis retiré à Rouen et j’ai arrêté la compétition. Voilà. » Il y eut un long silence durant lequel tous deux pleurèrent abondamment. Puis le vieil homme reprit : « Je ne suis plus ton maître d’échecs maintenant. Je suis ton frère dans le malheur. » Il continuèrent de pleurer puis, au bout d’une éternité Guillaume dit : « Il aimait faire quoi ton fils ? » Ils discutèrent jusqu’à l’aube cette nuit là…







Epilogue








Le deuil fut pour Guillaume très difficile à porter tant il se savait responsable. Puis, après de longues et douloureuse semaines ainsi que de nombreuses entrevues avec Philippe, il décida de partir dans le sud de la France se changer les idées, pour réfléchir, voir s’il fallait continuer les échecs. Il se rendit gare de Rouen un matin. Il faisait beau. Il regardait les gens déambuler dans le hall, comme il l’avait fait un an auparavant. Il ne méprisait plus tous ces gens. Il se disait que eux aussi devaient, comme tous les hommes, subir le joug malheureux de la perte d’un proche, d’un deuil déchirant leurs entrailles. Cette frivolité, cette quotidienneté cachait parfois bien des souffrances. Et s’ils étaient modestes, parfois superficiels, toujours terre à terre, il ne devait pas les juger à la mesure de son ambition, c’est un étalon bien trop imprécis. Il les aimait dorénavant ces prolétaires affairés, ces émigrés surmenés, ces cadres dans leur quant à soi. Car lui aussi faisait partie de ce grand tout nommé cours du monde, il était humain et un humain était avant tout un animal souffrant, timide, honteux, maladroit, trébuchant comme un cheval trop chargé.
Il pensait aussi aux spectres, aux fantômes, aux démons qui étaient là, le surveillaient depuis les limbes. Il était certain de recevoir leur bénédiction. D’au moins une fée, une fée bienveillante et généreuse nommée Stéphanie. Elle était là à le bénir, il le savait. Elle faisait partie de sa vie pour toujours désormais. Elle était en lui, excroissance spirituelle, cadeau surnaturel venu du monde des morts. Et cette présence miséricordieuse le réconfortait à chaque instant.
Il se dirigea vers le guichet le plus proche. La standardiste le regarda avec des yeux apaisants. Elle lui souriait. Il lui dit gentiment : « pourrai-je avoir un billet pour Marseille s’il vous plait ? »
















































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Guillaume Brunhes

Le vautour.


Les humains le détestent et le chassent parfois
Souvent objet de haine ou pire de dégoût,
Nul peuple en ce monde ne serait assez fou
Pour le diviniser. Funeste oiseau de proie.


Solitaire, il plane. chassant du haut des cimes
Il descend, attiré par les chairs putréfiées,
Mange, parcimonieux, ce qu’autrui a laissé.
Tous l’ont banni, sauf la mort, son amie intime.


Les hommes s’entretuent pour des motifs futiles
Ils restent au ras du sol, animaux malhabiles,
Lui moque ces bêtes mortes avant d’être nées…


Tant pis si on le hait : la solitude est belle
Pour qui a une vue digne des immortels
Et qui du triste monde a su se libérer…



Vanité


La ville chatoyante étonne par sa vie
Dans la consommation le vulgaire se plait
C’est sur la bassesse que se forge la paix.
Mais l’homme de raison n’en est pas réjoui.


La vie est absurde pour qui vit sur les cimes !
Un regard pénétrant ne voit que déraison :
Nulle valeur ne vaut pour un esprit profond.
Seule est certaine la mort. O ! Néant sublime !


Dans un flacon de vin, ce dangereux sirop,
Devons-nous nous tourner pour trouver le repos ?
Ou dans les bras des femmes espère-t-on encore


Que les jours sont heureux ? La chair est écoeurante
Et l’ivresse trompeuse. Existence aberrante !
Nul moyen d’échapper à notre triste sort…


Les fourmis.


Austères et ordonnées, les fourmis vont et viennent
N’ayant nul autre but que l’éternel ouvrage.
Sisyphes sans douleurs ! La paix est leur servage,
Le néant de leurs âmes oblitère leur peine…


Elles édifient seules de parfaites cités.
Faisant fi du destin, chacune joue son rôle
Tel un robot zélé, servile et sous contrôle
D’ un ordre spontané fait pour décerveler.


Mais que vienne un tapir, brisant la fourmilière,
Et les insectes fuient, accablés de misère.
Le mammifère fait le divin jugement !


Livrées nues au hasard, paniquées elles errent
Ces animaux soumis, morts au moindre revers,
Dont les âmes vides les rend insignifiant !


Solian.


Tu hantes mes couchers, nourrissant mes espoirs
Me soumets au devoir, camisole chimique.
Qui donc peut t’accepter, maîtresse diabolique,
Sans sitôt te haïr ? Cigüe si sale à boire…


Est-ce l’infirmité ou bien ma perdition
Qui cause ces souffrances ? A moins que ton venin,
Puissant neuroleptique, broyant mes intestins
Encourage mon âme à la déréliction.


Pourrai-je un jour guérir, fatigué de t’étreindre ?
Ou bien comme Sisyphe et ne cessant de geindre
Boirai-je ton calice, usé, jusqu’à la lie ?


La folie est un mal soigné par un poison.
De Charybde en Scylla, sans fin, ma damnation
Transforme ma psychose en toxicomanie…




La télé et la guerre.


A la télé, la radio,
La guerre apparaît chaque instant
Un champ de cadavres s’étend
Exhibés pour les Editos.


Devant sa télé en couleurs
L’occidental, voyeur obscène,
Met des génocides en scène
Sans jamais verser aucun pleur…


Repu de ce sang virtuel
Et à l’abri de son confort
Le spectateur se pense fort
Mais son silence est criminel.


Média ! Tes images brutales
Flattent notre instinct de voyeur
Mais sous tes écrans de couleur
Il y a hélas un vrai mal.


Platon abhorrait les images
Nous, de même, rejetons les !
Sans fard, évitons les excès
Et pour toujours faisons-nous sages…




Le soleil brille.


Le soleil brille et c’est le soir
Les bourgeois font leurs bacchanales
Eros se montre triomphal.
Le ciel est bleu, mon âme est noire…


La ville part en Dyonisies
Et les passants pour un peu d’or
Peignent de rires le dehors…
L’été n’est pas dans mon esprit.


La plèbe dans son ignorance
Minaude au bon soleil couchant
La mort est pourtant au tournant,
Certaine de notre impuissance.


Sous la loi de l’astre solaire
Les gens folâtres ont l’air heureux
Leurs vains plaisirs me rend envieux
Et leur futilité amer.




La grande braderie.


Le soleil éclatant luit à n’en plus finir. Il s’immisce dans les moindres espaces des esprits empesés, déversant sans relâche des couleurs chatoyantes, illusions polychromes polluant le noir horizon de notre vacuité.


La foule vulgaire, plèbe multicolore, troupeau kaléïdoscopique, inonde les rues écarlates telle une marée au flux toujours plus vigoureux. C’est la grande braderie ! La fête ! La bombance ! Les margoulins pour un peu d’or vendent des chiffons peinturlurés, des colliers de bois exotiques. Le rêve est sur tous les étal ; il est même en promotion, à sept euros cinquante !


Les chalands hypnotisés par ces verroteries se pressent en masse pour arracher de leur écrin la perle factice qui les rendra heureux jusqu’au lendemain. C’est la valse consumériste sans début ni fin, au tempo de plus en plus frénétique…


Lorsque la masse grouillante sera partie, on ne verra plus que les immondices, le sang, la boue, la pourriture, les charognes, laissées là par l’intempérance et la bêtise.


Alors la pluie arrivera et nettoiera cette graisse ignoble, rendant aux anarchistes, pour un temps, leur divine liberté jusqu’à la prochaine orgie…




Les biches.


Les biches vont, peinturlurées,
De boutiques en magasins,
Acheter vêtements, parfums,
Dans des centres sécurisés.


La beauté est leur capital
Et sans compter elles dépensent
Pour soigner leur belle apparence
Et vivre comme des cigales.


Mais sous le fard de leurs atours
On perçoit des agissements
Imprégnés d’un morne néant,
Qu’on sent dans leurs tristes discours.


Quand elles sont en compagnie
C’est avec de pauvres garçons,
Des bellâtres souvent très cons
Leur double en crétinerie.


Et elles continuent de boire,
Dansent dans des boites vulgaires
Et baisent avec des coqs tout fier
Qui ne les aimeront qu’un soir.


Le matin elles se réveillent
Rendues plus seules que jamais.
Pour quelqu’un qui les aimerait
Elles offriraient monts et merveilles.


Mais quand le week end est passé
Elles retournent travailler
La tristesse du quotidien
Fait taire leur morne destin.




Les Don Juan.


Dans les bars interlopes et les cafés branchés
Traînent les don Juan, rusés renards urbains.
Avides de divas, ils chassent dès matin
Amoureux carnivores aux mille procédés.


Ils sourient ! Ils plaisent ! Parlent littérature,
Lisent Libération bien en vue, en terrasse,
Afin que tous les voient et surtout les pétasses
Eblouies, se pâmant pour leur pauvre culture.


Mesdames méfiez-vous de ces êtres trompeurs !
Leur beauté cache mal leur misère intérieure.
Vous tombez dans leurs rets, sensibles aux apparences.


Ils sont incapables de chérir plus d’un soir
Les belles naïves qui se sont fait avoir
Croyant trouver l’amour sous les plaisirs des sens…




Les voitures.


De Lille jusqu’à Perpignan
En d’insolites processions
Suivant toutes les directions
Les voitures vont, vrombissant.


L’été est là et son soleil
Le moteur tremble d’impatience
D’emmener famille en vacance
Vers des lieux chargés de merveilles


La route envahie de chaleur
Assomme l’humble maisonnée
Cloîtrée dans son carcan d’acier.
La plage vaut bien ces douleurs !


Parfois les parents voient passer
Une orgueilleuse Mercedes
La vile envie alors les presse
D’une plus belle posséder.


Sous l’astre brillant du mois d’août
Les émigrants n’entrevoient plus
La triste fumée qui pollue
Tuant toute vie lors du raout.


Enfin quand tout sera fini
Tous reprendront leur morne vie
La voiture alors leur servant
A parader comme des paons.




Ma folie.


Ma pathologie, impudique
Se montre à toutes occasions
Une extravagante affliction
Ronge mon âme famélique.


La solitude est mon bonsoir
Les amis se défient de moi
J’ai beau crier sur tous les toits
Je récolte le désespoir.


La nuit, hurlant avec les loups
Je prie la lune, mon amie
De ne pas me faire ennemi
De ces hommes qui me bafouent :


C’est malgré moi qu’il me haïssent
J’ai beau souvent me démener
Je vis tout seul et opprimé
Par mes actes qui me trahissent.


Et mon insondable martyre
Me pousse à la déréliction
Cherchant en vain le repentir
Je ne trouve que damnation.


D’une ténébreuse prison
Innocent me suis enfermé
Mon espoir est dans la clarté
Le beau diamant qu’est la raison.


Quand viendra l’heure de juger
C’est l’enfer qu’on me promettra
Seuls les bons, ceux qui ont la foi,
Pourront pardonner mes péchés.




Le football.


Avec leurs bas peinturlurés,
Leurs maillots, leurs shorts colorés
Ils cavalent après un ballon rond,
Tout heureux d’être des champions.


Leur orgueil les pousse à courir
Tirer, tâcler ou se frapper
Et une fois le match gagné
La coupe va les abrutir.


Hérauts des anciennes nations
Ces contemporains gladiateurs
Vont jusqu’à répandre des pleurs
Lorsqu’ils ont manqué le ballon.


Et leur discours teinté de gloire
Cache mal leur esprit vulgaire
Leur renom masque la misère
D’une vie vécue pour l’avoir.


La foule inepte les encense,
Ces soldats du spectaculaire
Et ne voit pas que c’est la guerre
Qui sous le fard du jeu avance.


Footballeurs, votre âme stupide
Entretient les relents putrides
De l’horrible compétition
Conduisant à la déraison.




Le clochard.


Assis sur le trottoir, seul jusqu’à en vomir
Il contemple Babel, cet immonde cloaque,
Tel un moine reclus. Le mauvais vin l’attaque,
Consomme sa carcasse à coups d’éclats de rire.


Est-ce d’avoir trop bu qu’il ne désire rien ?
Ou bien est-il blasé de l’humaine souffrance,
Réfugié dans le gêne et la désespérance,
Ermite par dégoût, laissant sa part aux chiens ?


Sous son air miséreux on l’imagine triste
Son esprit enfiévré est celui d’un artiste
Détaché de son œuvre. L’ivresse est son honneur.


Patiemment il attend l’heure de son décès
Il vit son agonie en exaltant l’excès
L’alcool est son couvent et la rue son bonheur.




Les jeunes.


Dépenaillés et nonchalants
Ils envahissent les troquets
De bière ils n’ont jamais assez
L’alcool les rend indifférents.


Ils profitent de leur jeunesse
Enthousiastes et conformistes
Suivis par de mauvais artistes
Et des trafiquants de paresse.


On loue leurs airs désinvoltes
Pour mieux leur vendre des objets
Habits, disques, colifichets
On marchandise leur révolte.


Quand l’un d’entre eux, original
Se méfie des plaisirs vulgaires
Voulant retourner à la terre,
Ils condamnent le marginal.


Foin des bocks, de la limonade,
Ils ne semblent pas exister
Superficiels, se rencontrer
Ne se fait qu’entre camarades.


Croyant le monde entre leurs mains
Ils s’encanaillent, vaniteux,
Pour un partenaire mielleux
Qui partira le lendemain.


Pour eux le bonheur est facile
Enfermés dans leur suffisance
Leurs esprits guidés par la chance
Rend là leur vertu malhabile.




La matrice.


Le chef dans son palais, à l’abri du besoin
Mitonne ses décrets, répugnant démagogue ;
A ses pieds réunis, une foule apologue
Entretient l’illusion de brillants lendemains.


Qu’ils sont simples les jours quand l’affreuse Babel
Vous nourrit de son sein et exauce vos vœux.
L’illusion, la chimère est tout ce que l’on veut :
La fausse opulence rend la caverne belle !


Le salut passe par la misère et la fange :
Marginaux, aliénés, voilà ce qui dérange.
C’est leur différence qui nous montre la voie.


Alors les réprouvés, heureux de n’être rien
Sans craintes ni espoirs, affranchis de tous biens,
Sauront nous délivrer de l’argent et ses lois.




L’autre.


Le monde est empli de vivants
Copulant toujours sans raison
Et dans ce spectacle grouillant
Je cherche en vain ma rédemption.


D’hommes j’ai cherché l’entourage
Dorénavant j’en suis fourbu 
Peut être que je prends de l’âge
Mais autrui m’a beaucoup déçu.


La solitude nous enferme
Si bien qu’à la moindre figure
De nos peines on croit voir le terme
Hélas rien dans l’humain n’est sûr…


Nous sommes d’éternels vampires
Nous prenons sans jamais donner
Narcisses qui croyons aimer
Nous faisons bien souvent le pire




Autrui est là qui nous enivre
Détruisant notre liberté
Stoïques, saurons-nous quitter
La masse pour enfin mieux vivre…


Ernest Antoine Sellière.


Tu ne sais pas qui sont les autres
Et pourtant tu fais la leçon.
Ignorant, jouant à l’apôtre
D’une liberté sans raison.


Enfermé dans ton univers
Tu n’as connu que réussite
Et ton point de vue sollipsiste
Se veut scientifique et ouvert.


D’un revers de main tu balaies
L’impuissante contradiction,
Imposant de mille façons
Tes préjugés et tes conseils.


Tellement tu es plein de toi
Tellement, si fort, tu t’aimes
Tellement sûr de ton bon droit
Que tu te crois la raison même.


Pourtant si un jour le bon dieu
Sur la terre faisait justice
A ce moment tu ferais mieux
De te préparer au supplice.


Ce Dieu vengeur dissiperait
La brume de ton égoïsme
Enfin, renonçant au cynisme
Moine mendiant tu te ferais.


*


Tu montres ta colère, enfant de la banlieue
En détruisant la voiture d’un prolétaire
Vois-tu dans ta révolte on peut faire beaucoup mieux :
En collant une balle au bon baron Sellière.


L’homicide est hélas notre dernier moyen
Pour faire la justice au pouvoir de l’argent
Bon baron plein de toi tu fais moins le malin
Quand la loi du plus fort brise tes faux talents.




Le juge.


Sous ton manteau d’hermine on t’imagine sain
Pourtant tu n’es qu’un homme à la chair si friable
Qu’un diplôme obtenu fait qu’on te croit capable
De juger en conscience. Et tu te crois certain


Car fondé sur le droit d’envoyer en prison
Qui a violé la loi. Pauvre fou tu t’égares !
Tu ne fais qu’opprimer, châtier au hasard
Le quidam qu’on t’exhibe et qui perd la raison.


O ignoble verdict ! Justice trop humaine
Sous le fard de la loi c’est la vie qu’on enchaîne !
Tu te fais le garant d’une vertu inique


Sans la force tu perds toute ta dignité
Ton empire est fini quand naît la liberté
Un jour nous briserons ton faux masque cynique.




Injustice.


Il est chez le vulgaire une idée répandue
Qui est que le quidam récolte seul son dû
Que le méchant puni, le bon récompensé
Trouvent dans cette vie la sanction méritée.


Brisant l’idée reçue, le destin capricieux
S’amuse à torturer un humain innocent,
Déréglant son âme, l’accablant de tourments.
L’homme ne comprend pas et devient malheureux.


Quand donc, Dieu de justice, voudras-tu effacer
L’iniquité naissant de nos infirmités ?
C’est au hasard que tu punis et récompense.


Si tout est trop inégal en cette triste vie
C’est que nous sommes bêtes, à jamais pervertis…
La sanction divine est que plus rien n’a de sens !




La ville.


Ton cœur O Babylone, bats au rythme maudit
D’étreintes frénétiques à l’odeur vermoulue
La vie que tu exhales est bien là, corrompue
Tu sens la charogne en polluant notre esprit.


Tes dédales nous noient, ignoble labyrinthe.
Dans ce grand désert d’hommes on n’entend pas nos plaintes
Et les mirages attirent les ventres faméliques
D’anges désespérés, aux espoirs fantastiques.


L’illusion nous entraîne à notre avilissement
Ta luxure perverse achève lentement
De guider nos âmes vers la déréliction


Si jamais un ascète tente de s’échapper
Tu rappelles, catin, que c’est pour copuler
Sortir de la fange qu’est ta destination…




Fantasmes.


J’ai dans le cœur mille visages
Souvenirs éreintant, sans âges
Qui de luxure vibrionnent
A en faire rougir Pétrone.


Ces talons hauts, ces jupes à fleur
S’amoncellent dans mon esprit
La féminité m’obscurcit
Au point de faire mon malheur.


Et mon sentiment esthétique
Ne pourra nullement chasser
De mon gros cortex vicié
Toutes ces femmes impudiques


Alors…


Rongé de morbides fantasmes
Je marche sans répit, avide
De prostituées impavides
Qui iront consommer mes spasmes.




Christian n’est pas là ce soir.


Christian n’est pas là ce soir
Quand je sonne la porte est close
Alors désespéré je n’ose
Imaginer son désespoir.


En prison à quoi rêves-tu ?
Toi que je sais si malheureux
Accusé d’un crime honteux
Par ceux qui ne t’ont pas connu.


C’est triste que tu sois là bas
Ta solitude est ton malheur
Et je jure que sur mon cœur
Je souhaite tant que tu sois là


Déboussolé, qu’espères-tu ?
Penses-tu enfin à la vie ?
Ou bien pour toi tout est fini ?
Ton âme doit être si nue…




L’aliéné.


Il déambule au hasard
Ce sont ses rêves qui le guident
Si son délire l’invalide
C’est qu’il ne prend jamais sa part…


Face aux bourgeois qui l’injurient
Il rétorque par l’innocence
La terreur alliée d’ignorance
L’entraîne jusqu’à l’infamie…


Solitaire il ne connaît pas
Les plaisirs de l’humanité
Mais il comprend la vacuité
D’une vie vécue sans éclat.


Ange déchu ! Ton existence
Est le signe de nos péchés
La raison dont tu es spolié
Ne rachète pas nos souffrances.








L’argent.


Universelle prostituée
Tu échappais à mes œillades
Alors las je me suis tourné
Vers de plus simples camarades.


Pourtant pour toi je ferais tout
Pour une fois, vainqueur, t’étreindre,
Mais face à toi ne fais que geindre
Oui, vraiment, tu me rendras fou !


Et toi dans la rue tu t’étales !
Que ne ferais-je pour consommer
Tes formes qui comme Tantale
S’exhibent en publicité…


La mort est sous tes maquillages
Tu me provoques sans faiblir
Jusqu’à ce qu’à un certain âge
Je décide enfin d’en finir…




Volutes.


Las ! la douleur se fume et ceint l’habit moiré
De volutes proscrites aux reflets mordorés.
Les râles sont morbides à qui suit Epicure
C’est la mort que je crache, invisible morsure…


Nous échappons au pire, réfugiés en ivresse
En croyant nous enfuir mais notre maladresse
A être enfin en paix ne donne pas au monde
Les couleurs espérées. Triste ville inféconde !


Les sots t’ingurgitent, fumée cancérigène,
Ils refont le monde sans sagesse et sans peine
Créant par leur délire un futur étouffant,
Une prison de trop. Libère-toi avant !


Mais si haut tu t’élèves ne retombe jamais
Dans les prisons dorées d’une fumée trompeuse
Libère ton esprit et le temps à l’arrêt
Tu contemple le monde en vision bienheureuse…




Consommez.***


Il est tellement naturel
Sans conscience de se gaver
De bibelots artificiels
Où le bonheur est acheté.


ces cadeaux c’est là l’impuissance
A vivre notre humanité
Délivré de la dépendance
De la tyrannie des objets


Car le destin du dernier homme
Se joue dans les supermarchés
Dans son caddie il fait la somme
De toutes ses infirmités.


Consommez ! C’est la loi divine !
Le peuple attend hypnotisé
La discipline du marché
Et de ses tristes officines.


Mais lorsque survient un stoïque
Faisant loi la sobriété
On lui répond économique
Pour mieux masquer l’indignité


Liberté ! Je te veux lucide !
Pas simplement irraisonnée.
Suivons plutôt la piste aride
D’un dénuement revendiqué.




Amusons-nous.


Quand le soir le haschisch nous a trop enfiévré
Sommes mélancoliques et nos jeunes années
Sont désormais perdues, souvenirs embrumés.
Souffle déjà la mort sur nos cœurs attristés.


Buvons ! Enivrons nous, avant que la faucheuse
Fasse œuvre charitable ! Et d’une voix heureuse
Chantons à perdre haleine, ivres jusqu’à midi.
Evitons la tristesse, tant que nous sommes en vie.


Inévitablement, nos amis, nos parents
Reposent avant nous sous le beau marbre blanc
Ne sois pas effrayé, supporte sobrement
Tous les coups du destin. soigne toi en dansant.


Savoure les instants comme si la mort noire
A ce moment précis venait prendre sa part
N’attends pas de miracle et n’aie pas non plus peur
La mort est impuissante à régner sur ton cœur !




Les bonobos.


Si nous étions des bonobos
Et pas de simples chimpanzés
L’amour serait notre credo
Rejetant la bestialité.


Pour agrandir le territoire
Mille tribus prennent les armes
La mort venue, viennent les larmes
Par cette inepte envie d’avoir.


La raison, funeste instrument
Est l’alibi des génocides
Et distille le fiel acide
Du nationalisme affligeant


Mais si, régulés par l’amour,
Nous accueillons nos congénères
En finirons avec la guerre
L’harmonie guidera nos jours.




Mission to Mars.


L’homme est un étrange animal
A l’esprit encore archaïque
Par malheur sa pensée magique
Le pousse loin vers les étoiles.


Emprisonné sur son caillou
Il souffre et meurt en ignorant
Pourquoi il vit isolément
A tel point qu’il en devient fou.


Il ne se connaît pas lui même
Ne sait pas aider son prochain
Mais de Mars veut piller les biens
Tant il se complait dans l’extrême.


S’il connaissait, ce miséreux
La vanité des rêveries
Qui le dérèglent à l’infini
Il pourrait enfin être heureux.




Banlieue.


Enfant des hautes terres, tu erres
Entre les murailles de l’ennui
Un joint, c’est tout ton univers
Mais l’ivresse te rend aigri…


Ami de tous et de personne
Tu veux vivre toutes les vies
La couleur de ta peau détonne
Les gens ont peur de ton ethnie…


Ta différence est ton atout
Et pourtant on te la reproche,
Egaré tu te fais voyou,
Tu t’amuses en faisant les poches…


Et si le destin te rend riche
Les ornements ostentatoires
Autour de toi soudain s’affichent
Tu remplaces l’être en avoir.


En vieillissant, soudain, tu jettes
Déçu par tous ces oripeaux
Ce monde honni qui te rejette
Pour embrasser le vert drapeau


S’il est digne que tu t’engages
Pour que triomphent tes valeurs
Sache bien qu’on est vraiment sage
Que grâce au djihad intérieur.

Le moine lubrique


Sortant de la cellule, on entend un beau chant
Doux et triste à la fois, pour le repos des morts.
On l’imagine austère et pourtant l’on a tort :
Le moine psalmodie… Tout en se masturbant !


L’office est en latin, et ses ouailles il bénit
Il récite la messe en une humble chapelle
Il consacre le pain et caché sous l’autel
Un sacristain le suce… Après l’eucharistie !


En public il sillonne les rues, solitaire,
Tout à la lecture d’un antique bréviaire
S’il marche c’est qu’il va rencontrer une sœur…


Et quand il frappe la porte du prieuré
Il est bien accueilli, alors court s’enfermer…
Et puis sodomise la mère supérieure !





Les nouveaux beaufs


L’ancien beauf se gave d’un triste casanis
Ecoute sans arrêt du Johnny Halliday
Le nouveau, quand à lui, préfère Bob Marley
Substitue au pastis le hideux cannabis…


Le vieux beauf s’égare, traînant ses jeans usés
En des bars interlopes, abruti de Valstar…
Le jeune se croit beau, flanqué de sa guitare
Et chante un air inepte, enfiévré de fumée…


Mais ce qui lie ceux-là dans leur beauf-attitude
Est que leur ivresse tourne à la platitude
De frapper bassement leur amie misérable


Pour eux la femme n’est qu’une vulgaire chose
Baiser, boire et fumer, voilà leur vie morose !
Ils se croient merveilleux mais ce sont des minables...







Les rats


Les rats vont, calmes et austères,
Tristes mais industrieux
Et jusqu’à un âge très vieux
Arrachent le sang de la terre


Car c’est sans répit qu’ils amassent
L’or qui les excite tant
Ils thésauriseraient leur sang,
Mettraient en bourse leur carcasse.


Leurs ongles durcis se referment
Sur une existence étriquée
Leur cœur sec est rasséréné
Quand le contrat arrive à terme.


Alors ils prennent le café
Regardant leur morne nombril
Heureux d’éviter les périls
De ceux qui n’ont pas su gagner.


Leurs yeux gris ne pleurent jamais
Et surtout pas pour les cigales,
Ceux qui passent leur vie au bal :
Ils inspirent des cris d’orfraie.


Les rats vont, calmes et austères,
Certainement pas généreux
Et pour ne pas faire d’envieux
Arrachent le sang de la terre…







Ce feu qui me dévore


Il ronge lentement ma chétive carcasse
Le feu de l’infamie, de la honte et du mal
Il dévore ma vie, incendie infernal
Assassin immortel qui veut prendre ma place


La nuit noire envahit ma chambre aux murs livides
Alors sale tumeur, je hurle d’épouvante
Ma souffrance me mue en triste sycophante
Mais mes cris de douleur se heurtent aux parois vides


Alors tête baissée, par les rues, triste et sombre
Mon cœur traîne, meurtri, envahi par les ombres
Mon esprit malade ne cesse de saigner


Mon âme pleure tant, je suis si malheureux
Je ne suis après tout qu’un être cancéreux
Un infirme de trop épris de liberté…

















































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Guillaume Brunhes

La monnaie.
Ou dialogue entre Jean-Louis Debré, Alain Madelin
Et Philéandre sur le pouvoir de l’argent.




Alain Madelin : Enfin sortis ! Ces séances à l’assemblée nationale sont vraiment épuisantes, d’autant plus que l’opposition, avec sa malhonnêteté caractérisée, nous rend la partie difficile !
Jean-Louis Debré : Tu as raison, mais nous avons enfin voté le budget. J’espère que les Français apprécieront à sa juste valeur notre politique de rigueur et de baisse des dépenses publiques, d’ailleurs… Hé ! Mais qui vois-je là ! C’est Philéandre !
AM : Philéandre ! Philéandre !
Philéandre (se retournant) : Oui ?
AM : Nous sommes heureux de te voir, Philéandre, nous sommes heureux de ta présence.
JLD : Et ta claivoyance naturelle est pour nous une très grande joie.
Phil : Je vois que vous sortez de l’assemblée nationale et que votre appétit de gouverner vous a fait veiller jusqu’à tard dans la nuit…
AM : E toi ? Que fais-tu seul si tard ?
Phil : J’allais à l’épicerie de nuit m’acheter une boite de légumes car j’ai une petite faim…
JLD : Quand à nous, on vient tout juste de boucler le budget de la république Française pour cette année. Ce ne fut pas des plus faciles ni des plus reposant. Enfin, c’est fait maintenant !
Phil : Et qu’avez-vous voté ?
JLD : Etant donné la situation désastreuse que nous ont laissé les sociaux libéraux et afin de favoriser l’initiative privée, nous avons massivement réduit les dépenses publiques afin de ne pas être dispendieux tout en baissant les impôts pour que les Français puissent bénéficier du fruit de leur travail.
Phil : Ah bon ? Mais pourtant, devant la misère de certains de mes contemporains, j’aurai plutôt intuitivement augmenté les impôts des riches pour redistribuer l’argent aux plus pauvres…
JLD : Tu n’y connais rien ! L’Etat n’est pas une vache à lait ! Et puis ce n’est pas aider les gens que de les assister.
AM : En fait, Philéandre, nous faisons très attention à l’argent car c’est là notre richesse. En contrôlant l’argent, nous contrôlons les hommes et leurs funestes desseins. Si nous sommes économes aussi bien au niveau de l’état, de l’entrepreneur que du consommateur, nous deviendrons tous riches et heureux.
Phil : Tu fais bien de louer l’économie et la modération en toute chose, Alain, mais ce qui me chagrine le plus, ce sont les moyens que tu préconises pour donner le bonheur aux gens. Tu es un grand homme d’Etat, c’est certain, mais écoute-moi attentivement et réponds-moi sans fausse pudeur ni mauvaise foi si tu le veux bien. Es-tu d’accord pour dire que l’argent est la vraie richesse des hommes de notre temps ?
AM : Oui, c’est cela.
Phil : Donc, toutes les richesses que nous produisons peuvent être converties en argent ?
AM : Je suis d’accord.
Phil : Il s’ensuit de cela que tous les produits de l’homme peuvent être converties en argent.
AM : Cela me semble juste.
Phil : On peut dire aussi qu’il n’y a pas de production humaine qui ne soie échangeable ni monnayable ?
AM : Exactement.
Phil : Par conséquent, tout a une valeur monétaire ?
AM : Tout se vend, tout s’achète.
Phil : On peut donc calculer l’activité humaine puisque la monnaie est une quantité ?
AM : Tout à fait.
Phil : Et par calcul on peut donner une mesure précise et rationnelle du plaisir, de l’amour, de l’amitié, de la peine, du malheur, de l’ambition et toutes autres choses de ce genre ?
AM : Oui.
Phil : Vas-tu même jusqu’à dire que les choses n’existent qu’en raison du fait qu’elles peuvent être mesurées ?
AM : Tu m’ôtes les mots de la bouche, Philéandre.
Phil : En matière d’argent l’activité humaine est objet de science sous le nom de science économique.
AM : Je te l’accorde.
Phil : On peut donc dire que la science économique est la science du calcul et de la mesure de l’activité humaine sous le rapport de l’argent ?
AM : C’est exactement cela.
Phil : Pour cette science, toute activité humaine peut être payée ?
AM : Je dirai même plus, je dirais que tout est rentable. Le monde est une gigantesque marchandise que nous devons exploiter à notre guise pour le bien de tous. La science qui permet de créer toutes ces richesses est la science économique, science la plus louable puisqu’elle permet d’organiser les hommes entre eux pour le bonheur de chacun.
Phil : Je te remercie de t’être ainsi exprimé sans fausse pudeur mais écoute-moi attentivement. Es-tu d’accord pour dire que si l’argent est la valeur suprême, l’homme existe seulement sous deux rapports ?
AM : Comment cela ?
Phil : En tant que créateur de richesse, il est un producteur, en tant que bénéficiant des richesses, il est un consommateur.
AM : C’est tout à fait ça.
Phil : Examinons l’homme en tant que producteur. Lorsque nous produisons, est-ce par plaisir ou pour gagner de l’argent.
AM : Pour gagner de l’argent, bien entendu.
Phil : Et ce qui nous motive à gagner de l’argent est-ce des motifs altruistes ou égoïstes ?
AM : Les gens qui se gouvernent par altruisme sont extrêmement rares, Philéandre, et en général ce genre de personnages ne sont pas motivés par l’argent.
Phil : L’appât du gain est donc égoïste.
AM : Exactement.
Phil : Donc, peu importe nos motivations, l’important pour le producteur, c’est qu’il soit payé de sa peine.
JLD : Oui, Philéandre, comme on dit : « tout travail mérite salaire »
Phil : Maintenant, écoutez cela : un voleur habile réussit à s’introduire dans un coffre fort et y dérobe une forte somme d’argent. Posons qu’il n’a pas été pris par la police, il a alors, par sont travail de vol, acquis de l’argent.
AM : Je te l’accorde.
Phil : Donc on peut voler, tuer, vendre de la drogue, se prostituer, l’important est l’argent qu’on en tire.
AM : Oui.
Phil : Mais pour le travailleur honnête, l’argent est le fruit de la peine qu’il a eu à l’usine, la mine ou aux champs, par exemple.
AM : Je suis d’accord.
Phil : Un travailleur s’impose donc une peine pour gagner de l’argent.
AM : Sans contredit.
Phil : Dis-moi, pour quelles raisons choisit-on de travailler ?
AM : Souvent parce qu’on a faim mais parfois aussi pour d’autres motifs.
Phil : Et quand on a faim, choisit-on son travail pour le salaire, sans s’intéresser aux conditions ou bien a-t-on tout le loisir de discuter ?
AM : Certes non ! Quand on a faim, on choisit de faire n’importe quoi pourvu qu’on y gagne quelque argent.
Phil : Il s’ensuit de cela que le travailleur qui a faim est prêt à tout faire, y compris se prostituer ou voler, pour le simple motif qu’il a besoin d’argent pour se nourrir ?
JLD : C’est hélas le cas de certains de nos compatriotes.
Phil : Bien. Passons à ceux qui travaillent pour d’autres motifs. Quels sont-ils ?
AM : Les motifs qui poussent les gens qui ne sont pas particulièrement dans le besoin sont innombrables, Philéandre.
Phil : Dites-moi, les gens qui travaillent pour ces motifs trouvent-ils leur satisfaction dans le fait même de travailler ou dans le salaire ?
AM : Les gens qui prennent du plaisir à travailler sont très rares, Philéandre, c’est bien souvent le salaire qui motive à produire.
Phil : Tout à fait et par conséquent, peu importe le travail que l’on fait, pourvu qu’il soit bien payé.
JLD : C’est ce que la plupart des gens recherchent : un salaire élevé.
Phil : Etes-vous d’accord pour dire que quel que soit le cas, qu’on ait faim ou qu’on ait quelque motif particulier, ce sont les circonstances qui font que l’on fasse tel ou tel travail ?
AM : Oui.
Phil : Il s’ensuit de cela que nous choisissons en fonction de ce qu’on nous offre.
AM : C’est très vrai.
Phil : donc, celui qui est né sans talent particulier et qui est pauvre choisit nécessairement un travail peu qualifié et mal payé quand il ne sombre pas dans le trafic de drogue ou la prostitution ?
JLD : C’est hélas très souvent le cas.
Phil : Ce sont donc des circonstances extérieures qui dictent notre conduite, nous avons un choix très réduit.
AM : Nous faisons tous notre possible.
Phil : Donc en tant que producteur, le besoin ou le désir nous imposent notre conduite ?
AM : C’est exactement cela.
Phil : Par conséquent, nous sommes prêts à aliéner la majeure partie de notre vie en échange de ce que nos capacités nous feront gagner comme argent.
AM : Je te l’accorde.
Phil : Et en tant que producteur, nous sommes soumis à notre besoin d’argent ?
AM : Tu as tout à fait raison, Philéandre.
Phil : On peut dire que d’une certaine façon nous ne sommes pas libres, mais soumis à la loi du marché.
AM : Oui.
Phil : Bien. Passons maintenant à l’examen du pouvoir de l’argent du point de vue du consommateur. Ecoutez-moi bien et répondez-moi avec honnêteté. Quend quelqu’un veut être heureux, en tant que consommateur, que fait-il?
JLD : J’imagine qu’il invite une jeune femme au cinéma ou quelque chose de ce genre…
Phil : Tout à fait. D’ailleurs je crois qu’on peut dire, puisqu’il s’agit de cela, qu’il a monnayé l’amour de la femme.
AM : C’est à chacun selon ses goûts. Nous ne sommes tout de même pas tout le temps obsédés par les femmes ou les hommes ! Mais ce qui est certain, puisque tout est mesurable, c’est que le bonheur résulte nécessairement d’une forme de consommation.
Phil : Nous voici d’accord ! Mais écoutez-moi très attentivement. Quand nous consommons un bien culturel, par exemple un film, ce film est-il parfaitement conforme à ce que nous attendions ou bien nous satisfait-il pleinement ?
AM : Il ne nous satisfait qu’un court instant.
Phil : Donc nous allons en voir un autre.
AM : Tout à fait.
Phil : Pareil lorsque nous achetons une voiture, ce n’est jamais celle qu’il nous faut ?
AM : Oui, dans notre immense majorité, à peine achetée, nous en voulons déjà une autre.
Phil : Il s’ensuit de cela que logiquement plus nous consommons, plus nous sommes heureux.
AM : Oui.
Phil : Alors plus nous sommes riches, plus nous sommes heureux.
AM : C’est exactement ça.
Phil : Par conséquent, les pauvres sont très malheureux et les riches très heureux.
AM : Sans contredit.
Phil : Et que doit faire un pauvre pour être heureux.
JLD : Il doit se mettre au boulot.
Phil : Il doit plutôt trouver de l’argent, puisque c’est l’argent qui rend heureux, le travail n’étant qu’un moyen.
AM : Oui.
Phil : Si un voleur habile tue un homme très riche, lui prend tout son argent sans être trouvé par la police ni puni par la justice, il est donc heureux ?
AM : Hélas oui !
Phil : Donc voler, tuer, exploiter autrui peut rendre heureux, si ça rapporte de l’argent ?
AM : Nous devons le reconnaître.
Phil : Par conséquent, à condition de ne pas être puni, nous avons droit à tous les comportements, même les plus indignes, l’important est que nous ayons de l’argent pour pouvoir consommer puisque cela semble être le bonheur ?
AM : J’abonde dans ton sens, Philéandre.
Phil : Il s’ensuit de cela que nous devons mettre toute notre application à trouver de l’argent.
AM : Oui.
Phil : Et une fois que nous en avons, nous trouvons tout notre bonheur dans la consommation ?
AM : C’est cela.
Phil : Mais dites-moi, lorsque nous consommons un disque par exemple, apparaît-il devant nous comme par magie ou bien est-ce le fruit d’un long travail avant que nous le consommions ?
AM : C’est le fuit d’un long travail puisqu’il a été enregistré dans les studios, gravé dans les usines et vendu dans une boutique.
Phil : Donc le disque n’arrive pas devant nous par hasard.
AM : Bien entendu.
Phil : Il s’ensuit de cela qu’un disque n’est consommé que dans la mesure où il est produit ?
AM : Oui.
Phil : Et cette production des biens de consommation dépend de la loi du marché.
AM : C’est exact.
Phil : Il découle de ce que nous avons dit qu’un produit n’est consommé que dans la mesure où il est rentable ?
AM : Comment cela ?
Phil : En tant que consommateur, préférez-vous acheter un produit cher et mauvais ou bon et modique ?
JLD : Nous achetons toujours au meilleur rapport qualité/prix.
Phil : Tout comme le producteur qui produit au meilleur rapport. Donc nous achetons en fonction de ce qu’on nous propose.
AM : Sans contredit.
Phil : Par conséquent, nous consommons en fonction de certaines lois.
AM : C’est exact.
Phil : Il s’ensuit de cela que la consommation est soumise à la loi du marché.
AM : Parfaitement.
Phil : Donc notre bonheur, qui réside dans l’activité de consommer, est forcément limité par les lois de l’offre et de la demande.
AM : Je suis d’accord.
Phil : Et d’une certaine façon on peut dire que nous ne sommes plus maîtres de notre bonheur puisque nous l’avons mis entre les mains des lois du marché ?
AM : Sapristi ! C’est exact !
Phil : Nous voyons donc clairement maintenant que à la fois du point de vue du producteur que du point de vue du consommateur, nous sommes soumis au règne de l’argent.
AM : Mais c’est tout à fait souhaitable, Philéandre ! Les hommes, qui autrefois se faisaient la guerre pour des motifs futiles, sous la loi de l’argent, se sont assagis ! C’est comme s’il y avait une main invisible qui nous guidait malgré nous même et nos pulsions bestiales vers la paix et la prospérité ! Nous sommes soumis à l’argent, certes, mais l’argent est un bon maître ! A son contact, les hommes se réunissent, le violent devient paisible, l’intempérant tempérant. Où est le mal, Philéandre, car l’argent ne produit que des bienfaits !
Phil : Je te remercie de ta franchise ainsi que de tes explications. Seulement, si tu le veux bien, réponds à mes questions avec cette même ardeur et cette même honnêteté.
AM : Nous sommes prêts, Philéandre !
Phil : Bien. Tu dis que l’argent est un bon maître. Es-tu d’accord pour dire d’une personne que ce qu’elle peut faire dépend de l’argent qu’elle a, puisque tout se vend et s’achète ?
AM : Oui, si on a de l’argent, on peut tout acheter.
Phil : Et dirais-tu que cette personne riche profite de son argent comme bon lui semble ou bien a-t-elle un plan quelconque ?
AM : Elle en profite comme bon lui semble.
Phil : Donc elle peut faire ce qui lui plait, du moment qu’elle a de l’argent ?
AM : Oui.
Phil : Et là où quelque chose s’achète, là est le bonheur des hommes ?
AM : C’est exact.
Phil : Il s’ensuit de cela que plus une chose s’achète et se vend, d’autant plus nous sommes heureux ?
AM : Sans contredit.
Phil : Mais es-tu d’accord pour dire que les choses ne s’achètent et ne se vendent que dans la mesure où elles sont produites ?
AM : C’est cela.
Phil : Et que plus nous travaillons, plus nous produisons ?
AM : Tout à fait.
Phil : En conséquence de quoi, plus nous travaillons, plus nous sommes heureux.
AM : Sapristi ! C’est exact !
Pour atteindre le bonheur parfait, il nous faudrait don travailler nuit et jour…
AM : C’est la conséquence logique de ce que nous avons dit.
Phil : Et n’as-tu pas dit que le bonheur résidait dans l’activité de consommer ?
AM : Oui.
Phil : Nous avons dit tout à l’heure que plus un homme a de l’argent, plus il est heureux.
AM : C’est cela.
Phil : Donc plus il consomme, plus il est heureux ?
AM : C’est vrai.
Phil : Mais cet homme riche, sait-il ce qu’il doit consommer, ou bien n’en a-t-il aucune idée ?
AM : Cela dépend de chacun ; untel consomme des livres, tel autre des vêtements, tel autre encore des voitures…
Phil : Si un homme a la passion des vêtements, il trouvera son bonheur à acquérir de l’argent pour en acheter ?
AM : C’est cela : nos passions se transforment en or.
Phil : Toutes nos passions ?
AM : Certaines.
Phil : Les plus égoïstes ou les plus altruistes ?
AM : Les plus égoïstes, bien sûr…
Phil : Et parmi les plus égoïstes, celles qui rapportent le plus sont-elles les plus simples, comme la passion pour les vêtements ou bien les plus complexes, comme la passion pour la philosophie ou la religion ?
AM : Les plus simples, évidemment.
Phil : Bien. Posons qu’un homme qui aime les beaux vêtements trouve du travail. Que fera-t-il avec son salaire ?
AM :Il achètera des vêtements.
Phil : Et une fois qu’il en aura, cessera-t-il d’être passionné par les vêtements ou bien continuera-t-il à les accumuler ?
AM : Il continuera à en accumuler et il fera de même avec ses autres passions, s’il en a : télévisions, bijoux, voitures…
Phil : Diras-tu alors, d’après ce qui vient d’être dit, que la sujétion au pouvoir de l’argent est entretenue par nos passions les plus basses ou les plus nobles ?
AM : Les plus basses, bien entendu.
Phil : Maintenant, prenons le problème globalement. Nous avons dit que la société est soumise à la loi du marché et que les choses n’ont leur raison d’être que dans la mesure où elles sont rentables. Es-tu d’accord ?
AM : Tout à fait.
Phil : Il s’ensuit de cela que la raison d’être du producteur est de gagner le plus d’argent possible, celle du consommateur, de consommer le plus possible ?
AM : Oui.
Phil : Devons-nous donc produire et consommer le plus possible pour être heureux ou bien devons nous donc dans ces domaines, faire preuve de parcimonie ?
AM : Nous devons consommer et produire le plus possible, c’est ainsi que fonctionne le système.
Phil : Le produit consommé sera-t-il fiable et solide ou bien fragile et peu coûteux  à fabriquer ?
AM : Fragile, puisque comme cela on en vend plus ; quand au prix, il est soumis à la loi du marché.
Phil : Et les producteurs ont-ils intérêt à vendre beaucoup ou peu ?
AM : A vendre beaucoup et au meilleur prix.
Phil : Et les producteurs ont-il intérêt, quand ils vendent, à flatter nos passions basses, ou bien nos passions nobles ?
AM : Nos passions basses, puisqu’elles sont plus répandues.
Phil : On le voit avec la publicité, qui fait appel à nos passions les plus indignes…
AM : Tout à fait.
Phil : En résumé, on peut dire que la loi de l’offre et de la demande nous impose de produire et consommer une multitude de produits fragiles et bon marché qui satisfont nos désirs les plus vils, étouffant par là même les nobles aspirations de l’homme.
AM : Sapristi, c’est exact !
Phil : Et le cycle infernal de la production et de la consommation de masse nous impose de nous réaliser dans l’avoir et le paraître, laissant de côté l’être de l’homme, c’est à dire son aspect le plus noble.
AM : Tu as raison, Philéandre.
Phil : Bien. Maintenant, diras-tu que les hommes se lient entre eux de manière désordonnée ou en fonction de critères définis ?
AM : En fonction de critères définis, l’amitié ne se fait pas au hasard.
Phil : Considère les riches et les pauvres. Es-tu d’accord pour dire qu’entre eux, l’amitié se fonde naturellement sur les goûts de chacun, nonobstant les différences financières, ou bien l’argent a-t-il un rôle là dedans ?
AM : C’est à dire ?
Phil : Quand un riche se fait des amis, les choisit-il au hasard ou bien sélectionne-t-il ses lieux de rencontre ?
AM : Il a tendance à organiser ses loisirs : le riche se fait des amis au club de golf, le pauvre au troquet du coin.
Phil : Bien. Et quand on se fait des amis, que fait-on ?
JLD : On lui paye une bière, par exemple.
Phil : Vous êtes donc d’accord pour dire que l’amitié est médiatisée par l’argent, ou bien l’argent n’a rien à voir là dedans ?
AM : Comme nous avons dit tout à l’heure : tout comme on achète l’amour d’une femme, on achète ses amis en fonction de ses revenus.
Phil : Donc l’amitié devient une relation marchande ?
AM : Tout à fait.
Phil : Il s’ensuit de cela que l’on a des amis que dans la mesure ou ils vous rapportent, d’une manière ou d’une autre, quelque chose, ou bien y a-t-il de l’amitié désintéressée ?
AM : On choisit ses amis en fonction de ce qu’ils nous rapportent.
Phil : En conséquence de quoi, si quelqu’un ne nous rapporte rien, ce n’est pas notre ami ?
AM : C’est cela.
Phil : Quel est donc le meilleur moyen d’avoir des amis : d’avoir de l’argent ou bien simplement de rechercher l’amitié ?
AM : L’argent y est pour beaucoup.
Phil : Il s’ensuit de cela que plus on est riche, plus on a d’amis, plus on est pauvre moins on a de chances d’avoir des amis ?
AM : Sans contredit.
Phil : Le plus important est alors l’intérêt qu’on trouve à l’amitié ou alors la personne elle-même, sans préjuger de ses revenus ?
AM : On est amis en fonction de l’intérêt qu’on y trouve.
Phil : Mais si l’amitié est fondée sur un tel rapport, aiderons-nous nos amis comme si c’était nous même, ou bien les aiderons-nous uniquement si cela est rentable ?
AM : Nous les aiderons que si cela nous rapporte quelque chose.
Phil : Le lien créé par l’argent est donc provisoire car en fonction de ce qu’il nous rapporte ?
AM : Oui.
Phil : Supposons maintenant deux amis dont l’un n’a plus d’argent. Comme celui-ci ne peut plus rien rapporter à l’autre, continueront-ils de se voir par pure amitié ou bien cesseront-ils leur entente ?
AM : Ils cesseront de se voir, assurément.
Phil : Bien. Examinons le problème sous un autre angle. Direz-vous que l’amitié est soumise à la loi de l’offre et de la demande ou bien qu’existe une amitié qui se fasse par pur respect pour la personne ?
AM : L’amitié désintéressée ne concerne que quelques rares philosophes. Pour la plupart des hommes, il y a une économie de l’amitié.
Phil : Dans ce cas, on peut en déduire que l’argent est le médium de cette économie, ce qui crée le lien entre les gens ?
AM : Tout à fait.
Phil : Direz-vous alors que l’amitié se fait suite à une relation marchande, ou bien que se créent les liens d’amitié d’abord ?
AM : L’amitié est une conséquence de la relation marchande comme quand on invite quelqu’un au restaurant, ce qui crée l’amitié, c ‘est qu’on lui a payé un bon repas et qu’on l’a charmé par notre conversation éduquée qu’on a acquise en payant le professeur.
Phil : Bien. Considérez maintenant deux hommes qui se croisent et décident de se payer un verre histoire d’être amis. Leur amitié naitra-t-elle des verres de bière qu’ils vont boire ensemble ou bien est-elle acquise d’emblée ?
AM : Elle va naître d’un intérêt mutuel, bien entendu.
Phil : Donc, plus ils se paieront de verres, plus ils seront amis ?
AM : C’est cela.
Phil : Mais ce qui est central, ce sont les verres qu’ils se paient, n’est-ce pas ? Ou bien peuvent-ils s’aimer sans relation marchande ?
AM : Ils s’aiment en fonction des verres qu’ils se paient.
Phil : Maintenant écoutez-moi bien. Pour continuer à se payer des verres, ont-ils intérêt à user de flatteries, de fables concernant leur amitié ou bien doivent-ils se dire toujours la vérité quoi qu’il leur en coûte ?
AM : Ils ont intérêt à se flatter mutuellement.
Phil : Au bout d’un moment, ils feront donc semblant d’être amis, l’important pour eux n’étant pas l’amitié désintéressée mais bien les verres de bière qu’ils pourront se payer ?
AM : Hélas oui.
Phil : Cela se voit encore plus lorsque cela concerne un riche et un pauvre : le pauvre fait bien souvent semblant d’être ami d’avec le riche pour profiter de ses largesses.
AM : Il y a apparence.
Phil : On le voit aussi lorsqu’il y a une succession : des frères et sœurs qui jusqu’à présent s’entendaient bien peuvent tout d’un coup se détester pour récupérer l’argent de l’héritage, c’est aussi le cas lors des divorces où l’on brise les liens de l’amour pour récupérer le canapé, la télévision, etc…
AM : Tu as raison, Philéandre.
Phil : On peut donc dire que l’argent, en tant que lien social ne crée que des liens factices et ce spécialement en ce qui concerne l’amitié.
AM : Cela semble juste.
Phil : Mais quand un homme reçoit son salaire, qu’en fait-il ? En use-t-il de manière altruiste, utilisant son argent pour créer du lien autour de lui ou bien le garde-t-il pour lui seul ?
AM : Il le garde pour lui seul, la plupart du temps.
Phil : Le salaire reçu pour le travail effectué est-il donc mis en commun ou bien est-il destiné au seul individu ?
AM : Au seul individu.
Phil : Et en ce qui concerne la loi de l’offre et de la demande, le travailleur est-il considéré en tant qu’il a une relation avec un groupe ou bien est-il atomisé, considéré seulement dans son individualité ?
AM : Je ne t’apprendrai pas, Philéandre, que pour la plupart des théories économiques, on considère l’homme uniquement en tant qu’individu, qu’on nomme d’ailleurs agent économique. Cela facilite d’ailleurs les calculs.
Phil : Mais cet individu, cet agent économique, le considère-t-on comme une individualité unique et irremplaçable ou bien comme une atome semblable aux autres ?
AM : C’est un atome semblable aux autres. L’agent économique est interchangeable, il peut tout aussi bien être patron qu’ouvrier.
Phil : Si c’est le cas, la loi de l’offre et de la demande prend-elle en compte les individus singuliers ou un individu abstrait ?
AM : L’homme économique est un individu abstrait. C’est d’ailleurs une nécessité, sinon il n’y aurait pas de science économique.
Phil : Dans ce cas dirais-tu que pour les théories économiques, les hommes sont comme des atomes obéissant nécessairement à la loi de l’offre et de la demande ?
AM : On peut voir les choses comme ça, en effet.
Phil : On voit bien maintenant à quel point l’argent est un tyran puisqu’il fait de nous des atomes, des abstractions vidées de notre substance humaine. Soumis que nous sommes à la loi de l’offre et de la demande, notre existence même est en proportion de l’argent que nous acquérons et notre bonheur dépend de ce que nous pouvons avoir à consommer. En tant que producteurs, nous n’avons pas plus d’être que des machines, en tant que consommateurs, nous sommes heureux qu’en tant que nous avons. Oui, vraiment, l’argent est un tyran, car pour en posséder nous sommes prêts à renoncer jusqu’à notre propre humanité, nous ne reconnaissons plus nos frères humains et une fois que nous en avons, nous consommons des biens inutiles jusqu’à en vomir. Contraintes inutiles, bassesse complaisamment entretenue, voilà la tyrannie de l’argent !
JLD : Tu parles comme si l’argent était la source de tous les maux dont souffre l’humanité, Philéandre, mais tu n’es pas réaliste. Comment imaginer un monde sans argent ? Tu vis dans l’illusion. Nous sommes peut-être les nervis d’une honteuse tyrannie, il n’empêche, nous vivons dans la réalité, pas dans le rêve et notre politique budgétaire, pour peu révolutionnaire qu’elle soit, a le mérite d’être pragmatique et collée à la réalité. Oui, nous avons raison de baisser les dépenses publiques et de supprimer autant que c’est possible l’aide aux pauvres pour en faire non des assistés mais des membres actifs de notre société !
Phil : Je te remercie de ta franchise, et je vais vous poser des questions afin de vous faire voir jusqu’où vous mènera votre politique. Etes vous d’accord pour dire que tous les hommes recherchent ce qui leur rapportera le plus en un minimum de temps ?
AM : Oui, c’est cela.
Phil : Il s’ensuit de cela que si on supprime les aides aux chômeurs, ils rechercheront nécessairement à trouver du travail, ou bien vivront-ils d’amour et d’eau fraîche ?
AM : Ils rechercheront nécessairement du travail.
Phil : Et dans l’urgence de leur situation, préfèreront-ils trouver un travail pénible et mal payé, mais un travail tout de même, ou bien vont-ils attendre indéfiniment ?
AM : Il prendront ce qu’on leur donne.
Phil : Bien. Et du côté du patron, paiera-t-il les ouvriers à un salaire élevé ou bien le plus bas possible ?
AM : Il les paiera le plus bas possible car ainsi il fera plus de bénéfices.
Phil : IL s’ensuit de cela que si on supprime les aides sociales, les chômeurs trouveront du travail, mais pénible et mal payé, puisque c’est dans l’intérêt du patron.
AM : Je suis d’accord. Mais avec les bénéfices que fera le patron, il investira et créera de nouveaux emplois.
Phil : Les bénéfices que le patron se sera fait en faisant travailler dur et pour un bas salaire l’ouvrier, les investira-t-il pour son profit personnel ou par pur altruisme ?
AM : Pour son profit personnel, bien évidemment.
Phil : Et ces mêmes bénéfices, les investira-t-il dans ce qui lui rapporte le plus ou dans ce qui lui rapporte peu ?
AM : Dans ce qui lui rapporte le plus.
Phil : Donc le patron recherchera son enrichissement personnel, au détriment des ouvriers et cherchera ce qui lui rapporte le plus, n’est-ce pas ?
AM : Tout à fait.
Phil : Et ce qui rapporte le plus au patron, c’est de créer une nouvelle usine, d’augmenter le salaire des ouvriers ou bien de spéculer ?
AM : C’est de toute évidence spéculer qui rapporte le plus.
Phil : Par conséquent, l’argent dégagé en faisant travailler dur et pour un salaire de misère les ouvriers sera dilapidé en spéculation qui ne rapporteront qu’au patron ?
AM : Hélas oui.
Phil : Bien. Posons maintenant qu’on augmente les bas salaires et les aides sociales en taxant les bénéfices des patrons. L’argent ainsi récupéré sera-t-il épargné ou bien dépensé ?
AM : Il sera dépensé, dans son immense majorité.
Phil : Et cet argent dépensé, le sera-t-il en biens de consommation ou bien en dons aux organismes caritatifs.
AM : En biens de consommation, nécessairement.
Phil : Et ces biens de consommations achetés, qui enrichiront-ils ?
AM : Les patrons !
Phil : Qui verront donc leurs bénéfices augmenter tout en diminuant la misère des gens.
JLD : Tout cela est bien beau, Philéandre, mais tu es visiblement en contradiction avec ce que tu disais précédemment puisque tes solutions passent par le concours de l’argent. Pourquoi donc l’as-tu vilipendé tout à l’heure, car tu vois bien que la loi de l’offre et de la demande est irremplaçable ?
Phil : Irremplaçable, dis-tu. Examine maintenant ceci : sur quelle règle est bâtie la production ? Les biens sont-ils produit en concertation ou bien sont-ils produits en fonction de l’offre et de la demande ?
AM : En fonction de l’offre et de la demande.
Phil : Etes-vous d’accord pour dire que le travail de production est essentiellement fait par les ouvriers et que le patron ne fait que gérer le tout ?
AM : Nous te l’accordons.
Phil : Donc ce sont les ouvriers, par leur peine, leur sueur et leur souffrance, qui arrachent à la terre ses richesses et qui créent les bénéfices ?
AM : Oui.
Phil : Et ces bénéfices, reviennent-ils dans les poches des ouvriers ou bien profitent-ils à un autre ?
AM : Ce sont les patrons ou les actionnaires qui engrangent les bénéfices.
Phil : Et de quel droit, parce que le patron est un être d’une essence supérieure ou bien par le simple fait qu’il est propriétaire ?
AM : Par le simple fait qu’il est propriétaire, il a droit au fruit du travail des ouvriers.
Phil : D’une certaine façon, on peut dire que le patron ou l’actionnaire vole les fruits d’un travail qui n’est pas le sien.
AM : C’est cela.
Phil : Et le patron, mû par la loi de l’offre et de la demande, a tout intérêt à baisser le salaire des ouvriers, augmenter leur cadence de travail pour augmenter son enrichissement personnel, n’est-ce pas ?
AM : Oui.
Phil : Et quand le patron ou l’actionnaire, hypnotisé par le pouvoir de l’argent, entrevoit une possibilité de délocaliser dans un pays où les ouvriers travaillent plus pour un salaire moindre, il n’hésite pas et fait fermer l’usine, mettant au chômage les ouvriers qui l’ont enrichi ?
AM : Oui, puisque tout est soumis à la loi du marché.
Phil : Pour l’ouvrier, qui est obligé de travailler pour gagner sa vie, on voit bien qu’il n’est pas maître de son travail, mais que toute sa vie est soumise à la loi du marché.
AM : Tout à fait.
Phil : La loi de l’offre et de la demande est donc pour la plupart des hommes un tyran qui décide de notre bonheur à notre place. On parle beaucoup de liberté, de liberté d’entreprendre, de liberté d’investir et de consommer, mais cette liberté est illusoire pour l’ouvrier qui bien souvent n’a même pas le choix de choisir sa forme d’aliénation. Bien au contraire, si on supprimait la loi du marché, on ouvrirait toute grande les portes de la justice et les hommes vivraient bien plus heureux qu’aujourd’hui.
JLD : Comment cela ?
Phil : Vous êtes d’accord pour dire que de nos jours, la production et la consommation dépend de la loi du marché ?
AM : C’est exact.
Phil : Quand nous produisons, plutôt que de nous soumettre à la tyrannie de l’argent, de produire à l’aveuglette pour toujours plus de bénéfices qui de toute façon ne profiteront qu’à quelques-uns, nous devrions plutôt décider rationnellement et en concertation les uns avec les autres de ce que nous voulons produire.
JLD : Pourquoi donc ?
Phil : En contrôlant notre production, nous ne sommes plus soumis à la tyrannie de l’argent, nous devenons maîtres de nous même car nos choix sont guidés non plus sur la nécessité ou la volonté d’accumuler mais sur la justice et la raison. En décidant en commun de ce que nous devons produire et consommer, nous faisons en sorte que chacun produise ce dont il a réellement besoin et reçoive équitablement en fonction de ce qu’il a produit. Nous introduisons alors la justice et l ‘équité là où il n’y avait qu’injustice et tyrannie et la raison triomphe face à la démesure. Si nous avons enfin la force de mettre fin à la tyrannie de l’argent, nos choix dans la vie ne se font plus selon des motifs hasardeux mais tout se fait en connaissance de cause ; nous irons travailler non pas par nécessité et pour un salaire de misère mais parce que nous l’avons voulu et que nous recevrons un salaire équitable. Dans ces conditions, le travail ne sera plus une peine mais une joie et nous pourrons jouir de nos efforts en toute quiétude car nous serons assurés de recevoir une part juste.
Quand à vos théories sur la liberté, sur les prétendus bienfaits de l’argent et la nécessité de faire fondre les dépenses publiques pour remettre les hommes au travail, elles sont le fruit de l’ignorance et d’une vision étroite et simpliste de l’homme et ne peuvent que créer la haine et la discorde entre les hommes.
AM : Tu as raison, Philéandre, face à toi, nous ne sommes que des idiots et nous allons de ce pas proposer des nouvelles lois qui permettront plus de justice entre les hommes.
Phil : C’est très bien mes amis. Au revoir.









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