Mardi

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Ayant fait une nuit quasi-blanche la veille, j’étais parvenu à dormir de manière à peu près correcte, et arrivai au bureau relativement bien luné. Il fallait au moins ça pour encaisser la journée que je m’apprêtais à passer.

En l’absence de mon chef Maxence, le chef de projet d’ATR, un certain Philippe, un type grisonnant fan de marathon, au bord de la retraite et fort sympathique au demeurant, passa directement me voir dans mon bureau. Il m’annonça que j’avais été nommé animateur d’étude sur son projet. Je m’enquis de cette décision prise sans me consulter, car être animateur d’étude n’avait strictement rien à voir avec le simple statut de RRM : il s’agissait d’une véritable promotion dans l’organigramme, qui me valait d’être muté de mon métier technique vers le métier de manager, considéré par la plupart comme le Saint des saints. Il me répondit que, vus mes « états de service » et « l’urgence de la situation », la décision avait été rapide. L’imminence d’une réunion le fit quitter mon bureau sans m’en dire plus, si ce n’était que je devenais donc, de fait, le numéro deux du projet. Un brin flatté, je réfléchis un instant à ce qu’il avait bien pu vouloir dire par « états de service », avant de me raviser : c’était probablement une formule de simple courtoisie ultra rabâchée. Je me replongeais dans mes dossiers, m’en voulant de m’être laissé aussi facilement berner l’espace d’une petite seconde de naïveté.

À la pause café, je ruminais mes pensées. Je restais perplexe devant cet enchaînement de décisions absurdes : remettre sur les rails un projet dont l’impossibilité et le danger avaient été démontrés, et nommer à sa tête (ou peu s’en fallait, étant donné que j’étais numéro deux) l’un des artisans de cette démonstration d’infaisabilité, un artisan qui avait par ailleurs à maintes reprises exprimé tout son désintérêt (voire son mépris) pour les fonctions de management. Je n’avais en effet absolument aucune sympathie ni attrait pour le management et autres fonctions d’encadrement.

Je ne voyais qu’une seule explication à ce déchaînement de contre productivité managériale : un naufrage cognitif en réunion. Il s’agit là d’un phénomène sociologique relativement bien connu mais de toute évidence occulté dans les formations au management dispensées chez Green Power : quand arrive une avalanche de décisions sans queue ni tête et qu’on ne comprend pas comment l’intelligence humaine a pu aboutir à une telle accumulation d’absurdités, c’est que l’on est en face de ce que certains sociologues appellent une « décision de réunion ». Le côté laconique et lapidaire de cette expression a pour objectif de souligner à quel point seuls une réunion et un effet de faillite cognitive collective peuvent expliquer un tel déchaînement de non-sens. Ainsi donc, comme l’explique Christian Morel dans son ouvrage Les décisions absurdes, « de la même façon qu’il existe une délinquance qui n’éclot qu’en bande, l’absurdité serait, dans sa phase ultime, nourrie exclusivement par la rationalité de groupe. » C’était un ouvrage que j’avais lu récemment pour avoir des munitions dans la guerre ouverte qui m’opposait à mon chef, et qui m’avait permis de remporter quelques joutes verbales (qui avait rendu mon chef fou de rage). Mes relations avec mon chef de service appellent probablement quelques explications, qui peuvent se résumer ainsi : Maxence est un connard. Mais pas n’importe quel type de connard. Lui, c’est un vrai. Dans le sens où il ne s’en rend même pas compte. Car il existe des salopards, des tordus, des arrivistes et des vicieux qui vous mettent des bâtons dans les roues et qui vous rendent la vie insupportable, mais ils en sont conscients. Ils savent qu’ils vous empoisonnent. Et que vous ne méritez pas tant de haine. Ce sont des salopards, et ils savent qu’ils outrepassent leurs droits, sinon légaux, au moins éthiques, déontologiques et moraux. Rien de tel avec un connard de la trempe de Maxence. Lui fait partie de ces rares « élus » qui ne se rendent même pas compte du mal qu’ils vous font, ou, à tout le moins, qui considèrent que les tords qu’ils vous causent ne sont pas injustes, et qui n’exprimeront donc jamais ni remords ni compassion, et pour qui le fait de s’excuser est totalement étranger. Car le vrai connard, le connard de souche, pour reprendre une expression à la mode, et dans le sens proposé par le philosophe Aaron James, est réellement intimement persuadé qu’il est supérieur au commun des mortels et donc que les avantages qu’ils s’octroient n’ont rien d’injustes en ce qu’ils leur reviendraient de droit dans la conception malade du monde qui est la leur. Ainsi du connard qui double tout le monde dans une file d’attente et qui s’offusque sincèrement lorsque vous lui en faites la remarque, ainsi du connard qui prend consciemment la place d’un stagiaire compétent grâce à son piston, ainsi du connard qui garde pour lui une récompense collective, ainsi du connard incompétent et toxique en entreprise qui, après avoir fait la pute auprès des ressources humaines, récupère le poste qui vous revenait logiquement en raison de vos compétences et de votre expérience. En fait, comme vous allez vous en rendre compte et pour être tout à fait clair, sauf mention contraire, je considère que plus ou moins tout le monde est un connard.

Par ailleurs, Maxence, en plus d’être un connard, était incompétent – sauf pour lécher le cul des RH. J’avais toujours pensé qu’avoir un supérieur connard ou incompétent était du domaine du tolérable. Mais pas les deux à la fois.

Or, Maxence était manifestement un adepte du cumul de mandats.

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