Vendredi

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Le projet ATR prenait l’eau de toute part. Le management prenait à parti tous les ingénieurs, les différents métiers se renvoyaient la balle dans tous les sens. Et moi, j’étais pris entre deux feux. Car, en tant qu’animateur de projet, je faisais maintenant partie du management, et l’on attendait de moi que je pressurise les métiers pour sortir le projet de l’impasse. Le problème, c’est que je n’étais pas d’accord avec cette façon de faire. En partie bien sûr parce que je haïssais le management et parce que mon cœur était resté côté métier, mais en partie seulement. La vérité, c’est que je pensais – je savais – que pressuriser les métiers n’était pas la bonne méthode, pour diverses raisons, principalement parce que les métiers n’étaient pas le problème – et donc qu’ils ne pouvaient être la solution. L’échec en vue du projet ATR était ailleurs : il était dans les prémices du sujet, dans le fait que l’on avait enclenché un projet qui n’était tout simplement pas viable. Dès lors, peu importait que l’on pressurise les métiers, peu importait que les ingénieurs soient bons ou mauvais : le projet ne pouvait pas marcher. Point final. J’ai déjà fait part dans ces lignes de la démonstration d’infaisabilité que j’avais réalisée pour le volet radioprotection de l’affaire. Mais ce n’était qu’un des éléments. Le RRM Procédé m’avait également récemment avoué que ses études préliminaires en étaient arrivées à la même conclusion que moi : ATR n’était pas faisable. Idem côté Mécanique. Idem côté Matériaux. Les RRM se confiaient à moi car ils savaient que je les comprenais, ils savaient que j’étais de leur côté – et ils savaient que j’avais également démontré l’infaisabilité de ce foutu procédé. Mais ils n’en disaient rien au chef de projet et aux gens du Cost et du Planning. Par énervement, par lassitude, par peur, par lâcheté aussi peut-être, mais principalement par envie de punir le projet de ses errances absurdes, en adoptant une posture passive-agressive. Les différents métiers comptaient sur moi pour faire cette communication, ils comptaient sur moi pour faire entendre raison en haut-lieu. Alors, j’ai essayé. Mais, évidemment, cela n’a rien donné. Ils ne m’ont pas cru. Ils m’ont dit que les RRM ne leur avaient jamais rien dit. Ils m’ont dit que les différentes réunions d’avant-projet avaient toutes validé le projet. J’essayais d’expliquer que ces réunions avaient été des naufrages – comme celle me concernant, à laquelle je n’avais même pas été conviée. Mais cela revenait à dire à Philippe, le chef de projet, qu’il avait mal fait son travail, de manière soutenue, répétée et systématique. J’étais dans une impasse : j’étais seul, animateur projet fraîchement nommé et donc sans la moindre crédibilité du point de vue de mon chef de projet, et je tentais d’expliquer que nous étions en situation d’échec en raison d’un processus sociologique complexe d’erreur radicale et persistante. Autant dire que je n’avais aucune chance. Je brandis tout de même différents rapports, en désespoir de cause : le mien, celui du Procédé, celui des Matériaux. On me répondit que ces documents n’étaient que des ébauches d’avant-projet, que nous n’en étions plus là. Comme si quelque chose d’infaisable devenait soudain faisable simplement parce qu’un illuminé avait décidé de continuer. Cela revenait à faire une croix sur tout le travail d’avant-projet. Je demandais des explications : à quoi donc servaient ces études, si ce n’était pour statuer sur le go/no go des projets ? On me répondit de manière cassante que le go avait justement été statué en réunions projet-métiers. Je renonçai : j’étais face à une bande d’autistes raisonnant de manière circulaire. En me rasseyant, je crus cependant voir une brève expression de panique parcourir le visage d’un des principaux financeurs du projet. Je ne peux que supposer qu’il avait compris. Mais qu’il décida qu’après tout, ce n’était pas son argent que l’on fichait en l’air, et que le jour où le projet serait définitivement arrêté pour infaisabilité technique, ce n’était pas lui qui serait inquiété – ni lui personnellement, ni ses bonus. Le chef de projet, en revanche, était mouillé jusqu’au cou. Il serait en première ligne au moment du naufrage (et moi en second rideau défensif, et cela ne me plaisait pas du tout). Philippe était-il réellement aveugle, pour ne pas voir du tout à quel point nous étions bloqués et à quel point c’était de sa responsabilité, ou bien était-il juste dans un processus inconscient de déni ? Ma théorie est qu’une partie de lui avait compris, mais que cela ne se traduisait que par un sentiment de malaise général et diffus, et qu’au niveau conscient il n’était pas totalement prêt à accepter la réalité de la situation. Ce sentiment de malaise ne pourrait qu’aller croissant, jusqu’à la rupture du projet, mais, en attendant, tout le monde souffrait, et Green Power perdait des centaines de milliers d’euros par semaine dans un entêtement qui n’avait aucun sens.

Je réalisai que mes avertissements n’avaient pour le moment été officiellement consignés nulle part, personne n’ayant jamais rédigé de compte-rendu des différentes réunions. Je décidai en conséquence qu’il fallait que je rédige rapidement un mail avec, en copies, un certain nombre de personnes de ma hiérarchie, pour tenter de sauver les parties de mon cul de numéro deux qui pouvaient encore l’être, en perspective du désastre à venir.

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