Lundi

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Comme d’habitude, je ne m’étais endormi que vers quatre heures du matin. L’insomnie est un ennemi d’un genre très particulier, pernicieux, qui vous épuise et vous abandonne au petit matin, vous renvoyant dans votre triste quotidien, après vous avoir considérablement amoindri physiquement et psychologiquement. L’insomnie est un état très étrange de lutte au repos, c’est un duel de titans qui se joue dans le silence débilitant des nuits infinies. C’est la guerre totale d’une conscience qui veut se supprimer elle-même pour se glisser dans le néant réparateur des limbes, mais qui n’obtient jamais gain de cause – sauf, coup de grâce, lorsque pointent les premières lueurs de l’aube.

Les yeux à peine capables de distinguer les choses les plus élémentaires, la conscience amoindrie par le manque de la nuit, je me levai en titubant et en me disant qu’il était grand temps que je me réapprovisionne en Stilnox sur les marchés parallèles. Soigner l’insomnie par la chimie lourde n’est sûrement pas une bonne idée sur le long terme. C’est notamment pour cela que mon médecin refuse désormais de me prescrire cette pilule que je n’hésite pas un seul instant à qualifier de magique : des troubles de la mémoire et des lésions cérébrales m’attendent presque sûrement l’âge avançant, mais les faits sont là : j’ai un besoin désespéré de dormir, et le Stilnox est d’une efficacité sans pareille dans mon cas. J’ai tout essayé : médecine douce, sport, méditation et tout un tas de conneries dites alternatives. Et absolument rien ne fonctionne, à part le Stilnox (et quelques antidépresseurs, comme le Temesta). Cette substance miracle me fait planer quelques minutes – suffisamment pour me croire sur une autre planète, de type Pandora – puis elle m’envoie six pieds sous terre et je me réveille le lendemain matin, en excellente forme.

Mais ce matin-là, donc, n’ayant plus de Stilnox, je sortais d’une terrible insomnie, et le réveil après une nuit de ce type est toujours une épreuve atroce. Je ne faillis jamais, pourtant. Jamais je ne me rendors. Jamais je ne suis en retard au travail. Je n’ai jamais séché un seul cours pendant mes études. Mais c’est toujours une atroce souffrance.

Pour enchaîner les choses dans le bon tempo, en ce morne matin d’hiver, il n’y avait plus rien de comestible dans mon appartement. La mort dans l’âme, je vidai d’une traite un verre de coca vanille, avant de prendre une douche rapide et de me résoudre à aller travailler.

Miss météo n’avait pas menti : il faisait un temps véritablement pourri. Le vent retournait les parapluies de ceux qui n’avaient pas encore renoncé à les sortir, et des paquets d’eau glacée tombaient sur des passants désabusés. Modérément protégé par mon k-way bon marché, je progressais dans la nuit en essayant d’optimiser mes trajectoires pour me mouiller le moins possible.

J’arrivai au travail détrempé, en dépit de mes pathétiques et illusoires tentatives pour rester au sec. Dégoulinant dans le hall, je me rendis compte avec horreur que j’avais oublié mon badge. J’étais bon pour perdre dix minutes au poste de garde pour qu’un agent patibulaire me donne un badge temporaire m’interdisant l’accès à la cantine.

Après quelques formalités, je pus enfin me frayer un chemin jusqu’aux ascenseurs, mon badge Green Power bien en évidence sur le torse pour respecter les consignes de sécurité.

L’ascenseur avait été repeint en vert suite au changement de nom de notre entreprise. Nous nous appelions auparavant Nuclear Power, mais Novell’Idea, un think tank de bobos friqués avait été consulté pour redorer notre blason suite aux différents échecs cuisants rencontrés par notre groupe, que ce soit sur le marché national ou international. Analysant que le nucléaire n’était pas assez porteur et jugé arrogant par le public (une conclusion brillante et toute en finesse, que personne n’aurait pu voir venir, facturée dans les cent mille euros au bas mot), notamment depuis la catastrophe de Fukushima, le think tank avait décidé d’adoucir nos traits. Ainsi était née la société Green Power, affublée d’un nouveau logo arrondi et d’une nouvelle couleur, le vert, délaissant le rouge agressif qui nous avait caractérisés jusqu’ici. Un groupe de communicants avait par la suite été embauché (toujours à grands frais) pour tenter de résoudre la quadrature du cercle : mettre sur pied un story telling convaincant permettant de justifier comment le (prétendument) numéro un mondial de l’énergie nucléaire, dont l’ambition folle était de construire trois cents centrales atomiques et une dizaine d’usines de retraitement de déchets nucléaires dans les quatre prochaines décennies, pouvait décemment prétendre se faire appeler Green Power.

Personnellement, tout cela m’amusait beaucoup. Je ne suis pas particulièrement cynique, mais je suis pragmatique. Je ne suis pas du tout pro-nucléaire – certaines de mes prises de position en interne me valent même un certain mépris de la part de ma hiérarchie, et j’y reviendrai dans ces pages –, mais je ne vois pas comment on pourrait se passer du renouvellement de nos cinquante-huit réacteurs vieillissants par une soixantaine de RFPR (le fameux Revolutionnary French Pressurized Reactor, dont on peut légitimement se demander si la seule pompeuse appellation ne pourrait pas expliquer l’échec total à l’international). Je suis pour le développement des énergies renouvelables, et j’estime même qu’elles devraient bénéficier d’investissements infiniment plus conséquents (similaires à ceux alloués au nucléaire en son temps) – mais, je le redis, pour n’avoir pas su développer les énergies renouvelables dans les temps, je ne vois pas comment nous pourrions nous passer du RFPR pour les quelques prochaines décennies.

Toujours est-il que la communication de notre groupe autour de son nouveau nom était un plaisir de tous les instants : perdue d’avance, attaquée de toutes parts – et à raison – par les écologistes, pétrie de contradictions et de grandes envolées lyriques pathétiquement démenties par les faits, notre communication était un running gag flamboyant menaçant d’exploser en vol à chaque instant, et dont un nombre croissant d’employés riait à gorge déployée dans les couloirs. La chargée de communication de notre établissement était mise au supplice, ce qui était pour la plupart d’entre nous un véritable délice. Son malheur faisait immanquablement notre bonheur car nous étions pour la plupart totalement allergiques à toutes les opérations de communication, en ce qu’elles étaient inutiles, risibles, ridiculement bien-pensantes et pourtant toujours très bien vues et systématiquement saluées par la Direction (du moins officiellement). Je suis évidemment d’accord pour dire que la sécurité routière est importante, que le droit à la différence dans l’entreprise doit être respecté, que les mentalités face au handicap au travail doivent évoluer et que l’égalité homme-femme est une nécessité, mais tout ça n’est que du pur bon sens, et que l’on paye toute une équipe chez Green Power pour organiser des journées à thèmes, afficher des panneaux immondes défiant les règles les plus élémentaires de la communication graphique (au point qu’on se demande vraiment comment ces gens-là peuvent se targuer d’être des « communicants ») et pour distribuer des « bracelets de solidarité » de pacotille, organiser des « journées brioches » contre le handicap, je suis désolé, mais je trouve ça pathétique. Et injuste : le budget alloué à cette vaste et inutile mascarade pourrait être bien mieux employé et ces gens-là ne devraient pas être aussi bien placés dans l’organisation et la vie de la société.

Les gens de la com’ sont censés nous transmettre des informations et nous exposer des résultats, ils sont même supposés nous « motiver » et nous « fédérer » en « renforçant la cohésion du groupe ». Des mots qu’ils répètent à longueur de PowerPoints mais qui sonnent terriblement creux dans l’océan de langue de bois qu’ils ont déversé dans nos boîtes mails ces dernières années. Car, pour l’amour du ciel, il ne suffit pas de dire qu’il faut fédérer les gens pour les fédérer, de même qu’il ne suffit pas de dire qu’il faut innover pour que l’innovation fonctionne. Le fait que notre PDG nous demande de faire en sorte que la R&D coûte moins cher et qu’elle fonctionne « du premier coup » n’arrange pas les affaires de la com’. Outre que la R&D, quasiment par définition, ne peut pas marcher du premier coup, le fait qu’une ânerie pareille soit proférée par notre propre PDG montre bien que notre Direction est totalement déconnectée de la réalité. Je n’ai jamais vu un seul « plan d’action » (terme particulièrement prisé dans la novlangue de la com’) avoir le moindre impact positif sur notre travail au quotidien.

J’en étais là dans mes pensées lorsque, au détour d’un couloir, je croisai François, notre « spécialiste métier », un salopard émérite qui mériterait un tome de l’Encyclopædia Britannica dédié à sa seule méchanceté. J’esquissai un vague sourire en pensant que je pourrais faire une suggestion à ce propos dans la foutue « boîte à idées » de la com’ ; un sourire que je regrettai aussitôt lorsque je vis François se renfrogner, interprétant sans doute mon sourire comme une attaque ou une moquerie à son encontre (ce qui, pour le coup, n’était pas tout à fait inexact). Précisons sans tarder que François est un paranoïaque, en plus d’être un salopard, à moins que le fait d’être un salopard ne soit pas un simple à-côté mais une conséquence directe de sa nature paranoïaque – il y a là un vrai sujet de débat de psychologie pathologique.

Je gagnai mon bureau en essayant de quantifier mentalement l’impact que pourrait avoir ce sourire malheureux, tant je savais à quel point médire d’un paranoïaque pouvait être une activité à haut risque. Dire du mal d’un être malfaisant comme peut l’être François est un acte de jouissance, certes, mais un acte rarement sans conséquences. Lorsqu’un paranoïaque a vent de vos mauvaises pensées, le risque d’une guerre de tranchées doit être sérieusement envisagé. C’est d’ailleurs valable même si vous n’avez strictement rien dit ou fait de mal : c’est le propre des paranoïaques que de croire qu’on leur en veut. Ils contre-attaquent en conséquence, que votre médisance soit réelle ou seulement supposée. C’est ce qui faisait dire à mon collègue Sébastien (qui a démissionné depuis) que, quitte à se faire « fumer la gueule », inutile de retenir ses mots.

La médisance a au moins deux vertus : elle soulage et permet de créer une très forte complicité avec notre camarade de galère, tant l’ennemi commun est un concept universellement fédérateur. Mon amitié avec Sébastien trouve en grande partie ses origines dans notre souffrance, notre médisance et notre jouissance ainsi partagées.

Je démarrai mon ordinateur en me faisant la réflexion que, en période de troubles publics et politiques, une personne comme François serait très probablement juge du tribunal populaire, chargé de liquider les ennemis du peuple, voire même chef de la milice de quartier, chargé d’exterminer les traîtres de la patrie (c’est-à-dire quelqu’un comme moi, en l’occurrence, dans son esprit malade). Je haïssais François, mais je devais bien reconnaître qu’à défaut de compétence, en sa qualité de paranoïaque, il avait du pouvoir. Car force est de reconnaître que, quel que soit leur camp, ce sont souvent les paranoïaques qui écrivent l’Histoire. En ouvrant ma boîte mail, je me dis qu’il n’y avait plus qu’à espérer que les circonstances ne donneraient jamais à ce fou furieux l’opportunité d’exercer toute l’étendue de son « talent ».

J’avais beau être parti tard vendredi et arrivé tôt ce lundi, Maxence Payet, mon chef, était quand même parvenu à m’envoyer une dizaine de mails. Tous plus confus les uns que les autres, faits de copié-collés hasardeux, Maxence finissait par me signifier que j’étais nommé RRM sur le projet ATR. Dans notre jargon, RRM signifie « Responsable des Ressources et des Moyens ». Cela impressionne au début, mais, en réalité, ce n’est pas un poste, juste une sous-tâche d’encadrement et de coordination, inintéressante et pénible, pour laquelle il n’existe aucun budget et dont on doit s’accommoder en faisant des heures sup (bien évidemment non payées, la magie du statut de cadre aidant). Ce qui était intéressant dans cette histoire, ou, à tout le moins, frappant, était la résurrection manifeste du projet ATR (trigramme signifiant « Advanced Transformed Reactions »). Le projet portait sur une nouvelle technique de gestion des solutions de produits de fission, qui sont grosso modo la lie de l’humanité : les pires déchets radioactifs dissous et concentrés dans des solutions d’acide nitrique en attente de leur calcination et de leur vitrification à très haute température dans des fours à induction électromagnétique. Tout cela peut sembler barbare et inutilement technique, mais ce qui est important, c’est que j’avais déjà travaillé pendant vingt-deux mois sur ce projet en phase de faisabilité, et que j’avais fini par démontrer avec un collègue, il y a quelques semaines, qu’il n’était pas réalisable, pour des raisons de coûts et pour des raisons de sûreté : le procédé envisagé était potentiellement très dangereux. Il existait par ailleurs des alternatives moins coûteuses et moins risquées. Mon retour aux affaires sur ATR était donc une surprise de taille puisque le comité de pilotage, auquel je n’avais pas participé (je n’avais tout simplement pas été convié), avait de toute évidence pris la décision de poursuivre le projet, en dépit de tout bon sens.

J’étais pour le moins dubitatif, mais je n’eus pas l’opportunité d’éclaircir la situation : Maxence était absent pour toute la semaine (c’était en tout cas la conclusion à laquelle j’étais brillamment parvenu en consultant l’item « Formation Marco Polooooo/ Londooooon ! » dans son Outlook). Pour ma part, ma journée s’avérait bien remplie : je devais participer à trois réunions en visio ainsi qu’à une espèce de micro formation de dernière minute au « management visuel », calée entre midi et treize heures, manifestement sans grande considération pour le personnel participant (je notais mentalement la sympathie des organisateurs).

La journée passa, morne et insipide. Je ne retenais pas grand chose de la formation au management visuel, si ce n’est que c’était une nouvelle technique de suivi des projets, non pas alternative mais complémentaire et désormais obligatoire (et qui se révélait être un vrai foutoir). Je n’avais strictement rien à faire de ces conneries et de toute cette nouvelle mode de suivi. J’étais accablé par cette folie du reporting. Quelques jours auparavant, un ingénieur du planning m’avait téléphoné pour me demander quel était mon « Reste À Faire » sur le projet DTC (trigramme dont je vous épargnerai la véritable signification mais que nous aimions appeler, avec quelques collègues, « Dans Ton Cul »). Je lui avais calmement répondu que je n’en savais strictement rien, que j’étais trop occupé à répondre à la même question sur un autre projet, et que, s’ils voulaient que l’on avance sur les projets, il faudrait peut-être voir à nous « laisser faire » de temps en temps plutôt que de nous demander inlassablement ce qu’il nous « restait à faire ». Ne trouvant manifestement rien à redire à ma remarque de bon sens (ou bien, autre possibilité : choqué par mon mépris manifeste pour son métier), il avait raccroché.

Excédé par une dernière conf call interminable, je parvins à quitter mon bureau vers vingt heures. Je fis un détour par Carrefour pour faire quelques courses alimentaires, en réfléchissant vaguement à la signification de la reprise d’ATR, puis je rentrai chez moi sans avoir abouti à une explication logique. Ma soirée fut des plus classiques : plateau télé en mode dépressif avec un plat thaï surgelé. Heureusement, il y avait la douce Léa Salamé sur i-Télé.

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