La carafe (2/3)

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 Et puis vers la nuit, on s'est rendus compte que boire coup sur coup, ça creuse. Alors on a aggravé notre longue ardoise avec trois gamelles de haricots et de semelle bouillie. C'était à gerber. Mais ça nous a occupés avant d'aller nous coucher. On n'a pas eu, ce soir-là, nos longues discussions sur la réfection du monde entier. On était tous groggys, tant par la chaleur du dehors que par la froideur des humains. On n'avait plus qu'à dormir et c'est ce qu'on a fait, si ça consiste à suer sur un matelas dur.

 Trop peu d'heures plus tard, voilà que ça recommence. D'étouffante, la chaleur redevenait irrespirable. J'eus le courage de lever ma carcasse endolorie quand je compris que j'avais de nouveau la dalle. Alors on est redescendus et à nouveau affronté le vieux. Il était encore pire au petit matin. Heureusement qu'il acceptait quand même de nous servir. Je me suis retrouvé à contempler avec dégoût ma gamelle de haricots et de semelle bouillie. Bon, faut faire avec. Après quelques bières pour noyer cette torture dans l'alcool tiède au rabais, on s'est décidés à sortir voir si on pouvait trouver du boulot. J'avais pas grand espoir mais la route, ça vous apprend à garder bon esprit. Alors nous voilà replongés dans le bûcher du dehors, filant droit vers la déconvenue, je pouvais pas m'empêcher de penser. On s'est séparés pour chercher chacun de notre côté. Comme j'étais sûr que ça servirait qu'à nous attirer un bon coup de fusil, j'ai accompagné Bob sur un bout de chemin. On se connaissait pas tant que ça, chacun, dans le fond. Juste trois routes qui nous avaient rassemblés. Mais moi, je l'aimais bien, Bob. Je crois qu'il avait été chassé de sa campagne, je sais pas trop pourquoi. Faut dire qu'il en parlait jamais. Tout ce qui l'intéressait, c'était les bagnoles. Ça, il en connaissait un rayon et ça nous avait même sauvé la peau, quelques fois. Il causait tout le temps de ça, avec sa façon si ... rustique, authentique de l'ouvrir. Mais on faisait gaffe ces derniers temps, surtout depuis hier, parce qu'il a le coude facile. Et vu ce qu'on avait pris ...

 Alors qu'on s'approchait d'un corral, on aperçut un type penché, occupé à je ne sais trop quoi. Bob le héla, et je sursautai. Dans le silence, ça faisait bizarre, comme si tous les esprits de la Terre allaient se réveiller. Ça a dû faire le même effet à l'autre gars parce qu'il a commencé à nous fixer avec un œil encore plus mauvais que d'habitude.

 "Salut l'ami ! On cherche du boulot, par ici. T'aurais pas de quoi occuper deux bons gaillards ?"

 Silence gênant. L'autre avait pas trop aimé le début.

 "Et tu sais faire quoi, toi ?"

 La question était engageante, mais le ton, pas du tout.

 "Bah, je sais pas trop... Un peu de tout ! Enfin, je bosse bien, quoi. Tant que c'est manuel, j'saurai faire ! finit-il de son rire mal dégrossi.

 - Pas besoin de clochard, moi."

 J'ai fait signe à Bob qu'il valait mieux qu'on se casse, parce que je finissais par le connaître. Pendant qu'on s'éloignait, le sale type du corral nous a bien fixés. Bob était de mauvaise humeur, à shooter dans les quelques cailloux qu'on croisait. On a pas vu beaucoup d'autres bonhommes, mais on se serait pas approchés, de toute façon. Trop peur qu'ils se donnent tous le mot pour venir nous écorcher. Alors on s'est laissé porter par nos pieds fatigués pour finalement nous retrouver devant le bar. Johnny est arrivé juste après. Il avait vu personne, de son côté. Pourtant, c'était un bon gars, plutôt content, et je pense qu'il aurait eu sa chance. Maintenant, fallait croire qu'on était grillés, complètement foutus. Alors on est rentrés, devant des bières. Comme j'en avais peur, ils s'étaient passés le mot. La pesante atmosphère venait tout à coup de s'alourdir. L'impression d'être au centre des rancœurs et des haines sourdes. On s'est réfugiés toute la soirée dans notre mutisme, le nez plongé dans le verre. J'osais pas lever la tête et affronter cette myriade qui me surplombait. Je sais même pas pourquoi ils nous avaient pas encore chassés. J'entends, faire quitter la "ville". Les pieds d'abord. Je sais même pas pourquoi on nous faisait encore crédit. Un simple sursis, sans doute. La dernière volonté. Le dernier jour des condamnés. Ce soir, je me suis couché dans le silence de l'incertitude. Par terre.

 Et puis le temps a passé. Je comptais même plus. On avait trouvé une routine. Boisson en journée, promenade toute la soirée. On était arrivés à un équilibre précaire. Tant que personne nous voyait, on était les bienvenus. Tolérés, en tout cas. On aurait pu repartir, mais plus la force. En carafe d'énergie. Alors on est restés là, entre le soleil imperturbable, les vaches et la bière. On avait trouvé nos seules amies. On les regardait dans le blanc des yeux pendant des heures. On se comprenait, en quelque sorte. Ici, on était pas si différents. Je crois que le bartender avait fini par nous prendre en pitié. Alors on avait encore droit à nos gamelles et à nos boissons gratos. Enfin, gratos. On avait dû lui filer nos dernières clopes et une petite gourde de cognac qu'on avait réussi à garder pendant quelques mois. On avait aussi retrouvé un vieux jeu de cartes. Ça occupe. Mais on buvait, surtout. Et ça finissait par nous changer. Ça et l'ennui. On parlait encore beaucoup mais on avait perdu la fougue et l'espoir de la route. Alors on abattait nos dernières forces avec les parties qui défilaient, pour laisser passer la chaleur éternelle et attendre la nuit. Le regard vide, machinalement, les jours passaient. J'avais jamais bu autant d'alcool de ma vie ; ni joué. Putain, j'avais envie de tout envoyer valser, à force. A la longue, gagner ou perdre, ça n'a plus d'importance, c'est du pareil au même. On joue comme on survivrait, ça devient instinctif. Pour pas sombrer. Mais ce qui est important, c'est qu'on jouait et que ça me donnait envie de gerber.

 Bob le rustre devenait chaque jour plus agressif. On avait l'habitude de l'entendre jurer mais là, c'était hors norme. L'alcool lui montait à la tête. Il s'était gravé dans le ciboulot qu'il en pouvait plus de tourner entre quatre murs et de dormir par terre. Alors il passait ses nerfs comme il pouvait. Sur nous. Et comme on parlait souvent des mêmes vieilleries, du passé, on sentait venir l'orage.

 "Qu'est-ce tu foutais, toi, dans le temps ? qu'il me demandait.

 - J'étais journaliste, dans l'Est. Et respecté, en plus.

 - Haha ! Respecté mon cul, ouais ! Tu devais faire comme tout le monde, des piges au kilomètre dans une quelconque feuille de chou... Et si t'étais si bon que ça, d'ailleurs, pourquoi que t'écris pas ce qu'on fait dans ce patelin de merde ?

 - Ben je sais pas... J'ai pas trop envie, là.

 - Ouais, c'est ça... C'est surtout parce que t'es un putain de dégonflé."

 Pourquoi ? J'en sais rien. Parce qu'il l'avait décidé. Satisfait j'imagine, il retournait cuver sa vinasse en attendant la prochaine occasion. Mais je crois que là où ça a vraiment basculé, c'est quand il a dû trouver qu'on était pas des proies assez féroces. Alors un jour, je sais pas quand, un jour qu'on jouait et qu'on buvait, tout ça en même temps, il s'est retourné et il a balancé au balafré:

 "Ho ! Pourquoi qu'il y a des types qu'habitent dans ce coin de merde ?"

 Ça avait dû fuser comme une illumination dans son esprit suffoqué. Cette question tout droit sortie de la bière devait être sa grande fierté. La réponse a fusé.

 "Et pourquoi que t'es un sale clochard alcoolique ?"

 Tous les jours d'après, il a fermé sa gueule. Ça l'avait choqué. Personne lui avait jamais causé comme ça. On a commencé à jouer tous les deux, Johnny et moi. Bob était là et absent. J'avais encore la petite boule, je sentais que ça allait pas tarder à péter. Ça pouvait pas tarder. Et puis un jour, il est arrivé. Vomi par la route, lui aussi, traînant sa carcasse lamentable sous le soleil de fin d'après-midi. Un clébard errant, un quatrième nous avait rejoint le nulle part où l'on s'était enterrés, résignés à y crever. Bob l'a vu aussi et il a vite compris. Il pourrait pas emmerder le chien, ni l'insulter. Alors il a commencé à sortir en plein cagnard et à le caillasser. Il trouvait des cailloux, des graviers et il les balançait. Dieu seul sait pourquoi. Peut-être qu'il voulait se tuer à travers ce bâtard sale qui nous ressemblait. Ça devait l'amuser, aussi, mais heureusement, la bière impactait sa visée donc le clébard a dû le prendre pour un con qui semait de la grenaille. Et puis le lendemain, il est revenu. Et le surlendemain. Le problème, c'est que quand Bob avait une idée en tête... Et il devenait bon, en plus. Alors il y a deux trois cailloux qu'ont fini par atterrir sur le chien, et puis la grêle. Au bout de quelques jours, on l'a plus vu. L'était peut-être mort. Ou peut-être qu'il avait peur que ça finisse par arriver. On en était tous là. Mais on était un peu chagrin, parce qu'on l'aimait bien, ce chien. On se reconnaissait. Je crois que je lui aurais bien filé ma bière, mes haricots et ma semelle bouillie. Après, je lui aurais demandé s'il savait jouer. Ça aurait fait une nouvelle tête, à côté de Bob, Johnny, les vaches et le balafré. Mais je crois que le plus triste, c'était l'autre con. Il avait plus rien à caillasser, il avait plus qu'à se replonger dans l'ennui, à se morfondre dans sa sueur. Mais il s'est pas ennuyé longtemps. Le soir même, il avait trouvé une nouvelle occupation.

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