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Voilà. Vous savez tout.

Je vous ai raconté Tchernobyl.

Ou tout au moins ce que j’en sais et ce que j’en ai compris. Tout ce que j’ai écrit n’est peut-être pas totalement juste. Non pas que j’ai romancé. Non pas que j’ai inventé. Mais simplement parce que les sources sont parfois complexes, parfois contradictoires, parfois discutées. Lorsqu’on se plonge dans la bibliographie de Tchernobyl, il semble clairement exister plus d’une vérité.

Mais en fait, je ne vous ai pas encore tout dit. Car ce qui est finalement le plus important – et le plus sujet à controverse – n’est pas le récit des événements de 1986 mais les conséquences de l’accident de Tchernobyl aujourd’hui. Les conséquences sur le long terme. L’analyse clinique. Le lent retour d’expérience depuis trente ans. Les luttes intestines entre les partisans et les opposants de l’atome. Je vais tenter d’en réaliser une synthèse venant complémenter tout ce que j’ai déjà dit à ce sujet. Alors, bien sûr, je suis un salarié du nucléaire, donc vous allez me dire que mon point de vue est biaisé. Je ne prétends pas le contraire. Mais vous aurez sans doute remarqué que je ne suis pas un pro-nucléaire. Je ne suis pas un anti bien sûr, mais il me semble, à ce point du récit, avoir démontré ne pas être un yes man ou un béni oui oui.

Voici donc le panorama des conséquences globales de l’accident de Tchernobyl de 1986 à aujourd’hui, alors que nous approchons de la décennie 2020. Le 26 avril 1986, lorsque le réacteur n°4 a explosé, il a relâché dans l’atmosphère la quantité ahurissante de treize mille six cents pétabecquerels, dont quatre mille deux cents soixante pétabecquerels d’iodes, qui sont parmi les éléments les plus dangereux pour la santé humaine. Un calcul quelque peu absurde mais qui ne me semble pas inintéressant montre que, par inhalation, cette quantité d’iodes aurait pu mortellement irradier trois virgule quinze milliards de personnes, soit soixante-dix pourcents de l’humanité de 1986. Ce chiffre est absurde car il suppose que trois virgule quinze milliards d’êtres humains auraient été présents dans le panache radioactif pour le respirer sans rien en manquer, ce qui n’a absolument aucun sens, mais peut néanmoins donner une idée de la toxicité des fumées relâchées. Ces quantités n’ont pas été rejetées instantanément mais sur une durée d’une dizaine de jours. Au-delà, il n’est pas possible de prétendre que les rejets ont été stoppés, mais disons qu’ils ne représentaient plus qu’une fraction infime du total cumulé. Cette quantité correspond à trente mille fois le cumul de l’ensemble des rejets annuels de la totalité des installations nucléaires alors en service dans le monde. Peu importe la façon dont l’on regarde ces chiffres, ils sont colossaux. Surtout lorsque l’on considère l’étendue impactée, qui est d’échelle continentale : Ukraine, Biélorussie, Russie, Scandinavie, Allemagne, France, etc. La zone d’exclusion ne représente « que » deux mille huit cents kilomètres carrés, mais les zones où la radioactivité a dépassé le seuil de six cents mille becquerels par mètre carré est de treize mille kilomètre carrés. Et, non, le nuage radioactif ne s’est pas arrêté à la frontière française. Bien sûr que la France a été touchée. Ce mensonge d’État a heureusement depuis longtemps été rejeté. Sur le site de l’IRSN, l’Institut (français) de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire, les simulations du nuage montrent bien que la France a été touchée, c’est un fait admis et avéré. Ce qui est vrai, c’est que la France n’a été que faiblement touchée – même si ce genre de considération qualitative fera toujours l’objet d’âpres controverses. Ce qui est sûr, c’est que la majorité – quasiment quatre-vingt-cinq pourcents – de la radioactivité totale relâchée avait une période radioactive inférieure à un mois. La période radioactive est la durée après laquelle l’activité de la source a décru de moitié. Après dix périodes, l’activité de la source n’est donc plus que de zéro virgule un pourcent de l’activité initiale. La radioactivité relâchée par Tchernobyl était donc en majorité de très courte durée. Cela ne veut pas dire qu’il n’en reste aucune trace où qu’il ne peut y avoir de conséquences à long terme, mais ces chiffres restent importants à signaler.

Le débit de dose résiduel à Tchernobyl trente ans après l’accident n’est plus que de zéro virgule quatorze microsievert par heure. À la centrale, il est de trois microsieverts par heure. Soit respectivement deux fois inférieur et dix fois supérieur au débit de dose mondial moyen. Tchernobyl est donc faiblement contaminée, tandis que la centrale l’est encore fortement. À Pripiat, les valeurs sont intermédiaires : le débit de dose moyen oscille entre zéro virgule trois et un microsievert, soit une à trois fois la valeur mondiale moyenne. Tchernobyl est située à dix kilomètres du réacteur, Pripiat à trois seulement, ceci expliquant partiellement cela. Bien évidemment, il ne s’agit ici que de moyennes. Ponctuellement, certaines parties de la zone d’exclusion sont encore terriblement touchées. Certains éléments mécaniques ayant été utilisés pour le déblaiement et n’ayant pas été enterrés « crachent » encore cinq cents microsieverts par heure, de quoi asséner la dose limite annuelle professionnelle en moins de deux jours. Sur le toit du sarcophage érigé en 1986, le débit est de cent millisieverts par heure. La dose limite annuelle professionnelle y est absorbée en à peine douze minutes, et la dose létale à cent pourcents (dix sieverts) en cent heures. Et la contamination interne des sols pose question. Tchernobyl n’est donc pas candidate à la repopulation[1], mais il est tout à fait possible d’y faire des visites de plusieurs jours et même d’y vivre sur de longues périodes. Environ trois mille personnes résident aujourd’hui dans la zone d’exclusion, par périodes de quinze jours, notamment les travailleurs de Novarka, la société d’ingénierie franco-française (Bouygues-Vinci) qui a conçu et construit le nouveau sarcophage, une structure métallique étanche et étincelante, recouvrant l’ancien sarcophage de béton, aux dimensions impensables, d’un coût de deux milliards d’euros et finalisée en 2016. Quelques dizaines à quelques centaines de personnes y vivent « réellement », c’est-à-dire continûment. Parmi ces personnes, certaines n’étaient tout simplement jamais parties en 1986, malgré les exactions brutales de l’armée, et d’autres sont revenues. Ils vivent très sommairement, sans eau courante ni électricité, mais le gouvernement a renoncé à les embêter.

Ces données sont intéressantes mais, bien évidemment, vous vous dites que j’évite les chiffres les plus importants : combien de morts ? Combien de vies humaines ont-elles été perdues à cause des tragiques événements survenus la nuit du 25 au 26 avril 1986 ? C’est évidemment là que se situent les principaux débats. Je vais essayer d’être exhaustif et de donner les différentes fourchettes des différentes interprétations, en essayant de donner des éléments de contexte permettant d’analyser ces interprétations. D’après l’estimation que l’on va simplement qualifier d’ « officielle », c’est-à-dire le consensus de l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé), les chiffres sont les suivants : au moment même de l’accident, une personne est morte sur le coup (Valery Khodemchuk). Dans les suites quasiment immédiates, c’est-à-dire entre quelques heures et quelques dizaines de jours après l’accident, une cinquantaine de personnes sont décédées des suites d’un syndrome d’irradiation aiguë. Il s’agissait principalement de pompiers envoyés combattre le feu de graphite ou d’opérateurs de la centrale. Tous sont morts dans d’atroces souffrances. Quatre personnes ont perdu la vie dans l’accident d’hélicoptère déjà évoqué sur le chantier. Dans les mois et années qui suivirent, environ cinq mille cancers de la thyroïde directement attribués à l’accident ont été comptabilisés. Le taux de rémission fut très bon, mais neuf enfants sont tout de même décédés. Les projections à long terme des modèles épidémiologiques font état d’une probabilité de quatre mille décès liés à des cancers radio-induits parmi les quelques six cents mille liquidateurs. C’est peu. La soixantaine de morts sur les premières semaines et premières années représentent l’équivalent de la mortalité routière en France des années 2010 pendant une semaine seulement. Les quatre mille décès par cancers radio-induits chez les liquidateurs représentent quant à eux l’équivalent de la mortalité routière en France pendant un an et quatre mois. On pourra argumenter que ce chiffre n’est pas faible, mais pour le pire accident industriel de l’Histoire, ça reste dérisoire une fois mis dans une certaine perspective. Alors, bien sûr, les chiffres de l’OMS sont contestés. Il me semble pourtant que l’OMS est un institut majeur, fiable et respecté. Les études compilées par cette organisation sont des études réalisées en suivant la méthode scientifique et soumise au processus de peer-review. Je sais que la méthode scientifique est souvent critiquée, mais c’est une méthode plus qu’éprouvée. Bien sûr, j’entends les objections qui disent que parfois la science est politisée. Je ne suis pas un benêt. Qui suis-je pour prétendre l’infaillibilité de la méthode scientifique ? Personne. J’estime que le débat ne doit pas être refusé et qu’un trop large consensus doit toujours nous rendre circonspect. Mais je ne suis pas non plus en mesure de contester les données de l’OMS. Bien sûr, j’ai lu les témoignages des veuves des liquidateurs qui expliquent que leurs maris sont morts dans d’atroces souffrances. Qui suis-je pour mettre en doute leurs récits ? Je n’ai aucune autorité pour remettre en cause le travail de journalistes comme Svetlana Alexievitch. Je connais les photographies des jeunes enfants ukrainiens difformes présentés comme des conséquences de l’accident. Les scientifiques disent que le taux de difformité n’est pas supérieur en Ukraine que dans le monde. Je ne peux rien en dire. J’ai le droit d’en douter mais je ne suis pas armé pour l’analyser. Je suis ému par ces photographies, mais je m’en méfie également, car je connais la force des images. Je peux imaginer que les scientifiques minimisent les chiffres pour tout un tas de raison. Je suis également au courant des affirmations des associations de liquidateurs qui parlent de cinq pourcents de décès parmi eux, soit trente mille morts. Je connais les chiffres de Greenpeace, qui avancent jusqu’à un million de morts au total. Mais si je peux entendre les critiques faites à l’OMS, il n’est pas possible de ne pas également critiquer Greenpeace, que je respecte et dont je reconnais l’importance et l’utilité, mais qui est aussi une institution d’idéologues, très fortement politisée, qui compte un certain nombre de fanatiques dans ses rangs. Dès lors, que dire ? Nous sommes en quelque sorte dans la situation de l’observateur d’une manifestation, confronté aux chiffres des organisateurs (Greenpeace) et de la police (l’OMS). Il me semble clair que, dans le cadre des manifestations, les chiffres de la police sont infiniment plus fiables que ceux des organisateurs. Cela a été montré à de nombreuses reprises en analysant les méthodes fantaisistes de comptage des organisateurs. Mais l’analogie avec la situation de Tchernobyl, de Greenpeace et de l’OMS n’est pas valable – elle n’est que suggestive. Faudrait-il « couper la poire en deux » ? Non. Ce serait tout aussi ridicule qu’antiscientifique ; il n’y a aucune raison de penser que la « vérité » se situerait exactement entre les chiffres de l’OMS et ceux de Greenpeace. Quelque part entre les deux, oui, mais pile entre les deux, non. Un raisonnement intéressant reste un raisonnement par l’absurde. En admettant stupidement que les chiffres de Greenpeace, biaisés et politisés, soient les bons, qu’en conclure ? Un million de morts. Admettons. Comment mettre en perspective ce chiffre ? Peut-être en rappelant le chiffre déjà évoqué de sept millions de personnes qui meurent prématurément chaque année dans le monde en raison de la pollution atmosphérique, principalement en conséquence de notre utilisation des énergies fossiles. Sept millions. Par an. À cause de la pollution atmosphérique. Un chiffre ahurissant mais qui ne semble pas faire l’objet de débats. À comparer donc à ce potentiel million de morts causés par Tchernobyl. Ce million à terminaison sur des dizaines d’années. Supposons que les conséquences de Tchernobyl s’exercent sur une durée quelque peu arbitraire mais néanmoins réaliste de cinquante ans. Dans cette optique, la catastrophe de Tchernobyl tuerait donc zéro virgule zéro deux million de personnes par an, à comparer aux sept millions de morts par an liés à la pollution atmosphérique, qui tuerait donc trois cents cinquante fois plus que Tchernobyl. Et encore, nous sommes ici partis du chiffre de Greenpeace, qui ne peut pas ne pas être maximisé de manière éhontée. Je sais bien que ce ne sont que des chiffres, et qu’il peut sembler dérangeant de manipuler comme ça les statistiques de mortalité, mais au bout du compte, ces chiffres veulent tout de même dire quelque chose. Je suis par ailleurs sensibles aux explications des épidémiologistes, qui indiquent que les projections statistiques sur les cancers radio-induits par la catastrophe de Tchernobyl ne peuvent être que terriblement imprécis. À part le cancer radio-induit de la thyroïde qui est plutôt bien compris, le cancer reste généralement une maladie naturelle encore aujourd’hui très largement incomprise. Pour faire des projections statistiquement pertinentes, il faudrait disposer de chiffres dont nous ne disposons justement pas : les soviétiques ont tout fait pour que l’on ne connaisse pas les doses absorbées par les liquidateurs, qui n’ont pas été listés sérieusement, et qui se sont ensuite éparpillés sur ce continent qu’était l’URSS sans le moindre suivi régulier. Ajoutez à cela que la marge d’erreur sur les cancers naturels en Europe est déjà de quelques centaines de milliers de cas par an, et vous comprendrez qu’il est quasiment impossible d’isoler les cancers potentiellement radio-induits de tout le « bruit » statistique ambiant. De plus, cinq ans après l’explosion de Tchernobyl, c’est l’URSS elle-même qui explosait. Il s’ensuivit des dérèglements économiques et sociaux absolument considérables, qui eurent notamment pour conséquence une mortalité accrue de cinquante-deux pourcents entre 1990 et 1993 dans les pays de l’ex-URSS, rendant la détection de la mortalité potentiellement liée à Tchernobyl encore plus compliquée.

Au final, la situation est la suivante : une personne ayant vécu dans la zone des retombées pourrait ou ne pourrait pas posséder en son sein un atome radioactif, par exemple de césium 137, qui se comporterait pour l’instant tranquillement dans une gentille petite cellule innocente de son organisme. Un jour, cet atome pourrait ou ne pourrait pas fissionner, irradiant l’ADN et le faisant muter d’une façon qui pourrait ou ne pourrait pas mener au développement d’un cancer qui pourrait ou ne pas être détecté et qui pourrait ou ne pourrait pas être guéri. Quand les données manquent, les gens essayent de juger si un phénomène théoriquement possible mais absolument indétectable en pratique pourra avoir lieu ou non. Dans le cas des décès par cancers radio-induits par la catastrophe de Tchernobyl, l’OMS considère qu’ils seront peu nombreux tandis que Greenpeace considère qu’ils seront très nombreux, et dans l’absolu aucun des deux ne peut être confirmé ou infirmé.

Que conclure ? Primo, que même en prenant les projections les plus élevées et les plus biaisées à la hausse, la mortalité liée à Tchernobyl reste très faible face à d’autres causes de mortalité beaucoup plus « classiques » comme les accidents de la route ou la pollution atmosphérique. (Je concède néanmoins volontiers qu’aucun accident de la route ni aucune pollution atmosphérique « classique » ne requerra jamais l’évacuation immédiate et brutale de centaines de milliers voire de millions de personnes qui ne pourront jamais rentrer chez elles de toute leur vie.) Secundo, qu’il s’agit finalement d’une appréciation très personnelle et irrationnelle du risque, et que c’est à chacun de se positionner philosophiquement par rapport au nucléaire en général et au destin de Pripiat en particulier. Certains estimeront que, finalement, il n’y a quasiment pas eu de morts, que la grande ville de Kiev, qui n’est qu’à cent cinquante kilomètres du réacteur, vit toujours absolument comme si de rien n’était, que les risques de cancers radio-induits ne sont pas statistiquement démontrés, et que, quand bien même, le nucléaire n’est rien face à la létalité du fioul ou du charbon. Et puis il y a ceux qui estimeront que Tchernobyl a ouvert un abyme civilisationnel du même type que celui ouvert par Auschwitz en son temps, que des dizaines de milliers de liquidateurs sont décédés dans d’atroces souffrances, que l’on tait des quantités innombrables de morts et que le nucléaire devrait être abandonné.

Si vous me demandiez quelle est ma position, je vous dirais que mon esprit erre continuellement entre ces deux formulations extrêmes, que je les pèse et les soupèse, que l’une me parle tantôt plus que l’autre, mais qu’au fond je ne suis ni épidémiologiste ni historien, ni idéologue ni clinicien. Ma seule vérité c’est que l’histoire de Pripiat me passionne et me hante. Qu’elle me serre le cœur et m’épouvante.

[1] La zone d’exclusion ne devrait à mon sens jamais être repeuplée. Tchernobyl est un sanctuaire de nos erreurs passés, un lieu de mémoire que nous nous devons de maintenir et de protéger.

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