La carafe (3/3)

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 Pendant qu'on regardait les vaches, parce qu'on commençait à les connaître, à force, presque machinalement, il a ramassé une petite pierre et il l'a balancée. La pauvre bête s'est reculée mais elle a pas moufté. Tu parles, elle avait l'habitude des mauvais traitements. Rien que le soleil et l'état de sa mangeoire... Et puis, il nous a invités à essayer. Au début, j'hésitai, alors il nous a filé des projectiles, que j'ai utilisés. Et c'est vrai que ça faisait sacrément du bien de se sentir puissant, comme ça. C'était comme si j'avais leur vie entre mes mains. J'étais devenu Dieu tout à coup, l'espace d'un soir. Je contrôlais d'autres crève-la-faim. Haha, c'est bon putain ! On riait pas trop fort pour pas rompre le marché tacite, mais on en pensait pas moins. Et puis elle disaient rien, ces connes ! Elles nous regardaient juste de leurs grands yeux pleins de vide, de bêtise, et elles s'écartaient pour pas avoir trop mal. Mais bon, on s'est enhardis alors ça a fini par nous saouler ce mutisme des faibles. Beugle, putain, rue, fais quelque chose ! Montre-moi que je te fais peur, que je te domine ! Montre-moi que t'as peur de crever, supplie-moi de t'épargner ! Mais comme il se passait rien, on a fini par lancer plus fort, c'était plus marrant et puis ça occupe. Ça fatigue, aussi et on a mieux dormi.

 On a fait ça quelques soirs et elles en sortaient pas une. Fallait croire qu'elles avaient la peau dure, ces bestioles. Peut-être une croûte poussiéreuse. Alors, peu à peu, je me suis interrogé si on les blessait vraiment et j'ai eu peur qu'on finisse par en tuer et je me suis réveillé. J'ai commencé à me demander ce qu'on leur faisait à ces pauvres bêtes qui nous ressemblaient, dans ce bled paumé. J'imaginais que les vaches nous caillassaient à leur tour en rigolant tout leur soûl et j'ai presque chialé, tellement c'était la même chose que ce qu'on faisait. Je m'en suis ouvert à Johnny et il était d'accord. Alors un soir on a dit à Bob qu'on voulait arrêter. Il a pas compris tout de suite de quoi on parlait. C'était devenu une activité normale, pour lui. Alors il s'est barré sans rien dire et il est retourné les caillasser, mais tout seul, cette fois. Nous, on était pas fiers et puis on voyait bien qu'on perdait notre pote. Lui, tout ce qu'il perdait, c'était la tête. Il a arrêté de nous causer et on le voyait plus. Il s'est mis à délirer, il partait en vadrouille toute la journée sous le soleil meurtrier, sans rien pour se protéger. On savait pas où il allait mais on imaginait bien qu'il caillassait toujours. C'était du délire, il a totalement arrêté de parler. Il avait qu'à taper sur le bar et il obtenait sa bière ou son repas, selon l'heure de la journée. Et nous, on osait rien dire non plus, on se faisait tout petits parce qu'il nous foutait les chocottes, avec se carcasse terrifiante, à perdre comme ça les pédales.

 Et puis un jour, un soir, Bob est pas rentré. On s'est pas inquiétés au début, ça faisait des jours qu'on l'avait vu qu'en pointillés. Mais c'était Bob, quoi et on avait traversé des tas d'États avec lui alors on a commencé à s'interroger. Nous voilà donc de retour sur le chemin pour aller caillasser les vaches. Personne. Merde alors, on a vraiment commencé à pas se sentir bien. Alors, toute la nuit, on a cherché. Dans le bled, d'abord et puis au-delà, après. C'est Johnny qui l'a trouvé. A quelques kilomètres, en suivant la route qui s'éloignait, Bob était là, inconscient. Le coup de chaud. On l'a ramené tant bien que mal, en faisant gaffe de pas trop le secouer et on a fini par l'allonger dans la chambre. Des jours durant, on a essayé de le nourrir, l'hydrater, rien à faire. Il était devant nous, pitoyable, lamentable, effrayé. Sa tête était restée là-bas. Il voulait rien savoir, personne pouvait l'approcher. Le tavernier a bien dû entendre des trucs et faire le rapprochement parce que je crois que ça a commencé à jaser ; j'ai recommencé à sentir des regards fixes dans mon dos.

 Et puis un matin silencieux, on s'est réveillés. Bob avait cessé de délirer. Il avait cessé de respirer, aussi. Cette fois, c'était trop, alors j'ai chialé et je pouvais plus m'arrêter. Bob était mort, ce sacré fils de pute. Mort ! Bordel de merde, ça faisait un drôle d'effet. J'avais jamais imaginé que ça puisse vraiment finir comme ça. Johnny et moi, on se retrouvait orphelins d'un camarade, d'un compagnon d'errance, les bons, comme les mauvais jours. On avait perdu un ami de toujours. Et on pouvait pas rester là, avec un cave sur les bras. Alors on l'a descendu, pour prévenir. La traînée de poudre. Le soir, tout le monde était là. Et on a vite fait compris qu'on était pas en Terre sainte. Bob (ce pauvre vieux Bob) pouvait pas reposer là. On s'est vu jeter des regards si glaçants que le soleil s'est caché. Il avait tout vu, lui, et il l'avait tué. Alors on a rempaqueté fissa notre maigre barda, on s'est organisé pour porter notre frère et on s'est retournés. Personne nous avait jamais aimé. Valait mieux être chassé maintenant par des regards que par leurs fusils un peu plus tard. Alors on s'est retournés. Devant nous, le ruban, beau et infini, effrayant à la fois. La route, libre et tentante, cotonneuse de poussière et ondulant sous la chaleur. Fallait bien se remettre à marcher, maintenant qu'on avait plus rien. Reprendre le chemin pour aller quelque part, on ne sait où, comme les vagabonds, les clochards qu'on resterait. On s'est avancés.

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