Vue d'en haut

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Le monde semble plus beau vu d’en haut. C’est un constat que Léane a déjà fait de nombreuses fois lors de ses sessions d’escalade en falaise. Aujourd’hui, sous cet angle, le ciel bleu, le lierre qui grimpe le long du mur tagué, le ruisseau qui coule non loin… tout semble calme et paisible. Elle en est convaincue c’est une belle journée. Oui, aujourd’hui c’est le jour idéal. Comme à son habitude Léane installe sa corde et prépare son nœud. Elle a des gestes sûrs, elle les connait si bien ! Cela fait des années qu’elle grimpe. Rien ne l’arrête, ni la plus haute des falaises, ni la plus inclinée des voies. Elle aime voir le monde d’en haut, elle aime l’adrénaline lors de la chute, elle aime la chaleur humaine et la solidarité entre grimpeurs. Tous ont conscience des dangers, leur vie ne tient qu’au bout d’un fil, autant bien choisir celui qui le tiendra en bas de la falaise. Les blessures sont fréquentes, les accidents mortels arrivent parfois. Pourtant les grimpeurs comme mue par une puissance supérieure n’ont de cesse d’escalader encore et encore, tomber pour mieux se relever, toujours. Quand Léane a découvert l’escalade c’était comme une évidence pour elle, c’était plus qu’une passion, c’était un besoin vital.

Léane a 25 ans, c’est une belle jeune femme. Bien qu’elle ait du mal à trouver ce qui peut plaire chez elle, elle a conscience du regard que les hommes lui portent. Elle ne cherche pas particulièrement à leur plaire mais sa silhouette athlétique, son grand sourire toujours présent et cette lueur de défi dans les yeux en ont déjà fait craqué plus d’un. Léane est plutôt réservée mais une fois qu’on la connait on découvre un esprit vif et cultivé. Son optimisme est contagieux, elle a soif de découverte et de liberté, elle rêve d’aventure et rien ne l’arrêtera. Vraiment rien ?

Sous ce beau vernis Léane a aussi des failles. Des plaies profondes à la guérison particulièrement lente. Elle n’en parle pas, elle n’en laisse rien paraitre. Elle a enfoui ses blessures au plus profond d’elle-même et ne les laisse pas refaire surface. Le père de Léane est militaire, il lui a toujours appris la résilience ou plutôt le « marche ou crève ». C’est comme ça dans sa famille, on serre les dents et on avance coûte que coûte. Elle a bien appris sa leçon, elle applique ce principe depuis des années. Jusqu’au jour où elle rencontre Roméo.

Léane ne croit pas au grand amour, ou du moins n’y croit plus. Elle sait d’expérience à quel point les films, les séries, les livres véhiculent une idée de l’amour qui est biaisée, rien n’est jamais aussi facile, rien n’est jamais aussi beau. Elle trouve une certaine ironie à tomber amoureuse d’un Roméo alors qu’elle ne s’est jamais senti l’âme d’une Juliette transie d’amour. Au fil des mois Léane s’attache à lui, petit à petit elle lui confie des éléments de son passé. Ce qu’elle évoque est difficile, le fait d’en parler enfin à quelqu’un lui fait prendre conscience des choses mais cela entraine aussi l’apparition des crises d’angoisses. Heureusement Roméo est à l’écoute, il est là pour la soutenir. Il est toujours très pragmatique et sait garder son sang-froid.

Roméo est le genre d’homme qui pourrait en faire rêver plus d’une. Il a une carrière fleurissante au sein d’une grande entreprise, il peut se permettre de dépenser sans compter en sorties, restaurants et cadeaux et il prend soin à la fois de son corps et de son esprit. Roméo lui aussi à l’habitude d’encaisser les coups, de tomber pour mieux se relever mais différemment de Léane. Lui son sport c’est la boxe. Les coups il les cherche et en donne tout autant qu’il en reçoit. Lui se relève après être allé au bout des échanges, certes réglementés, mais violents. Roméo et Léane sont deux esprits combatifs, chacun à leur manière, mais ayant tous deux cette même lueur dans les yeux. Grace à ça ils se sont reconnus, ils se sont compris et ils se sont aimés. Très vite, très fort.

Mais l’amour et la passion ne durent qu’un temps. La vie est ainsi faite, un long voyage pour lequel on trouve parfois des compagnons de route mais qui, au grès des envies, sont amenés à prendre des chemins différents. Léane souhaite prendre un chemin sur lequel Roméo ne peut pas la suivre. La séparation se fait en douceur. Les moments partagés les ont liés, Léane continue à se confier à lui et Roméo continue à veiller sur elle dans les moments difficiles.

Un après-midi Léane commence à angoisser. Des images lui reviennent, des sensations, des odeurs. Elle n’arrive plus à les chasser de sa tête, les enfouir au plus profond d’elle-même comme elle le faisait si bien avant. Elle appelle Roméo, il est libre, il va venir chez elle. Première erreur.

Bien qu’ils soient séparés Roméo est toujours très attiré par Léane. Une fois chez elle il n’entends plus la souffrance qu’elle lui exprime alors qu’elle pleure dans ses bras. Il voit uniquement son corps qu’il aime tant enlacer, ses lèvres qu’il souhaite embrasser à nouveau et ses yeux plein de détermination dans lesquels il pourrait se perdre des heures. L’odeur de son cou, la douceur de sa peau, la chaleur de son petit corps contre le sien, tout lui avait manqué. Il passe sa main dans ses longs cheveux, lui redresse la tête et l’embrasse. Il ne semble pas avoir entendu Léane lui dire non. Il l’embrasse à nouveau et commence à la déshabiller. Il voit bien que Léane est réticente mais imagine que c’est parce qu’ils n’ont pas été aussi proches depuis longtemps. Comme en boxe il aime sentir qu’il a le contrôle de la situation et sa partenaire. Quand Léane lui dit non à nouveau il prend ça comme un jeu de domination, il a tellement envie d’elle et il sait qu’elle aimait coucher avec lui. Il commence à faire lui l’amour, elle ne réagit plus. Quand il croise le regard de Léane, il voit les larmes rouler sur ses joues, il cherche dans ses yeux la flamme qu’il aime tant mais il ne voit que le vide. Il comprend son erreur. Trop tard.

Léane a déjà vécu cette situation. Pas avec Roméo mais avec son premier petit ami lorsqu’elle était adolescente. La peur, l’impuissance à s’extraire de l’étreinte d’un homme, la douleur puis la culpabilité, la honte, le déni, elle est déjà passé par là. Roméo et elle en avaient déjà parlé de longues heures, il lui avait conseillé de porter plainte et de trouver de l’aide auprès d’une psychologue pour affronter les traumatismes qui commençaient à refaire surface.

Cet après-midi lorsque Roméo l’a embrassé elle lui a dit non. Quand il a voulu aller plus loin elle n’a pas réussi à réagir, elle n’a pas réussi à hurler, elle n’a pas réussi à le repousser. Son cerveau n’a rien trouvé de mieux à faire que de s’éteindre et attendre que ce soit terminé. Pour mieux se détacher de l’horreur de la situation et éviter de ressentir à nouveau les douleurs ou tout autre sensation son cerveau a fait de choix de la sidération puis de la dissociation. Léane s’est sentie sortir de son corps, elle avait l’impression de vivre toute la scène vu d’en haut, impuissante, incapable de bouger ou parler. Réflexe de survie honorable mais lourd de conséquence. Face à ce nouveau traumatisme Léane s’est sentie mourir, quand Roméo l’a vu dans ses yeux il s’est arrêté.

Après cet après-midi Léane n’a plus jamais voulu revoir Roméo. Elle était incapable de mettre des mots sur ce qu’il s’était passé. C’était impossible, il ne pouvait pas avoir fait ÇA, pas lui, pas à elle. Elle ne pouvait pas avoir à nouveau vécu ÇA, comment cela pouvait-il arriver deux fois dans une vie ? Par contre ce qu’elle ressentait avec certitude était un dégout profond envers son corps. Elle qui avait toujours réussi à maitriser ce dégout grâce à l’escalade, aujourd’hui elle n’en est plus capable.

Au fil des années l’escalade lui avait appris dans un premier temps à tolérer son corps puis à l’aimer. Elle avait appris à en être fière, ce corps qui s’était affiné et musclé pour lui permettre d’atteindre des sommets. Elle avait appris à le maitriser et en avoir le contrôle total, répartir son poids sur les prises, positionner son centre de gravité pour mieux tenir sur la voie. Elle avait appris à s’apaiser et se canaliser, prendre son temps pour lire la voie, regarder où passer, quelle prise attraper, prendre son temps lors de ses mouvements, ne pas se précipiter, garder son équilibre. Elle avait appris à être fière d’elle-même et de ses progrès lorsqu’elle arrivait à passer une nouvelle voie à force de travail. Elle avait rencontré des gens bienveillants, solidaires, audacieux, les grimpeurs étaient devenus sa famille de cœur. Elle avait un jour été dépossédée de son choix, elle avait été contrainte dans son intégrité physique, elle avait été détruite dans son intégrité psychique mais elle avait su se relever et vivre avec grâce à l’escalade. Léane était une battante, une survivante, une personne courageuse, plein de vie et d’optimisme malgré les épreuves de la vie. Cependant la nouvelle blessure infligée par Roméo était trop profonde, trop difficile à surmonter.

Aujourd’hui le ciel est bleu, non loin le ruisseau coule tranquillement. Le lierre grimpe le long des murs tagués. Léane contemple une immense œuvre de Street Art. Un gorille bleu, fort, imposant, dominant toutes les autres fresques autour de lui. Ce pont sous l’autoroute semble l’entrée d’un monde parallèle fantastique peuplé de créatures étranges, le gorille à l’entrée en est le gardien. Léane aime cet endroit si particulier, elle y vient souvent. La beauté et le calme du lieu contrastent avec la tempête intérieur qui fait rage en elle. Aujourd’hui Léane est venue seule, pas de partenaire de grimpe, pas de baudrier ni de chaussons d’escalade. Simplement elle et sa corde. Elle est déterminée. Elle installe sa corde d’un geste assuré, auprès de l’immense gorille qui semble la regarder d’un œil protecteur. Le nœud de huit qu’elle connait si bien se transforme en nœud coulant. Alors qu’elle se laisse chuter, la corde au cou, elle a une dernière pensée : le monde est si beau vu d’en haut.

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