La Gale

8 minutes de lecture

On était lundi matin et j’étais installé dans le train pour la Basse-Normandie, pour une énième mission à l’usine de la Gale, dont je ne saisissais pas bien l’objectif, mais j’avais depuis longtemps cessé de m’en étonner. Après m’être levé très tôt et avoir galéré dans le RER, je n’aspirai qu’à une chose : être tranquille pendant les trois heures de trajet. C’est à ce moment-là que j’ai vu François, mon ancien spécialiste métier, monter dans le wagon ; il était probablement lui aussi en mission. Je tentai lâchement de me planquer, mais il me vit tout de suite, et vint bien évidemment s’installer à côté de moi.

En attendant que le train ne se mette en marche, je prononçais quelques platitudes, histoire de meubler et, surtout, de l’empêcher, lui, de parler (car, comme tous les spécialistes métier, François a toujours énormément de mal à la fermer). Une fois le train parti, j’enchaînais avec quelques propos désobligeants sur l’incapacité de la SNCF à numéroter correctement les places et les wagons. Les propos désobligeants envers la SNCF ont ceci de miraculeux que chacun s’y retrouve, en une forme de communion nationale ; ils permettent, en somme, de se sortir de bien des mauvais pas. Je parvins à maintenir le rythme jusqu’à ce que nous traversions la Seine, après, je cherchais mes mots, puis je me mis à faiblir. Je fis illusion encore quelques minutes en égrenant quelques platitudes sur la météo bas-normande (assez invariablement pourrie : autre valeur refuge lorsqu’il s’agit de broder) jusqu’à la sortie de Paris mais, passé Vernon, je renonçai à tenter de maintenir ce niveau minimum, et François lui-même semblait fatigué ; avec un peu de chance il n’allait pas me bassiner. Je jugeai donc ma prestation suffisante et me plongeai enfin dans une lecture d’Emmanuel Carrère bien méritée.

Nous étions arrivés au niveau des marais de Quarantan. C’est très beau quand on y voit quelque chose. En presque dix ans, je ne les ai pas vus souvent. J’aurais beaucoup aimé me laisser aller, lyrique, à dire que le paysage défilait à toute vitesse derrière la vitre ; le problème, c’était que rien ne défilait, tout étant méticuleusement retranché à notre vue par un épais brouillard qui donnait l’impression de faire du surplace.

Arrivé à Cherbourg, j’allai récupérer ma voiture de location, prenant soin de ne pas attendre François à la descente du train, puis je me mis en route pour l’usine. Pendant les premières années, pour rallier l’usine, comme un con, je prenais la nationale, longue et moche. Puis, je découvris la route des caps. Même sous la pluie, cette route de bord de mer est empreinte d’une grande beauté.

L’usine de la Gale était comme toutes les usines nucléaires : une forteresse imprenable, régulièrement prise par Greenpeace (et continûment prise par les mouettes et les pigeons qui chiaient copieusement sur nous et sur les installations). Il pleuvait des cordes et un vent violent me fit faire de nombreuses embardées, la région avait manifestement décidé de revêtir une nouvelle fois ses plus « beaux » atours rien que pour moi.

L’usine de la Gale avait été conçue à l’origine pour la filière des réacteurs à neutrons rapides, que l’on imaginait à l’époque voir se multiplier comme des lapins. Il n’en fut rien. L’idée est toujours là, j’en ai déjà parlé, c’est la fameuse Génération IV. Mais la filière n’est pas prête. L’État s’était donc retrouvé avec une usine dont le coût était de plusieurs dizaines de milliards – et qui ne servait à rien. Il fallut donc bien en faire quelque chose. Le SEA (Secrétariat à l’Énergie Atomique) avait donc inventé le SOx (Secondary Oxyde), un nouveau type de combustible produit à partir de combustible classique POx (Primary Oxyde) usagé. L’intérêt du recyclage est louable, mais finalement peu évident : l’uranium ne coûte en réalité pas grand-chose (devant le coût total de la filière), le SOx est encore plus polluant que le POx (lui-même déjà évidemment terriblement polluant), et les réacteurs ne peuvent pas tous être rechargés avec. Par ailleurs, les réacteurs qui peuvent l’être seront probablement les premiers arrêtés. Ne soyons pas lapidaires : même si la production de SOx n’est pas l’idée du siècle, elle a ses avantages. Le SOx n’est pas produit à la Gale, qui ne fait « que » retraiter le combustible usagé. Que ce retraitement conduise au SOx est une chose, mais ce n’est qu’une partie de l’affaire. L’essentiel du retraitement consiste finalement à séparer puis concentrer les déchets les plus polluants et à les confiner par vitrification dans des conteneurs en acier inox et à les parer pour l’éternité. On me fera remarquer que l’acier, même supposément inoxydable, rime difficilement avec éternité. Certes. Mais c’est un tout petit peu plus compliqué que cela : les vitesses de corrosion sont connues et prises en compte dans l’évolution globale de la matrice de verre, de l’enveloppe inox et de la migration de l’eau et des autres espèces chimiques dans les strates géologiques, les installations finales de stockage profond étant conçues pour des durées de vie très longues mais néanmoins bornées dans le temps, dimensionnées pour que les barrières de confinement jouent leur rôle tant que la radioactivité résiduelle des déchets reste un danger pour la biosphère – c’est-à-dire tout de même pas pour l’éternité. L’évolution, la destruction et puis la dissolution des installations géologiques profondes sont prises en compte comme un paramètre global de conception. Et puis, il suffit : je ne suis de toute façon pas ici pour défendre le procédé SOx plus que ça. Ce qu’il faut en revanche bien comprendre, c’est que sans l’usine de la Gale, le retraitement et le confinement est impossible. Et ce confinement est essentiel. On peut être antinucléaire, mais il faut être pragmatique : le nucléaire existe, et même si on l’arrêtait maintenant, il faudrait bien faire quelque chose de tous ces déchets. On peut être contre le nucléaire, mais on ne peut être contre la réalité. Or, le retraitement opéré à la Gale, bien qu’évidemment imparfait, reste l’une des solutions les plus intelligentes que l’on puisse imaginer. Le processus est certes dangereux, comme toute opération complexe sur des matières aussi radiotoxiques, mais à l’arrivée, ce conditionnement pour les prochains millions d’années est le plus fiable que l’on puisse trouver.

Petit à petit, étrangement, la brume se dissipa, et ce fut comme si le soleil se levait, très bas, tellement bas que le pare-soleil ne pouvait pas lutter. Nous étions au début de l’hiver, mais le climat était exceptionnellement doux, et la campagne baignait dans une lumière jaune magnifique qui atomisait tout. Les surfeurs bravaient le froid à l’anse de Fick. L’air était peut-être inhabituellement chaud, mais l’eau restait invariablement glacée. Je les imaginais congelés dans leurs combinaisons intégrales de neuf millimètres, la peau du cou brûlée par le néoprène et les aisselles en feu, à ramer comme des cons pour en prendre plein la gueule dans des vagues de merde. De toute évidence, ces mecs étaient des putains de héros.

Dans les champs, il était absolument clair que les animaux manquaient d’air ; les vaches et les chevaux semblaient écrasés par la chaleur : 15°C au bas mot. Les branches ployaient sous les rayons, le soleil écrasait le bocage. Les chevaux étaient allongés, le ventre gonflé, agonisants, tandis que les ânes, plus intelligents, avaient su trouver un peu d’ombre pour se protéger du four thermonucléaire bas-normand.

Je me garai sur le parking visiteurs, fort sympathiquement situé à plus de six cents mètres de l’usine. J’arrivai au poste de garde, où je fis faire mon badge et où je signai de nombreuses décharges, avec toujours cette désagréable impression que, bien qu’étant salarié de la boîte, j’étais clairement traité comme un terroriste étranger. Je pris ensuite la direction des préfabriqués. Je me frayais un chemin entre les flaques, pénétrai sur un chantier, et trouvai enfin le bâtiment visé. Je retrouvai à l’intérieur Julien, un collègue, un type bien celui-là (pour une fois). Lui habitait à la Gale. On plaisanta sur le fait qu’on ne savait pas ce qu’on foutait là ; en plus nous étions seuls. Les organisateurs de la réunion n’avaient manifestement que faire d’être à l’heure. Il était onze heures du matin. La pluie se mit à tambouriner sur le toit galvanisé. La cafetière faisait plic-ploc. Nous attendîmes.

Nos interlocuteurs n’arrivèrent que vers quatorze heures, sans s’excuser outre-mesure, et ne daignant pas s’expliquer. Je me fis la réflexion que c’était quand même une belle bande d’enfoirés ; j’essayais de les positionner sur le spectre des enculés. En attendant, Julien et moi avions chacun englouti huit cafés.

Lorsque la présentation commença, il fut clair que nous n’avions rien à foutre là. Nous baillâmes en regardant les slides défiler, je posai deux ou trois questions pour la forme, et aussi histoire d’avoir quand même quelque chose à mettre dans mon compte-rendu, puis c’est nous qui nous nous défilâmes. Il était déjà dix-huit heures. Et j’avais une autre réunion à l’usine demain matin. J’avais donc pris une chambre sur Cherbourg.

J’étais au Marine Hôtel, dans ce putain d’étage fumeurs – probablement le dernier en France d’ailleurs. Je regardais i-Télé. Léa Salamé était toujours aussi bien parée, et la sonde Philae venait de se poser sur la comète Tchouri après un voyage de plusieurs années. En bon scientifique, j’étais ému. Sincèrement. Je pensais à tout ce chemin parcouru par l’intelligence, depuis Lucy et Toumaï, depuis l’Australopithecus afarensis, depuis le stégosaure. Puis, soudain, il fut question d’un meeting de campagne de Nicolas Sarpoury aux accents légèrement homophobes et clairement islamophobes. Et, d’un coup, je ne fus plus si sûr que l’humanité ait réellement progressé.

En repensant à l’évolution de l’humanité, je me mis à une autre échelle à repenser à ma propre vie, à mes années passées. Et le temps me semblait se figer. Les cinq dernières années semblaient s’être écoulées en une nuit, tandis que les cinq années d’avant me donnaient l’impression d’appartenir au temps historique. Et les cinq années d’encore avant semblaient appartenir, elles, aux temps géologiques. Un peu comme si le temps avait été écrasé par une échelle logarithmique, et qu’il se comportait de manière asymptotique, comme s’il filait droit vers une singularité. Plus j’y réfléchissais, et plus cette singularité me semblait plausible. Elle avait peut-être même déjà été dépassée. Soudain, oui, tout prenait sens. L’effondrement de l’intelligence, le triomphe de l’inculture générale et des pseudo-sciences, l’avènement de la téléréalité, Secret Story, Real Housewives, Greg le Millionnaire, Hollywood Girls ; tout cela semblait s’inscrire dans une même logique d’abêtissement généralisé de l’humanité. La singularité me fut alors révélée, dans toute sa splendeur (enfin, surtout, dans toute sa largeur) : Kim Kardashian. Totalement débile et pourtant adulée, persuadée de faire la pluie et le beau temps et de pouvoir « casser » l’Internet avec sa seule nudité, méta-célébrité connue uniquement pour être connue, en une sorte de tautologie pathétique, Kim K. faisait triompher l’inutile et le futile, Kim K. était la fracture, la singularité, le symbole mondial de l’anéantissement de la civilisation – ce n'était pas pour rien que des scientifiques avaient créé le Kardashian Index, permettant de tracer le nombre de publications d’un chercheur en fonction de son nombre de followers sur Twitter, aboutissant à une sorte de métrique de la vacuité. Nabilla, dont on peut légitimement se demander pourquoi elle ne s’appelle pas Debilla, était sa digne représentante en France, et je songeai un instant à créer l’index adéquat. Mais la journée avait été longue et vide et je décidai d’en rester là.

Annotations

Vous aimez lire Sam Fralk ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0