26 avril 1986

4 minutes de lecture

Il était tout juste minuit passé et l’Histoire allait basculer.

La nuit était belle, il faisait encore presque chaud. Deux hommes étaient en train de pêcher dans une retenue à deux cents mètres du réacteur n°4. Ils savouraient la douceur de l’instant. Une heure après, le réacteur allait exploser devant eux et ils seraient pris dans la pluie de débris de combustible et de graphite.

Dans la salle de contrôle, les derniers préparatifs de l’essai avaient démarré. Bryukhanov, le directeur de la centrale, n’était pas présent – ça n’était qu’un simple test, après tout. Le plus haut « gradé » présent était Anatoly Dyatlov, l’ingénieur en chef adjoint qui supervisait le test. Sous ses ordres, l’opérateur en chef Aleksandr Akimov, en charge du test, qui avait pris la relève de Youri Tregub à minuit. Tregub avait décidé de rester pour assister à l’essai. Étaient également présents Leonid Toptunov, le contremaître de nuit, ainsi qu’Aleksandr Kudryavtsev et Viktor Proskuryakov, deux stagiaires qui n’allaient pas être déçus du voyage : pour toute expérience d’enseignement, ils allaient recevoir des doses létales de radiation en suivant les ordres insensés de Dyatlov qui, lui, allait s’en tirer. Il y avait bien évidemment d’autres personnes dans la salle de contrôle, mais je n’irai pas plus dans le détail.

Pour des raisons physiques complexes, et pour des raisons de conception tout aussi complexes qu’il serait trop long de détailler ici, un réacteur RBMK devient instable à faible puissance. Sa capacité de modération de la réaction nucléaire peut, sous certaines conditions que les opérateurs du test allaient manifestement se faire un devoir de respecter, devenir plus faible – beaucoup plus faible – que sa capacité dite d’ « excursion ». Une excursion est une sortie du réacteur de ses paramètres nominaux, une sortie vers l’instabilité, une sortie vers une réaction en chaîne incontrôlée. Oui, c’était connu, acté, calculé : un RBMK pouvait s’emballer. Ses capacités de modération et d’absorption des neutrons pouvaient devenir totalement insuffisantes pour arrêter la réaction en chaîne : un RBMK pouvait exploser. Heureusement, cette possibilité était mince. Pour pousser un RBMK en dehors de ses retranchements de sécurité, il fallait le faire fonctionner de manière particulière, il fallait le faire tourner à basse puissance avec un fort coefficient de vide et l’ « empoisonner » au xénon. Toutes choses que semblent s’être efforcés de faire les opérateurs cette nuit-là. L’essai devait en effet avoir lieu à forte puissance, aux alentours de sept cents mégawatts. Mais Toptunov fit une erreur de pilotage, qui fit chuter la puissance du réacteur à seulement trente mégawatts, le rendant instable et l’empoisonnant au xénon 135, un gaz produit par la réaction et puissant absorbeur de neutrons limitant ainsi la réaction. Le réacteur ainsi noyé au xénon, la moindre tentative de remontée en puissance était vouée à l’échec. La remontée vers les sept cents mégawatts requis par le test était impossible. La seule décision rationnelle à prendre à ce stade était d’abandonner le test et d’attendre le temps nécessaire à la disparition du xénon. Bref, il fallait annuler, et reporter. C’était ce que Toptunov voulait faire. Dyatlov ne l’entendait pas ainsi. Il traita Toptunov d’abruti et exigea la poursuite du test contre l’avis d’à peu près tout le monde. Inutile de préciser qu’en procédant ainsi, Dyatlov cumulait absolument tout ce qu’il ne fallait pas faire lorsque l’on est aux commandes d’un réacteur nucléaire. Le xénon empoisonnait la réaction de fission en raison de sa trop forte capacité de modération ? Qu’à cela ne tienne : il suffisait de retirer les barres de carbure de bore, les fameuses barres de contrôle, dont le rôle est justement la modération. Réaction-Xénon : un partout, balle au centre. Voilà comment raisonna Dyatlov. Avec raison, et avec courage, Toptunov refusa. Dyatlov continua alors sa lente descente dans les affres du mauvais management : si Toptunov refusait de retirer les barres de contrôle, il serait démis de ses fonctions et remplacé par Tregub, qui semblait plus conciliant – il ne l’était en réalité sans doute pas mais, comme tout le monde, il était écrasé par l’autorité soviétique, totalitaire et colérique de Dyatlov. Ainsi humilié, terrifié, Toptunov – vingt-six ans –, retira les barres de contrôle du réacteur. La limite basse absolue à ne pas dépasser était de trente barres de contrôle qui ne devaient jamais être retirées. Toptunov en retira deux cents cinq, n’en laissant que six dans le cœur du réacteur. Il en manquait donc vingt-quatre. Tout était donc paré pour tout faire sauter. Sans doute Toptunov se disait-il que, tout de même, le réacteur, cette perfection technologique soviétique, ne les lâcherait pas. Péniblement, laborieusement, dangereusement, ignorant toutes les alarmes déclenchées par le Skala – l’ordinateur du réacteur –, la puissance du RBMK fut remontée. Rendez-vous compte : nous sommes face à des opérateurs qui jouent avec une réaction de fission atomique sous la pression de leur supérieur dans le hurlement incessant des alarmes du réacteur. Un réacteur nucléaire. Qui hurle au secours. Qui vous ordonne de remettre immédiatement en place toutes les barres de contrôle que vous avez retirées. Et vous faites quoi ? Vous continuez. Vous continuez, parce que ce sont les ordres. Vous déconnectez les alarmes, et vous faites ce que l’on vous demande de faire. Fébrile, Toptunov parvint à atteindre deux cents mégawatts. On était donc encore très loin des sept cents mégawatts requis mais, face à l’impossibilité de remonter davantage la puissance, Dyatlov considéra que tout était ok. Il avait un réacteur totalement instable sous le pied, capable de s’emballer à chaque instant, avec une capacité d’excursion bien au-delà des capacités de modération du xénon empoisonné dans la cuve – et surtout bien au-delà du nombre totalement insuffisant de barres de contrôle qui avaient été laissées dans le réacteur. N’oubliez pas non plus que ce réacteur qui n’attendait plus que la moindre perturbation pour exploser avait été sciemment isolé de son système de refroidissement de secours. Il était une heure vingt-trois minutes et quatre secondes lorsque les vannes d’alimentation en vapeur de la turbine furent fermées : le test était déclenché. Les opérateurs de la centrale Lénine ne le savaient pas encore, mais ils étaient sur le point de faire l’expérience de la toute-puissance.

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