La monnaie

Image de couverture de La monnaie

La monnaie.

Ou dialogue entre Jean-Louis Debré, Alain Madelin

Et Philéandre sur le pouvoir de l’argent.



Alain Madelin : Enfin sortis ! Ces séances à l’assemblée nationale sont vraiment épuisantes, d’autant plus que l’opposition, avec sa malhonnêteté caractérisée, nous rend la partie difficile !

Jean-Louis Debré : Tu as raison, mais nous avons enfin voté le budget. J’espère que les Français apprécieront à sa juste valeur notre politique de rigueur et de baisse des dépenses publiques, d’ailleurs… Hé ! Mais qui vois-je là ! C’est Philéandre !

AM : Philéandre ! Philéandre !

Philéandre (se retournant) : Oui ?

AM : Nous sommes heureux de te voir, Philéandre, nous sommes heureux de ta présence.

JLD : Et ta claivoyance naturelle est pour nous une très grande joie.

Phil : Je vois que vous sortez de l’assemblée nationale et que votre appétit de gouverner vous a fait veiller jusqu’à tard dans la nuit…

AM : E toi ? Que fais-tu seul si tard ?

Phil : J’allais à l’épicerie de nuit m’acheter une boite de légumes car j’ai une petite faim…

JLD : Quand à nous, on vient tout juste de boucler le budget de la république Française pour cette année. Ce ne fut pas des plus faciles ni des plus reposant. Enfin, c’est fait maintenant !

Phil : Et qu’avez-vous voté ?

JLD : Etant donné la situation désastreuse que nous ont laissé les sociaux libéraux et afin de favoriser l’initiative privée, nous avons massivement réduit les dépenses publiques afin de ne pas être dispendieux tout en baissant les impôts pour que les Français puissent bénéficier du fruit de leur travail.

Phil : Ah bon ? Mais pourtant, devant la misère de certains de mes contemporains, j’aurai plutôt intuitivement augmenté les impôts des riches pour redistribuer l’argent aux plus pauvres…

JLD : Tu n’y connais rien ! L’Etat n’est pas une vache à lait ! Et puis ce n’est pas aider les gens que de les assister.

AM : En fait, Philéandre, nous faisons très attention à l’argent car c’est là notre richesse. En contrôlant l’argent, nous contrôlons les hommes et leurs funestes desseins. Si nous sommes économes aussi bien au niveau de l’état, de l’entrepreneur que du consommateur, nous deviendrons tous riches et heureux.

Phil : Tu fais bien de louer l’économie et la modération en toute chose, Alain, mais ce qui me chagrine le plus, ce sont les moyens que tu préconises pour donner le bonheur aux gens. Tu es un grand homme d’Etat, c’est certain, mais écoute-moi attentivement et réponds-moi sans fausse pudeur ni mauvaise foi si tu le veux bien. Es-tu d’accord pour dire que l’argent est la vraie richesse des hommes de notre temps ?

AM : Oui, c’est cela.

Phil : Donc, toutes les richesses que nous produisons peuvent être converties en argent ?

AM : Je suis d’accord.

Phil : Il s’ensuit de cela que tous les produits de l’homme peuvent être converties en argent.

AM : Cela me semble juste.

Phil : On peut dire aussi qu’il n’y a pas de production humaine qui ne soie échangeable ni monnayable ?

AM : Exactement.

Phil : Par conséquent, tout a une valeur monétaire ?

AM : Tout se vend, tout s’achète.

Phil : On peut donc calculer l’activité humaine puisque la monnaie est une quantité ?

AM : Tout à fait.

Phil : Et par calcul on peut donner une mesure précise et rationnelle du plaisir, de l’amour, de l’amitié, de la peine, du malheur, de l’ambition et toutes autres choses de ce genre ?

AM : Oui.

Phil : Vas-tu même jusqu’à dire que les choses n’existent qu’en raison du fait qu’elles peuvent être mesurées ?

AM : Tu m’ôtes les mots de la bouche, Philéandre.

Phil : En matière d’argent l’activité humaine est objet de science sous le nom de science économique.

AM : Je te l’accorde.

Phil : On peut donc dire que la science économique est la science du calcul et de la mesure de l’activité humaine sous le rapport de l’argent ?

AM : C’est exactement cela.

Phil : Pour cette science, toute activité humaine peut être payée ?

AM : Je dirai même plus, je dirais que tout est rentable. Le monde est une gigantesque marchandise que nous devons exploiter à notre guise pour le bien de tous. La science qui permet de créer toutes ces richesses est la science économique, science la plus louable puisqu’elle permet d’organiser les hommes entre eux pour le bonheur de chacun.

Phil : Je te remercie de t’être ainsi exprimé sans fausse pudeur mais écoute-moi attentivement. Es-tu d’accord pour dire que si l’argent est la valeur suprême, l’homme existe seulement sous deux rapports ?

AM : Comment cela ?

Phil : En tant que créateur de richesse, il est un producteur, en tant que bénéficiant des richesses, il est un consommateur.

AM : C’est tout à fait ça.

Phil : Examinons l’homme en tant que producteur. Lorsque nous produisons, est-ce par plaisir ou pour gagner de l’argent.

AM : Pour gagner de l’argent, bien entendu.

Phil : Et ce qui nous motive à gagner de l’argent est-ce des motifs altruistes ou égoïstes ?

AM : Les gens qui se gouvernent par altruisme sont extrêmement rares, Philéandre, et en général ce genre de personnages ne sont pas motivés par l’argent.

Phil : L’appât du gain est donc égoïste.

AM : Exactement.

Phil : Donc, peu importe nos motivations, l’important pour le producteur, c’est qu’il soit payé de sa peine.

JLD : Oui, Philéandre, comme on dit : « tout travail mérite salaire »

Phil : Maintenant, écoutez cela : un voleur habile réussit à s’introduire dans un coffre fort et y dérobe une forte somme d’argent. Posons qu’il n’a pas été pris par la police, il a alors, par sont travail de vol, acquis de l’argent.

AM : Je te l’accorde.

Phil : Donc on peut voler, tuer, vendre de la drogue, se prostituer, l’important est l’argent qu’on en tire.

AM : Oui.

Phil : Mais pour le travailleur honnête, l’argent est le fruit de la peine qu’il a eu à l’usine, la mine ou aux champs, par exemple.

AM : Je suis d’accord.

Phil : Un travailleur s’impose donc une peine pour gagner de l’argent.

AM : Sans contredit.

Phil : Dis-moi, pour quelles raisons choisit-on de travailler ?

AM : Souvent parce qu’on a faim mais parfois aussi pour d’autres motifs.

Phil : Et quand on a faim, choisit-on son travail pour le salaire, sans s’intéresser aux conditions ou bien a-t-on tout le loisir de discuter ?

AM : Certes non ! Quand on a faim, on choisit de faire n’importe quoi pourvu qu’on y gagne quelque argent.

Phil : Il s’ensuit de cela que le travailleur qui a faim est prêt à tout faire, y compris se prostituer ou voler, pour le simple motif qu’il a besoin d’argent pour se nourrir ?

JLD : C’est hélas le cas de certains de nos compatriotes.

Phil : Bien. Passons à ceux qui travaillent pour d’autres motifs. Quels sont-ils ?

AM : Les motifs qui poussent les gens qui ne sont pas particulièrement dans le besoin sont innombrables, Philéandre.

Phil : Dites-moi, les gens qui travaillent pour ces motifs trouvent-ils leur satisfaction dans le fait même de travailler ou dans le salaire ?

AM : Les gens qui prennent du plaisir à travailler sont très rares, Philéandre, c’est bien souvent le salaire qui motive à produire.

Phil : Tout à fait et par conséquent, peu importe le travail que l’on fait, pourvu qu’il soit bien payé.

JLD : C’est ce que la plupart des gens recherchent : un salaire élevé.

Phil : Etes-vous d’accord pour dire que quel que soit le cas, qu’on ait faim ou qu’on ait quelque motif particulier, ce sont les circonstances qui font que l’on fasse tel ou tel travail ?

AM : Oui.

Phil : Il s’ensuit de cela que nous choisissons en fonction de ce qu’on nous offre.

AM : C’est très vrai.

Phil : donc, celui qui est né sans talent particulier et qui est pauvre choisit nécessairement un travail peu qualifié et mal payé quand il ne sombre pas dans le trafic de drogue ou la prostitution ?

JLD : C’est hélas très souvent le cas.

Phil : Ce sont donc des circonstances extérieures qui dictent notre conduite, nous avons un choix très réduit.

AM : Nous faisons tous notre possible.

Phil : Donc en tant que producteur, le besoin ou le désir nous imposent notre conduite ?

AM : C’est exactement cela.

Phil : Par conséquent, nous sommes prêts à aliéner la majeure partie de notre vie en échange de ce que nos capacités nous feront gagner comme argent.

AM : Je te l’accorde.

Phil : Et en tant que producteur, nous sommes soumis à notre besoin d’argent ?

AM : Tu as tout à fait raison, Philéandre.

Phil : On peut dire que d’une certaine façon nous ne sommes pas libres, mais soumis à la loi du marché.

AM : Oui.

Phil : Bien. Passons maintenant à l’examen du pouvoir de l’argent du point de vue du consommateur. Ecoutez-moi bien et répondez-moi avec honnêteté. Quend quelqu’un veut être heureux, en tant que consommateur, que fait-il?

JLD : J’imagine qu’il invite une jeune femme au cinéma ou quelque chose de ce genre…

Phil : Tout à fait. D’ailleurs je crois qu’on peut dire, puisqu’il s’agit de cela, qu’il a monnayé l’amour de la femme.

AM : C’est à chacun selon ses goûts. Nous ne sommes tout de même pas tout le temps obsédés par les femmes ou les hommes ! Mais ce qui est certain, puisque tout est mesurable, c’est que le bonheur résulte nécessairement d’une forme de consommation.

Phil : Nous voici d’accord ! Mais écoutez-moi très attentivement. Quand nous consommons un bien culturel, par exemple un film, ce film est-il parfaitement conforme à ce que nous attendions ou bien nous satisfait-il pleinement ?

AM : Il ne nous satisfait qu’un court instant.

Phil : Donc nous allons en voir un autre.

AM : Tout à fait.

Phil : Pareil lorsque nous achetons une voiture, ce n’est jamais celle qu’il nous faut ?

AM : Oui, dans notre immense majorité, à peine achetée, nous en voulons déjà une autre.

Phil : Il s’ensuit de cela que logiquement plus nous consommons, plus nous sommes heureux.

AM : Oui.

Phil : Alors plus nous sommes riches, plus nous sommes heureux.

AM : C’est exactement ça.

Phil : Par conséquent, les pauvres sont très malheureux et les riches très heureux.

AM : Sans contredit.

Phil : Et que doit faire un pauvre pour être heureux.

JLD : Il doit se mettre au boulot.

Phil : Il doit plutôt trouver de l’argent, puisque c’est l’argent qui rend heureux, le travail n’étant qu’un moyen.

AM : Oui.

Phil : Si un voleur habile tue un homme très riche, lui prend tout son argent sans être trouvé par la police ni puni par la justice, il est donc heureux ?

AM : Hélas oui !

Phil : Donc voler, tuer, exploiter autrui peut rendre heureux, si ça rapporte de l’argent ?

AM : Nous devons le reconnaître.

Phil : Par conséquent, à condition de ne pas être puni, nous avons droit à tous les comportements, même les plus indignes, l’important est que nous ayons de l’argent pour pouvoir consommer puisque cela semble être le bonheur ?

AM : J’abonde dans ton sens, Philéandre.

Phil : Il s’ensuit de cela que nous devons mettre toute notre application à trouver de l’argent.

AM : Oui.

Phil : Et une fois que nous en avons, nous trouvons tout notre bonheur dans la consommation ?

AM : C’est cela.

Phil : Mais dites-moi, lorsque nous consommons un disque par exemple, apparaît-il devant nous comme par magie ou bien est-ce le fruit d’un long travail avant que nous le consommions ?

AM : C’est le fuit d’un long travail puisqu’il a été enregistré dans les studios, gravé dans les usines et vendu dans une boutique.

Phil : Donc le disque n’arrive pas devant nous par hasard.

AM : Bien entendu.

Phil : Il s’ensuit de cela qu’un disque n’est consommé que dans la mesure où il est produit ?

AM : Oui.

Phil : Et cette production des biens de consommation dépend de la loi du marché.

AM : C’est exact.

Phil : Il découle de ce que nous avons dit qu’un produit n’est consommé que dans la mesure où il est rentable ?

AM : Comment cela ?

Phil : En tant que consommateur, préférez-vous acheter un produit cher et mauvais ou bon et modique ?

JLD : Nous achetons toujours au meilleur rapport qualité/prix.

Phil : Tout comme le producteur qui produit au meilleur rapport. Donc nous achetons en fonction de ce qu’on nous propose.

AM : Sans contredit.

Phil : Par conséquent, nous consommons en fonction de certaines lois.

AM : C’est exact.

Phil : Il s’ensuit de cela que la consommation est soumise à la loi du marché.

AM : Parfaitement.

Phil : Donc notre bonheur, qui réside dans l’activité de consommer, est forcément limité par les lois de l’offre et de la demande.

AM : Je suis d’accord.

Phil : Et d’une certaine façon on peut dire que nous ne sommes plus maîtres de notre bonheur puisque nous l’avons mis entre les mains des lois du marché ?

AM : Sapristi ! C’est exact !

Phil : Nous voyons donc clairement maintenant que à la fois du point de vue du producteur que du point de vue du consommateur, nous sommes soumis au règne de l’argent.

AM : Mais c’est tout à fait souhaitable, Philéandre ! Les hommes, qui autrefois se faisaient la guerre pour des motifs futiles, sous la loi de l’argent, se sont assagis ! C’est comme s’il y avait une main invisible qui nous guidait malgré nous même et nos pulsions bestiales vers la paix et la prospérité ! Nous sommes soumis à l’argent, certes, mais l’argent est un bon maître ! A son contact, les hommes se réunissent, le violent devient paisible, l’intempérant tempérant. Où est le mal, Philéandre, car l’argent ne produit que des bienfaits !

Phil : Je te remercie de ta franchise ainsi que de tes explications. Seulement, si tu le veux bien, réponds à mes questions avec cette même ardeur et cette même honnêteté.

AM : Nous sommes prêts, Philéandre !

Phil : Bien. Tu dis que l’argent est un bon maître. Es-tu d’accord pour dire d’une personne que ce qu’elle peut faire dépend de l’argent qu’elle a, puisque tout se vend et s’achète ?

AM : Oui, si on a de l’argent, on peut tout acheter.

Phil : Et dirais-tu que cette personne riche profite de son argent comme bon lui semble ou bien a-t-elle un plan quelconque ?

AM : Elle en profite comme bon lui semble.

Phil : Donc elle peut faire ce qui lui plait, du moment qu’elle a de l’argent ?

AM : Oui.

Phil : Et là où quelque chose s’achète, là est le bonheur des hommes ?

AM : C’est exact.

Phil : Il s’ensuit de cela que plus une chose s’achète et se vend, d’autant plus nous sommes heureux ?

AM : Sans contredit.

Phil : Mais es-tu d’accord pour dire que les choses ne s’achètent et ne se vendent que dans la mesure où elles sont produites ?

AM : C’est cela.

Phil : Et que plus nous travaillons, plus nous produisons ?

AM : Tout à fait.

Phil : En conséquence de quoi, plus nous travaillons, plus nous sommes heureux.

AM : Sapristi ! C’est exact !

Pour atteindre le bonheur parfait, il nous faudrait don travailler nuit et jour…

AM : C’est la conséquence logique de ce que nous avons dit.

Phil : Et n’as-tu pas dit que le bonheur résidait dans l’activité de consommer ?

AM : Oui.

Phil : Nous avons dit tout à l’heure que plus un homme a de l’argent, plus il est heureux.

AM : C’est cela.

Phil : Donc plus il consomme, plus il est heureux ?

AM : C’est vrai.

Phil : Mais cet homme riche, sait-il ce qu’il doit consommer, ou bien n’en a-t-il aucune idée ?

AM : Cela dépend de chacun ; untel consomme des livres, tel autre des vêtements, tel autre encore des voitures…

Phil : Si un homme a la passion des vêtements, il trouvera son bonheur à acquérir de l’argent pour en acheter ?

AM : C’est cela : nos passions se transforment en or.

Phil : Toutes nos passions ?

AM : Certaines.

Phil : Les plus égoïstes ou les plus altruistes ?

AM : Les plus égoïstes, bien sûr…

Phil : Et parmi les plus égoïstes, celles qui rapportent le plus sont-elles les plus simples, comme la passion pour les vêtements ou bien les plus complexes, comme la passion pour la philosophie ou la religion ?

AM : Les plus simples, évidemment.

Phil : Bien. Posons qu’un homme qui aime les beaux vêtements trouve du travail. Que fera-t-il avec son salaire ?

AM :Il achètera des vêtements.

Phil : Et une fois qu’il en aura, cessera-t-il d’être passionné par les vêtements ou bien continuera-t-il à les accumuler ?

AM : Il continuera à en accumuler et il fera de même avec ses autres passions, s’il en a : télévisions, bijoux, voitures…

Phil : Diras-tu alors, d’après ce qui vient d’être dit, que la sujétion au pouvoir de l’argent est entretenue par nos passions les plus basses ou les plus nobles ?

AM : Les plus basses, bien entendu.

Phil : Maintenant, prenons le problème globalement. Nous avons dit que la société est soumise à la loi du marché et que les choses n’ont leur raison d’être que dans la mesure où elles sont rentables. Es-tu d’accord ?

AM : Tout à fait.

Phil : Il s’ensuit de cela que la raison d’être du producteur est de gagner le plus d’argent possible, celle du consommateur, de consommer le plus possible ?

AM : Oui.

Phil : Devons-nous donc produire et consommer le plus possible pour être heureux ou bien devons nous donc dans ces domaines, faire preuve de parcimonie ?

AM : Nous devons consommer et produire le plus possible, c’est ainsi que fonctionne le système.

Phil : Le produit consommé sera-t-il fiable et solide ou bien fragile et peu coûteux  à fabriquer ?

AM : Fragile, puisque comme cela on en vend plus ; quand au prix, il est soumis à la loi du marché.

Phil : Et les producteurs ont-ils intérêt à vendre beaucoup ou peu ?

AM : A vendre beaucoup et au meilleur prix.

Phil : Et les producteurs ont-il intérêt, quand ils vendent, à flatter nos passions basses, ou bien nos passions nobles ?

AM : Nos passions basses, puisqu’elles sont plus répandues.

Phil : On le voit avec la publicité, qui fait appel à nos passions les plus indignes…

AM : Tout à fait.

Phil : En résumé, on peut dire que la loi de l’offre et de la demande nous impose de produire et consommer une multitude de produits fragiles et bon marché qui satisfont nos désirs les plus vils, étouffant par là même les nobles aspirations de l’homme.

AM : Sapristi, c’est exact !

Phil : Et le cycle infernal de la production et de la consommation de masse nous impose de nous réaliser dans l’avoir et le paraître, laissant de côté l’être de l’homme, c’est à dire son aspect le plus noble.

AM : Tu as raison, Philéandre.

Phil : Bien. Maintenant, diras-tu que les hommes se lient entre eux de manière désordonnée ou en fonction de critères définis ?

AM : En fonction de critères définis, l’amitié ne se fait pas au hasard.

Phil : Considère les riches et les pauvres. Es-tu d’accord pour dire qu’entre eux, l’amitié se fonde naturellement sur les goûts de chacun, nonobstant les différences financières, ou bien l’argent a-t-il un rôle là dedans ?

AM : C’est à dire ?

Phil : Quand un riche se fait des amis, les choisit-il au hasard ou bien sélectionne-t-il ses lieux de rencontre ?

AM : Il a tendance à organiser ses loisirs : le riche se fait des amis au club de golf, le pauvre au troquet du coin.

Phil : Bien. Et quand on se fait des amis, que fait-on ?

JLD : On lui paye une bière, par exemple.

Phil : Vous êtes donc d’accord pour dire que l’amitié est médiatisée par l’argent, ou bien l’argent n’a rien à voir là dedans ?

AM : Comme nous avons dit tout à l’heure : tout comme on achète l’amour d’une femme, on achète ses amis en fonction de ses revenus.

Phil : Donc l’amitié devient une relation marchande ?

AM : Tout à fait.

Phil : Il s’ensuit de cela que l’on a des amis que dans la mesure ou ils vous rapportent, d’une manière ou d’une autre, quelque chose, ou bien y a-t-il de l’amitié désintéressée ?

AM : On choisit ses amis en fonction de ce qu’ils nous rapportent.

Phil : En conséquence de quoi, si quelqu’un ne nous rapporte rien, ce n’est pas notre ami ?

AM : C’est cela.

Phil : Quel est donc le meilleur moyen d’avoir des amis : d’avoir de l’argent ou bien simplement de rechercher l’amitié ?

AM : L’argent y est pour beaucoup.

Phil : Il s’ensuit de cela que plus on est riche, plus on a d’amis, plus on est pauvre moins on a de chances d’avoir des amis ?

AM : Sans contredit.

Phil : Le plus important est alors l’intérêt qu’on trouve à l’amitié ou alors la personne elle-même, sans préjuger de ses revenus ?

AM : On est amis en fonction de l’intérêt qu’on y trouve.

Phil : Mais si l’amitié est fondée sur un tel rapport, aiderons-nous nos amis comme si c’était nous même, ou bien les aiderons-nous uniquement si cela est rentable ?

AM : Nous les aiderons que si cela nous rapporte quelque chose.

Phil : Le lien créé par l’argent est donc provisoire car en fonction de ce qu’il nous rapporte ?

AM : Oui.

Phil : Supposons maintenant deux amis dont l’un n’a plus d’argent. Comme celui-ci ne peut plus rien rapporter à l’autre, continueront-ils de se voir par pure amitié ou bien cesseront-ils leur entente ?

AM : Ils cesseront de se voir, assurément.

Phil : Bien. Examinons le problème sous un autre angle. Direz-vous que l’amitié est soumise à la loi de l’offre et de la demande ou bien qu’existe une amitié qui se fasse par pur respect pour la personne ?

AM : L’amitié désintéressée ne concerne que quelques rares philosophes. Pour la plupart des hommes, il y a une économie de l’amitié.

Phil : Dans ce cas, on peut en déduire que l’argent est le médium de cette économie, ce qui crée le lien entre les gens ?

AM : Tout à fait.

Phil : Direz-vous alors que l’amitié se fait suite à une relation marchande, ou bien que se créent les liens d’amitié d’abord ?

AM : L’amitié est une conséquence de la relation marchande comme quand on invite quelqu’un au restaurant, ce qui crée l’amitié, c ‘est qu’on lui a payé un bon repas et qu’on l’a charmé par notre conversation éduquée qu’on a acquise en payant le professeur.

Phil : Bien. Considérez maintenant deux hommes qui se croisent et décident de se payer un verre histoire d’être amis. Leur amitié naitra-t-elle des verres de bière qu’ils vont boire ensemble ou bien est-elle acquise d’emblée ?

AM : Elle va naître d’un intérêt mutuel, bien entendu.

Phil : Donc, plus ils se paieront de verres, plus ils seront amis ?

AM : C’est cela.

Phil : Mais ce qui est central, ce sont les verres qu’ils se paient, n’est-ce pas ? Ou bien peuvent-ils s’aimer sans relation marchande ?

AM : Ils s’aiment en fonction des verres qu’ils se paient.

Phil : Maintenant écoutez-moi bien. Pour continuer à se payer des verres, ont-ils intérêt à user de flatteries, de fables concernant leur amitié ou bien doivent-ils se dire toujours la vérité quoi qu’il leur en coûte ?

AM : Ils ont intérêt à se flatter mutuellement.

Phil : Au bout d’un moment, ils feront donc semblant d’être amis, l’important pour eux n’étant pas l’amitié désintéressée mais bien les verres de bière qu’ils pourront se payer ?

AM : Hélas oui.

Phil : Cela se voit encore plus lorsque cela concerne un riche et un pauvre : le pauvre fait bien souvent semblant d’être ami d’avec le riche pour profiter de ses largesses.

AM : Il y a apparence.

Phil : On le voit aussi lorsqu’il y a une succession : des frères et sœurs qui jusqu’à présent s’entendaient bien peuvent tout d’un coup se détester pour récupérer l’argent de l’héritage, c’est aussi le cas lors des divorces où l’on brise les liens de l’amour pour récupérer le canapé, la télévision, etc…

AM : Tu as raison, Philéandre.

Phil : On peut donc dire que l’argent, en tant que lien social ne crée que des liens factices et ce spécialement en ce qui concerne l’amitié.

AM : Cela semble juste.

Phil : Mais quand un homme reçoit son salaire, qu’en fait-il ? En use-t-il de manière altruiste, utilisant son argent pour créer du lien autour de lui ou bien le garde-t-il pour lui seul ?

AM : Il le garde pour lui seul, la plupart du temps.

Phil : Le salaire reçu pour le travail effectué est-il donc mis en commun ou bien est-il destiné au seul individu ?

AM : Au seul individu.

Phil : Et en ce qui concerne la loi de l’offre et de la demande, le travailleur est-il considéré en tant qu’il a une relation avec un groupe ou bien est-il atomisé, considéré seulement dans son individualité ?

AM : Je ne t’apprendrai pas, Philéandre, que pour la plupart des théories économiques, on considère l’homme uniquement en tant qu’individu, qu’on nomme d’ailleurs agent économique. Cela facilite d’ailleurs les calculs.

Phil : Mais cet individu, cet agent économique, le considère-t-on comme une individualité unique et irremplaçable ou bien comme une atome semblable aux autres ?

AM : C’est un atome semblable aux autres. L’agent économique est interchangeable, il peut tout aussi bien être patron qu’ouvrier.

Phil : Si c’est le cas, la loi de l’offre et de la demande prend-elle en compte les individus singuliers ou un individu abstrait ?

AM : L’homme économique est un individu abstrait. C’est d’ailleurs une nécessité, sinon il n’y aurait pas de science économique.

Phil : Dans ce cas dirais-tu que pour les théories économiques, les hommes sont comme des atomes obéissant nécessairement à la loi de l’offre et de la demande ?

AM : On peut voir les choses comme ça, en effet.

Phil : On voit bien maintenant à quel point l’argent est un tyran puisqu’il fait de nous des atomes, des abstractions vidées de notre substance humaine. Soumis que nous sommes à la loi de l’offre et de la demande, notre existence même est en proportion de l’argent que nous acquérons et notre bonheur dépend de ce que nous pouvons avoir à consommer. En tant que producteurs, nous n’avons pas plus d’être que des machines, en tant que consommateurs, nous sommes heureux qu’en tant que nous avons. Oui, vraiment, l’argent est un tyran, car pour en posséder nous sommes prêts à renoncer jusqu’à notre propre humanité, nous ne reconnaissons plus nos frères humains et une fois que nous en avons, nous consommons des biens inutiles jusqu’à en vomir. Contraintes inutiles, bassesse complaisamment entretenue, voilà la tyrannie de l’argent !

JLD : Tu parles comme si l’argent était la source de tous les maux dont souffre l’humanité, Philéandre, mais tu n’es pas réaliste. Comment imaginer un monde sans argent ? Tu vis dans l’illusion. Nous sommes peut-être les nervis d’une honteuse tyrannie, il n’empêche, nous vivons dans la réalité, pas dans le rêve et notre politique budgétaire, pour peu révolutionnaire qu’elle soit, a le mérite d’être pragmatique et collée à la réalité. Oui, nous avons raison de baisser les dépenses publiques et de supprimer autant que c’est possible l’aide aux pauvres pour en faire non des assistés mais des membres actifs de notre société !

Phil : Je te remercie de ta franchise, et je vais vous poser des questions afin de vous faire voir jusqu’où vous mènera votre politique. Etes vous d’accord pour dire que tous les hommes recherchent ce qui leur rapportera le plus en un minimum de temps ?

AM : Oui, c’est cela.

Phil : Il s’ensuit de cela que si on supprime les aides aux chômeurs, ils rechercheront nécessairement à trouver du travail, ou bien vivront-ils d’amour et d’eau fraîche ?

AM : Ils rechercheront nécessairement du travail.

Phil : Et dans l’urgence de leur situation, préfèreront-ils trouver un travail pénible et mal payé, mais un travail tout de même, ou bien vont-ils attendre indéfiniment ?

AM : Il prendront ce qu’on leur donne.

Phil : Bien. Et du côté du patron, paiera-t-il les ouvriers à un salaire élevé ou bien le plus bas possible ?

AM : Il les paiera le plus bas possible car ainsi il fera plus de bénéfices.

Phil : IL s’ensuit de cela que si on supprime les aides sociales, les chômeurs trouveront du travail, mais pénible et mal payé, puisque c’est dans l’intérêt du patron.

AM : Je suis d’accord. Mais avec les bénéfices que fera le patron, il investira et créera de nouveaux emplois.

Phil : Les bénéfices que le patron se sera fait en faisant travailler dur et pour un bas salaire l’ouvrier, les investira-t-il pour son profit personnel ou par pur altruisme ?

AM : Pour son profit personnel, bien évidemment.

Phil : Et ces mêmes bénéfices, les investira-t-il dans ce qui lui rapporte le plus ou dans ce qui lui rapporte peu ?

AM : Dans ce qui lui rapporte le plus.

Phil : Donc le patron recherchera son enrichissement personnel, au détriment des ouvriers et cherchera ce qui lui rapporte le plus, n’est-ce pas ?

AM : Tout à fait.

Phil : Et ce qui rapporte le plus au patron, c’est de créer une nouvelle usine, d’augmenter le salaire des ouvriers ou bien de spéculer ?

AM : C’est de toute évidence spéculer qui rapporte le plus.

Phil : Par conséquent, l’argent dégagé en faisant travailler dur et pour un salaire de misère les ouvriers sera dilapidé en spéculation qui ne rapporteront qu’au patron ?

AM : Hélas oui.

Phil : Bien. Posons maintenant qu’on augmente les bas salaires et les aides sociales en taxant les bénéfices des patrons. L’argent ainsi récupéré sera-t-il épargné ou bien dépensé ?

AM : Il sera dépensé, dans son immense majorité.

Phil : Et cet argent dépensé, le sera-t-il en biens de consommation ou bien en dons aux organismes caritatifs.

AM : En biens de consommation, nécessairement.

Phil : Et ces biens de consommations achetés, qui enrichiront-ils ?

AM : Les patrons !

Phil : Qui verront donc leurs bénéfices augmenter tout en diminuant la misère des gens.

JLD : Tout cela est bien beau, Philéandre, mais tu es visiblement en contradiction avec ce que tu disais précédemment puisque tes solutions passent par le concours de l’argent. Pourquoi donc l’as-tu vilipendé tout à l’heure, car tu vois bien que la loi de l’offre et de la demande est irremplaçable ?

Phil : Irremplaçable, dis-tu. Examine maintenant ceci : sur quelle règle est bâtie la production ? Les biens sont-ils produit en concertation ou bien sont-ils produits en fonction de l’offre et de la demande ?

AM : En fonction de l’offre et de la demande.

Phil : Etes-vous d’accord pour dire que le travail de production est essentiellement fait par les ouvriers et que le patron ne fait que gérer le tout ?

AM : Nous te l’accordons.

Phil : Donc ce sont les ouvriers, par leur peine, leur sueur et leur souffrance, qui arrachent à la terre ses richesses et qui créent les bénéfices ?

AM : Oui.

Phil : Et ces bénéfices, reviennent-ils dans les poches des ouvriers ou bien profitent-ils à un autre ?

AM : Ce sont les patrons ou les actionnaires qui engrangent les bénéfices.

Phil : Et de quel droit, parce que le patron est un être d’une essence supérieure ou bien par le simple fait qu’il est propriétaire ?

AM : Par le simple fait qu’il est propriétaire, il a droit au fruit du travail des ouvriers.

Phil : D’une certaine façon, on peut dire que le patron ou l’actionnaire vole les fruits d’un travail qui n’est pas le sien.

AM : C’est cela.

Phil : Et le patron, mû par la loi de l’offre et de la demande, a tout intérêt à baisser le salaire des ouvriers, augmenter leur cadence de travail pour augmenter son enrichissement personnel, n’est-ce pas ?

AM : Oui.

Phil : Et quand le patron ou l’actionnaire, hypnotisé par le pouvoir de l’argent, entrevoit une possibilité de délocaliser dans un pays où les ouvriers travaillent plus pour un salaire moindre, il n’hésite pas et fait fermer l’usine, mettant au chômage les ouvriers qui l’ont enrichi ?

AM : Oui, puisque tout est soumis à la loi du marché.

Phil : Pour l’ouvrier, qui est obligé de travailler pour gagner sa vie, on voit bien qu’il n’est pas maître de son travail, mais que toute sa vie est soumise à la loi du marché.

AM : Tout à fait.

Phil : La loi de l’offre et de la demande est donc pour la plupart des hommes un tyran qui décide de notre bonheur à notre place. On parle beaucoup de liberté, de liberté d’entreprendre, de liberté d’investir et de consommer, mais cette liberté est illusoire pour l’ouvrier qui bien souvent n’a même pas le choix de choisir sa forme d’aliénation. Bien au contraire, si on supprimait la loi du marché, on ouvrirait toute grande les portes de la justice et les hommes vivraient bien plus heureux qu’aujourd’hui.

JLD : Comment cela ?

Phil : Vous êtes d’accord pour dire que de nos jours, la production et la consommation dépend de la loi du marché ?

AM : C’est exact.

Phil : Quand nous produisons, plutôt que de nous soumettre à la tyrannie de l’argent, de produire à l’aveuglette pour toujours plus de bénéfices qui de toute façon ne profiteront qu’à quelques-uns, nous devrions plutôt décider rationnellement et en concertation les uns avec les autres de ce que nous voulons produire.

JLD : Pourquoi donc ?

Phil : En contrôlant notre production, nous ne sommes plus soumis à la tyrannie de l’argent, nous devenons maîtres de nous même car nos choix sont guidés non plus sur la nécessité ou la volonté d’accumuler mais sur la justice et la raison. En décidant en commun de ce que nous devons produire et consommer, nous faisons en sorte que chacun produise ce dont il a réellement besoin et reçoive équitablement en fonction de ce qu’il a produit. Nous introduisons alors la justice et l ‘équité là où il n’y avait qu’injustice et tyrannie et la raison triomphe face à la démesure. Si nous avons enfin la force de mettre fin à la tyrannie de l’argent, nos choix dans la vie ne se font plus selon des motifs hasardeux mais tout se fait en connaissance de cause ; nous irons travailler non pas par nécessité et pour un salaire de misère mais parce que nous l’avons voulu et que nous recevrons un salaire équitable. Dans ces conditions, le travail ne sera plus une peine mais une joie et nous pourrons jouir de nos efforts en toute quiétude car nous serons assurés de recevoir une part juste.

Quand à vos théories sur la liberté, sur les prétendus bienfaits de l’argent et la nécessité de faire fondre les dépenses publiques pour remettre les hommes au travail, elles sont le fruit de l’ignorance et d’une vision étroite et simpliste de l’homme et ne peuvent que créer la haine et la discorde entre les hommes.

AM : Tu as raison, Philéandre, face à toi, nous ne sommes que des idiots et nous allons de ce pas proposer des nouvelles lois qui permettront plus de justice entre les hommes.

Phil : C’est très bien mes amis. Au revoir.






Essaisobriétépolitique
Tous droits réservés
1 chapitre de 22 minutes
Commencer la lecture

Table des matières

Commentaires & Discussions

La monnaieChapitre0 message

Des milliers d'œuvres vous attendent.

Sur l'Atelier des auteurs, dénichez des pépites littéraires et aidez leurs auteurs à les améliorer grâce à vos commentaires.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0