Un conte de banlieue (2/2)

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 Old Josh sortit de sa maison à 8 heures exactement et tourna à gauche. Mais pour la première fois depuis longtemps, il avait du mal à marcher. Mal dormi. Hier, il avait clairement compris que c'était la Banlieue que l'on agressait : d'abord l'intrusion, puis les cris et la violence. C'en était trop. L'affront était immense. Plus rien ne serait jamais comme avant, il en était maintenant convaincu. La paix éternelle des lieux avait été troublée, et le silence résonnerait encore pour longtemps de cette attaque blasphématoire. Mais qu'y pouvait-il sinon fuir ? Il avait en cette occasion redécouvert un étrange sentiment : la peur. Il n'en avait plus ressenti depuis la fermeture de l'usine et le saut dans l'inconnu. Mais la peur d'hier était différente : plus intense, moins rationnelle, instinctive, de celle qui s'imprime dans l'esprit pour ne jamais le quitter. Rien n'avait autant bouleversé sa vie, si ce n'est peut-être la répression de la révolte des ouvriers. Mais cette autre existence n'était plus. Et aujourd'hui, la seule chose qui comptait était cette certitude, catégorique : sa vie allait changer du tout au tout. Il n'était même pas allé travailler, ce qui, il le savait depuis que les contre-maîtres de l'usine l'avaient corrigé, était mal. Impardonnable. Mais il faut comprendre. Même la fuite avait été difficile. Old Josh voyait sur chaque mur, chaque graffiti, la meute qui se rapprochait. En chaque bruissement d'herbe, il entendait leurs aboiements et le bruit précipité de leur course pour le rattraper.

 Mais la journée était passée, puis la nuit, alors Old Josh sentait moins forte l'empreinte qu'ils avaient laissé sur sa mémoire. Voilà pourquoi il reprenait malgré tout le chemin. Plus doucement, mais il arriverait, comme il était toujours arrivé au travail, sauf hier. Seulement, une fois devant le cadavre de l'usine, il se rappela que le raccourci était bouché. Il lui faudrait donc aller là-bas. Il inspira puis orienta ses pas vers son travail.

 Lorsque Old Josh se trouva au coin de l'avenue longeant le vieux temple, ils sentit ses jambes fléchir. Il passa néanmoins le carrefour et se dirigea vers l'édifice, ainsi que du corps en face de l'entrée. Mais à mesure qu'il approchait, la scène se rejouait sous ses yeux. Il entendait les cris, voyait la meute se reformer autour du corps immobile et l'éclair, l'éclair, briller, briller, briller. Quand il fut au niveau de la chose, un souffle glacé sortit du temple et l'enveloppa. Alors la meute se détacha du corps et se tourna vers lui. Ils s'approchaient, doucement, sentant que les paroissiens l'observaient depuis le porche. Plus près. Encore.

 « A l'aide ! »

 Il ne se rendit compte que trop tard de ce qu'il venait de faire. Il avait crié. Il avait appelé, dissipant d'un coup la meute et les fidèles, mais troublant à jamais le paisible silence qui enveloppait la Banlieue. Sa simple voix avait convoqué le passé, irrémédiablement. Celui-ci se releva alors brusquement hors de la tombe et Old Josh vit les vieilles maisons debout, entières et des familles d'ouvriers en sortir. Oui ! Ils étaient tous là ! A nouveau réunis ! Voyez, il y avait même les Parker ! De bons amis depuis qu'ils s'étaient connus sur la chaîne de montage. Leurs enfants étaient également présents : le petit Sam, celui qui s'occupait de la peinture et Betty, déjà si jolie et qui distribuait les repas comme les sourires. Mais… Un instant. Betty était morte du tétanos il y a bien longtemps. Quant à Sam… Qu'était-il devenu ? Ah oui, ils l'avaient évacué quand il ne pouvait même plus manger, différenciant à peine le jour de la nuit. Mais non, impossible ! Ils sont tous là, réels ! Tu vois bien le vieux Rusty, celui qui grommelait toujours entre deux pipes, et son chien. Comment, déjà ? Mais tous observaient Old Josh d'un œil inquisiteur. Il ne pouvait en supporter plus. Il avait beau leur raconter la scène, s'évertuer à leur répéter que tous étaient en danger, personne ne le croyait. Tout le monde l'observait et lui reprochait de les avoir tirés de leur sommeil. Alors, inquiet, il tourna les talons et repartit chez lui.

 Sur la route, il n'y avait plus d'herbe, plus de graffitis, plus de rouille. La Banlieue revivait. Et lui en voulait. Mais, attendez … Non, c'est impossible ! Elle était morte et il avait fait son deuil. Alors tout revint : les herbes, les graffitis et la rouille. Mais il y avait toujours les ombres. Et les bruits. Et eux le poursuivaient, il en était certain. D'ailleurs, c'est bien les ombres de la meute et leurs cris qu'il voyait et entendait. Ils revenaient pour agresser encore la Banlieue. Old Josh les voyait tout autour de lui. Ils riaient et criaient, encore. Ils l'escortaient d'aussi près que possible. D'ailleurs, qu'était cette brise sinon leur respiration haletante sur son cou ? Parfois, il se sentait observé par des figures impassibles qui se tenaient dans l'encadrement des portes, effondrées la seconde suivante.

 Avec difficulté, Old Josh retrouva sa maison et s'y enferma. Les ombres restèrent dehors.

 Dans chacune des petites pièces, il avait entreposé des dizaines de souvenirs de l'usine, des commerces et des habitants, pour que rien ne meure vraiment. Sa maison était le dernier véritable temple de la Banlieue. Depuis des années, il en avait toujours été ainsi. Mais aujourd'hui, c'était différent. Les objets le défiguraient d'un air de reproche. Ils l'entouraient de toutes parts et désapprouvaient son cri. Toute la maison le réprouvait. Alors, il s'assit pour se calmer mais les objets vinrent plus près pour être sûrs de se faire entendre. Il se leva donc et s'assit ailleurs. Mais ils se rapprochèrent encore. Encore. Et le volume de leurs reproches augmentait. Encore. Les pièces de la maison étaient minuscules à présent et chaque bibelot n'était qu'une symphonie discordante de protestations.



 Old Josh sortit de sa maison à 8 heures exactement et tourna à gauche. Cette fois, c'était vrai. Tous ses voisins, collègues, amis, ennemis étaient là, devant chez eux, dans la rue. La Banlieue avait ressuscité. Des groupes de femmes sortaient déjà des commerces en bavardant, pour être sûres d'avoir de quoi manger le soir même. Les hommes et les gosses du deuxième groupe descendait en masse dans le chemin boueux, qui n'avait de rue que le nom. Ils refermaient derrière eux la porte de leur modeste maison, avant de se jeter dans le flot continu et grossissant d'ouvriers. Ils cédaient parfois le chemin à ceux de la première fournée, exténués, que le monstre assourdissant avait régurgités, avant d'avaler son second repas. Tous discutaient, chuchotaient ou criaient en groupe, créant un insupportable concert de voix dissonantes. Les machines de l'usine tournaient déjà à plein régime, saturant l'atmosphère de leur chaleur étouffante et de leurs hurlements métalliques. Partout, les flots d'ouvriers convergeaient vers leur torture. Cependant, ici et là, des contre-maîtres émergeaient du torrent pour haranguer les travailleurs, les incitant à accélérer. Mais lorsque Old Josh s'arrêta sur le pas de sa porte, tous s'arrêtèrent et l'observèrent en silence. Alors, il se rendit à l'usine, comme il se devait.

 Le monstre avait déjà retrouvé ses gardiens. Deux officiers attendaient fermement Old Josh :

 « Tu es en retard, attaqua l'un.

 - Pourquoi ? aboya l'autre.

 - Ça ne se reproduira plus, implora Old Josh.

 - Et t'as vu ton état ? Où tu crois travailler, vieux et usé comme ça ? »

 Alors, tous les ouvriers entourèrent le resquilleur, criant :

 « Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? »

 Il essaya de se faire entendre par-dessus les hurlements :

 « Ecoutez moi ! On a agressé notre Banlieue ! Ils ont tué quelqu'un ! Ils vont revenir ! Ils nous tueront tous ! Nous sommes tous en danger, alors j'ai crié !

 - Tout ça, c'est des conneries ! hurla le premier contre-maître.

 - Conneries ! Conneries ! Conneries ! reprit la foule. »

 Old Josh était si oppressé qu'il se fraya difficilement un passage vers sa maison, au milieu des ouvriers hurlant et trépidant.

 Devant chez lui étaient les plus enragé : la meute. Ils n'appartenaient même pas à la Banlieue, l'agressaient et l'insultaient, lui, un ancien, un fidèle ! Il essaye de les repousser avec violence et s'enferma. Mais là aussi, les bibelots le fixaient intensément avec colère et hurlaient. La meute était entrée aussi. Arrêtez ! ARRETEZ ! La meute riait et criait aussi et poussa Old Josh, qui tomba.



 Old Josh sortit de sa maison à 8 heures exactement et tourna à gauche. Mais tous étaient là, massés devant sa porte, dans un silence froid et lugubre, le fixant. Tout à coup, ils hurlèrent :

 « Tu as crié ! Nous croyions pouvoir avoir confiance en toi ! Nous t'avions confié notre âme ! Tu nous as trahis ! Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? »

 Comme ils criaient en continu, il rentra.



 Old Josh ne sortit plus de sa maison.

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