Le jour d'après

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Au petit matin, plusieurs heures après l’explosion du réacteur, la population n’avait pas été prévenue, les dirigeants de la centrale pensant toujours le réacteur intact et Moscou n’ayant été informé que d’un léger incident. Des quantités astronomiques de radioactivité avaient pourtant été relâchées dans l’atmosphère : plus de dix fois Hiroshima. Le débit de dose dans Pripiat était absolument alarmant, mais la journée commençait normalement. Les enfants jouaient et leurs parents allaient au travail ou faire les courses dans un air surchargé de particules radioactives. Seize mariages allaient être célébrés dans la journée.

Dans les hôpitaux, la situation était différente, la normalité de la journée avait depuis plusieurs heures été brisée. Les médecins ne savaient pas comment traiter tous ces malades à la peau brûlée qui vomissaient en hurlant. Dépassés par les événements, les médecins demandaient à ce que les patients soient déshabillés, lavés à grande eau, rasés et brossés. Puis, on attendrait les consignes de Moscou.

À la centrale, c’était la panique la plus totale. À force de noyer le bâtiment réacteur éventré, de l’eau terriblement radioactive commençait à dégueuler de partout, se frayant un chemin dans les sols, vers les nappes phréatiques et bien évidemment vers les bassins de refroidissement, qui devinrent aussi radioactifs que les eaux du circuit primaire. Les gens se baignèrent et pêchèrent dans les eaux contaminées. Les responsables de la centrale faisaient tout pour contenir l’information, mais des maris n’étaient pas rentrés cette nuit, des coups de fils paniqués avaient été donnés, et depuis les balcons de Pripiat chacun pouvait voir le bâtiment endommagé et le panache bleu-rouge monter dans le ciel azuré. Dans les rues, en début d’après-midi, des camions commencèrent à circuler et à laver l’asphalte avec des jets d’eau haute pression, créant d’énormes quantités de mousse. Une odeur de métal flottait dans l’air. Une légère sensation électrique pouvait être ressentie, comme lorsque vous collez votre langue sur une pile électrique. Certains avaient profité de l’incroyable beau temps de ce début de printemps pour prendre un bain de soleil sur leur balcon ou sur les toits des bâtiments. Ils se retrouvèrent rouges de radiations et se mirent à vomir abondamment. Dans la soirée, comme un spectacle, on regardait cette lumière de toute beauté, d’un bleu violet hypnotisant que l’on fixait en discutant. Comme une attraction, tout Pripiat regardait le réacteur nucléaire brûler depuis les balcons.

Dans les salles de réunion de la centrale, c’était l’empoignade, la course à celui qui tiendrait le plus longtemps en disant que finalement tout ça n’était pas bien important. Chacun comprenait la gravité de la situation, mais il fallait tenir, on jouait la montre : personne ne voulait être le premier à admettre la situation, comme si, dans une attitude typiquement soviétique, l’admettre revenait à l’endosser. Non, il valait mieux attendre, attendre que l’information diffuse, pour que chacun soit coupable plutôt qu’un seul. Certains disaient que c’était du sabotage, accusèrent les Américains. Tout était bon pour tenir bon alors que l’impensable s’était produit.

Le ministre Bedrov dépêché par Moscou commençait cependant à cerner la situation et à poser les bonnes questions, s’entendant répondre que le personnel du réacteur était très gravement malade. Bedrov finit par demander l’avis du responsable local de la sécurité civile, celui-là même qui s’était entendu dire la nuit précédente que son instrument était cassé et que tout allait bien – mais qui avait envoyé un signal de détresse. Il se leva et demanda ce que personne n’avait encore osé formuler : l’évacuation totale et immédiate de Tchernobyl et de Pripiat. Les vannes de la raison s’étaient enfin ouvertes. Quelqu’un avait cédé, on pouvait donc l’imiter. Une autre personne abonda immédiatement dans son sens, parlant de constats à l’hôpital de doses trois à cinq fois supérieures à la dose létale. On demanda donc à Moscou d’ordonner l’évacuation des populations. La réponse fut pathétiquement classique : non, car cela causerait la panique et que, de toute façon, le réacteur était intact. Moscou avait envoyé des experts évaluer la situation, avec pour mission de redémarrer et de rebrancher le réacteur sur le réseau le plus rapidement possible. Le seul intitulé de la mission était effarant.

Parmi les experts dépêchés par Moscou, il y avait Polushkin, l’un des représentants de NIKIET – l’organisme concepteur du RBMK. Le groupe d’experts survola le site en hélicoptère. Ils descendirent à deux cents cinquante mètres au-dessus de la centrale et constatèrent la désintégration totale du bâtiment du réacteur. Sous l’hélicoptère, tout n’était que désolation : poutres tordues, tôles arrachées, tubes déchirés, acier brillant au soleil, morceaux de graphite carbonisés et éparpillés, combustible éjecté jusqu’à cent mètres du réacteur. Polushkin, dépêché sur place pour redémarrer le réacteur n°4 dont on lui avait affirmé qu’il était intact, n’en croyait pas ses yeux. L’incompréhension, la honte et la peur s’abattirent sur lui. Comme Dyatlov, Polushkin se heurtait frénétiquement à l’évidence : si le combustible était là, dehors, alors, cela voulait dire que le réacteur… Cela voulait dire que la catastrophe était totale, absolue, d’une ampleur jamais vue. Accepter l’évidence revenait à sauter dans la terreur et l’inconnue, à admettre que Pripiat était condamnée et que des millions de personnes étaient en danger. Il y avait un dosimètre dans l’hélicoptère ; il hurlait comme si c’était la guerre. Le regard de Polushkin s’arrêta sur la dalle, à la renverse sur un amas de débris, surchauffée au point d’être portée au rouge, un rouge cerise perdu dans les flammes et la fumée, avec, plus bas, le réacteur vomissant un panache pourpre incandescent. « C’est la fin, camarades » finit par lâcher Polushkin en demandant au pilote de retourner à la base, car il avait compris. Il avait compris qu’il n’était plus ici pour réparer le réacteur, mais pour l’enterrer.

Mais avant, il fallait évacuer.

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