Chapitre 1 - 3/3

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Le bureau était vaste, poussiéreux, brûlant et baigné de lumière. Le soleil s’invitait par les grandes baies vitrées et dégoulinait sur le sol en coulées de lave incandescentes. Installé derrière son imposant secrétaire en ronce épineuse de noyer, le docteur Amproise Baré piochait des raisins dans un grand plateau de fruits.

Eddy et ses parents s’installèrent sur de confortables fauteuils. La grande taille du docteur l’impressionnait. Il portait de fines lunettes trapézoïdes et ses cheveux blonds et fillasses étaient peignés comme un dessous de bras. Un détail le frappa sans violence. Le docteur portait un tablier en cuir semblable à celui d’un forgeron.
— Peux-tu me donner la radio de ton cœur, mon grand ? lui demanda-t-il.
Malgré son ventre arrondi, il s’exprimait avec un accent pointu. Eddy s’exécuta et lui donna le transistor gris. Le docteur l’examina sous toutes les coutures. Il déplia l’antenne et la replia avec symétrie. Il tourna les molettes des fréquences et du son dans tous les sens. Puis il colla le transistor contre son oreille. Aucun son. Après avoir posé la radio sur le bureau, il s’adressa d’abord à Eddy.
— Est-ce que tu peux aller jouer au fond de la pièce, mon petit bonhomme ? On doit parler de choses de grands avec tes parents. Tu vois la petite table là-bas ? Il y a plein de jeux pour enfants : des petites voitures, des puzzles, des scalpels, des scies à os, des défibrillateurs… Tu vas bien t’amuser.

Le Docteur le regarda s’éloigner avant de questionner ses parents.
— Eddy est sujet aux sautes d’humeur depuis sa naissance ? Il n’apprécie ni la compagnie des adultes ni celle des enfants ?
Edmond et Églantine hochèrent la tête pour dire oui.
— Il communique très peu et peut faire preuve d’une grande méchanceté ?
Hochement de tête.
— Il tousse du gravier régulièrement ?
Hochement de tête.
— Vous savez de quel mal souffre notre fils ? demanda Églantine. Personne n’a su nous le dire jusqu’à présent. Personne ne connait cette maladie.
— Je connais très bien cette maladie, affirma le docteur avec fierté et solennité.
La flamme de l’espoir scintillait et dansait de nouveau la rumba dans les yeux d’Edmond et Églantine.
— Je connais très bien cette maladie, répéta-t-il en se levant. La maladie la plus étonnante, la plus surprenante, la plus déconcertante, la plus incroyable, la plus stupéfiante et la plus ébouriffante qui soit.
Mains jointes derrière le dos, torse bombé, le docteur arpentait son bureau en long, en large, en boucle, en zig zag, en avant, en arrière, en biais et en travers. Edmond et Églantine restaient suspendus à ses lèvres.
— Un maladie rare qui touche seulement un enfant sur cent mille. Une maladie mystérieuse dont je tente de percer les secrets depuis de nombreuses années, déclama-t-il.
Edmond se racla une nouvelle fois la gorge.
— Ne vous inquiétez pas cher Monsieur, je m’en vais vous dire bientôt de quoi il en retourne. Mais sachez que ce n’est pas une maladie anodine que l’on annonce comme ça sans précaution, grandiloqua le docteur. Vous devez tout de même vous douter qu’il ne s’agit pas d’un vulgaire rhume. Ni d’une banale grippe. Ni d’une insipide bronchite. Ni d’une médiocre gastro-entérite. Ni d’une insignifiante otite. Ni d’une quelconque rhinopharyngite…

La patience d’Edmond atteignait ses limites. Réfugiée dans son estomac, elle se cabrait et vrombissait comme une voiture de course sur la ligne de départ. Le feu passa au vert, elle explosa. Edmond trifouilla dans le grand plateau de fruit, visa le docteur puis lui balança une poire en plein dans la poire.
— Aille, ouille…Votre fils souffre du syndrome du gros caillou, annonça-t-il d’une traite en frottant son nez douloureux.
— Le syndrome du gros caillou !! Comme un caillou dans une chaussure ? s’interrogea Edmond.
— Ah non, ça c’est un petit caillou, contesta le docteur en s’asseyant de nouveau. Là on parle d’un gros caillou dans la poitrine. Écoutez la radio de son cœur, vous allez comprendre.
Edmond et Églantine calèrent le transistor gris entre leurs deux têtes.
— Nous n’entendons rien !
— C’est bien le problème. Le cœur de votre fils est enveloppé d’une épaisse couche de pierre. Tellement épaisse, que nous ne pouvons pas entendre les battements. Un cœur enfermé dans un gros caillou et coincé dans l’obscurité. Et c’est pour cette raison qu’il tousse du gravier.
— Et c’est grave ? Existe-t-il un traitement ? demandèrent en chœur Edmond et Églantine.
Le docteur farfouilla dans son tiroir pour en sortir une pierre en forme de cœur.
— Vous voyez ce gros caillou ? C’est le cœur d’un enfant de six ans à qui nous avons greffé un cœur de palmier en attendant.
Il attrapa un burin et martela le gros caillou. La couche épaisse s’effritait sous les coups de boutoir répétés. Soudain, un rayon lumineux transperça et désagrégea la fine pellicule de pierre restante. BABOUM, BABOUM, les battements d’un cœur rouge sang et gonflé de vie raisonnaient dans la pièce. Le cœur sous la pierre. Les yeux ronds et émerveillés, Edmond et Églantine observaient le spectacle de la vie.
— Alors vous allez pouvoir guérir notre fils de cette manière ? se persuada Églantine.
— Hélas, votre fils est trop vieux pour l’opérer. La couche de pierre est bien trop épaisse à son âge. Impossible de l’enlever, annonça le docteur en essuyant ses mains poussiéreuses sur le tablier en cuir.
Le dernier wagon d’espoir se fracassa tout en bas des montagnes russes.
— Mais que peut-on faire alors ? trémola Églantine.
— Il existe un traitement de fond pour attendrir la pierre et éviter qu’elle ne s’épaississe trop vite. Cela ne la guérira pas mais retardera l’inéluctable.
— Et en quoi consiste ce traitement ? se résigna Edmond.
— Pour stopper les quintes de toux : une cuillère à café de jus de cœur d’artichaut froid. Pour la méchanceté : un morceau de nuage à mâchonner tous les matins.
— De nuage ? s’étonna Edmond.
— Oui, un nuage, vous en avez surement déjà aperçu dans le ciel, commença le docteur avec un ton professoral. C’est un amas compact visible, plus ou moins important, d’aspect et de forme variables, de fines particules d’eau ou de glace en suspension dans l’air, dues à la condensation de la vapeur d’eau contenue dans l’atmosphère et qui se déplace selon les courants ascendants de l’air. Il y a les cirrus, des nuages blancs qui se forment dans les très hautes atmosphères. Il y a aussi les cumulus, des nuages blancs grisâtres de forme plus arrondie que les cirrus. Et puis il y a les nimbus, des nuages gros, lourds et noirs, d’où s’échappent les averses. Je vous conseille les cumulus, bien plus tendres et onctueux que les deux autres.
— Bien évidemment, acquiesça Edmond.
— Ah oui, j’allais oublier. La musique ! Il faut écouter beaucoup de musique pour adoucir la pierre. Mais pas de musique subversive, genre rock’n’roll, au risque de l’endurcir encore plus.

Edmond accusait le coup, Églantine sanglotait.
— Alors il nous quittera jeune ? demanda-t-elle.
— Aucune idée, souffla le docteur. Vous savez, les enfants quittent le cocon familial de plus en plus tard. Moi-même, je vis encore chez ma mère.
— Il restera méchant toute sa vie ? s’inquiéta Edmond.
— Si vous respectez le traitement, son cœur s’attendrira un petit peu. Mais je n’ai pas le courage de vous dire que votre fils ne deviendra jamais très gentil. Je n’ai pas le courage de vous dire que votre fils ne fera jamais preuve d’une grande empathie, ni de sympathie, ni de télépathie…
— Tous les mots qui finissent par le son « i », vous voulez dire ? déductionna Edmond.
— Je le crains, hélas…
Long silence à peine audible dans la pièce.
— Et bien je crois que c’est l’heure de passer à la caisse maintenant, enchaîna le docteur.
— Combien nous devons vous ? demanda Edmond la mort dans l’âme.
— Vous avez de la chance, je fais une promotion cette semaine. Il ne vous en coûtera que trois francs six sous. Comment comptez-vous régler ?
— En liquide si cela ne vous dérange pas.
— Je préférerai de l’argent. Bon, va pour du liquide, se résigna le docteur. Mais de l’eau alors, car j’ai décidé d’arrêter de boire.
— Plate ou gazeuse ?
— Plate de préférence.
Edmond sortit une bouteille d’eau plate de son chapeau et l’offrit au docteur en guise de paiement.

Dans le couloir, les eaux montaient dangereusement. Des eaux sombres et tumultueuses. Églantine sentait son cœur se briser en mille morceaux. Eddy, son Eddy, ne connaitrait jamais l’amour. Elle ne se le pardonnerait jamais. Avant de perdre pied définitivement, elle serra de nouveau la main d’Edmond et déposa un tendre baiser sur son front. Elle s’agenouilla devant Eddy, l’enlaça de tout son amour et lui chuchota quelques mots à l’oreille. Puis, elle s’éloigna, nagea sans se retourner et sombra définitivement dans son océan de chagrin.

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