Chapitre 2 - 1/3

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Une vie plus tard, juillet 1989,

05H58. Les premiers rayons de soleil, contorsionnistes et malicieux, s’insinuaient à travers les volets et se jetaient dans ses yeux. Eddy se réveilla dans le cirage. Son visage maculé de noir brillait comme une paire de chaussures neuves.

06H00. BIP BIP BIP… Sonnerie lancinante, concerto intracrânien de marteaux piqueurs, quintes de toux et jurons fleuris. Eddy se redressa dans le lit, rafla l’impétueux réveil et le balança avec force conviction contre le mur. Il en résulta une œuvre d’art éphémère d’inspiration surréaliste.

Tous les matins, dans ses veines, coulaient le poison et la mauvaise humeur.
Un poison écaillé, lent, cruel, inéluctable.
Une mauvaise humeur crépitante, voluptueuse et triomphante.
Eddy suffoquait. L’épaisse couche de pierre asphyxiait et noircissait son cœur.
Eddy gravillonnait et miaulait. Un chat blotti dans sa gorge lui griffait le larynx.
Eddy se tirebouchonnait en saccades, façon rire démoniaque. Des relents acides de méchanceté lui dévoraient l’estomac.

Tête des mauvais jours, tête de tous les jours, il décolla d’un geste sec le pense-malin scotché sur la table de chevet et sur lequel il avait gribouillé son traitement contre le syndrome du gros caillou. La pauvre feuille volante qui avait le vertige hurla de peur et de douleur. Sans la réconforter, Eddy déchiffra ses fines pattes d’escarmouche :

1/contre la toux = 1 cuillère à café de jus d’artichaut froid
Il attrapa le flacon de l’infâme mixture et en sifflota une bonne lampée à grand renfort de mimiques pas très catholiques. Dégueulasse mais efficace ! Les quintes de toux s’envolèrent de rien. Les graviers égarés sautèrent comme du popcorn puis s’évaporèrent joyeusement.

2/ pour adoucir la couche de pierre = 1 dose de musique par voie intra-auriculaire
Eddy ouvrit le treizième tiroir de la table de chevet. Une flopée de cassettes audio s’y entassaient tristement. Une chorale dissonante. Chacune fredonnait, gazouillait et rossignolait ses plus belles notes dans l’espoir de s’extirper de cet univers obscur et poussiéreux. À côté d’elles, trônait un walkman, arrogant et frimeur. Un walkman Sony autoreverse et son casque rigide avec ses larges écouteurs en mousse orange. La Rolls-Royce des walkmans. Eddy l’extirpa du tiroir puis choisit une cassette. Toujours la même. « Comme un ouragan ». Il vouait un culte à la princesse Stéphanie de Monaco et à ce tube resté cent cinquante-huit semaines en tête des ventes lors de l’année 1986. Aussi invraicroyable que cela puisse paraître, cette chanson possédait un pouvoir mystérieux, presque magique. Il enfonça la touche eject du walkman, inséra la cassette, referma le boitier, inspira profondément, vissa le casque sur ses oreilles et appuya sur le bouton play.

Vision d’orage
J’voudrais pas qu’tu t’en ailles
La passion comme une ombre
Fallait que j’y succombe
Zut, mon lacet
Dans les ruines du vieux Rome
À part nous, y’a personne
Seul le tonnerre résonne
M’emprisonne
Tourbillonne

Le premier couplet s’engouffra dans ses tympans comme une brise lyrique. Eddy se laissa tomber en arrière. Les yeux fermés, le walkman contre son cœur de pierre. Toujours les mêmes sensations. Inexplicable. Son visage austère et impassible passa de l’ombre à la lumière.

Comme un ouragan qui passait sur moi
L’amour a tout emporté
T’es resté, l’envie et l’accent d’furie
Qu’on ne peut plus arrêter
Comme un ouragan, la tempête en moi
A balayé le passé
Allumé le vice, c’est un incendie
Qu’on ne peut plus arrêter…

L’ouragan soufflait à travers le casque du walkman. Volets au vent et cheveux qui claquaient contre les murs. Le refrain électrisa tout son être. La couche de pierre rétrécissait. Eddy respirait. Son cœur s’ouvrit. Un début d’éruption. Un magma d’émotions troublantes, chaudes, ensoleillées, bienveillantes et généreuses. Les images du clip vidéo voguaient dans son esprit. Un doux rêve. Elle était si belle. Charme naturel, cheveux en bataille et pull noir. Féline, tout de cuir vêtue et crinière attachée. Allongée sur le sable, inaccessible et immaculée. Elle semblait voler. D’une tenue à l’autre. D’un endroit à l’autre. D’une époque à l’autre. Un ange.

Eddy n’écoutait jamais la chanson jusqu’à la fin. Avant de se laisser totalement déborder, il appuyait sur le bouton stop. Presque honteux. Il patientait quelques secondes. Une fois retrouvés ses mauvais esprits et son apparence trompeuse, il rangeait soigneusement la cassette et le walkman.

3/ Calmer les accès de méchanceté = mâchonner un morceau de nuage tous les matins
Eddy quitta sa chambre pour la pièce principale. Il vivait au dernier étage d’un immeuble à toit sardine. Un appartement deux pièces, trois portes, quatre radiateurs, cinq fenêtres, et six meubles. Eddy repéra la boîte à nuages sur le plan de travail dans le coin cuisine. Il s’approcha, elle était vide. Nouveau grognement.

Charpente voûtée, allumettes de cigogne, brioche apparente, tête rentrée dans les épaules jusqu’aux genoux, Eddy appuya sur un commutateur mural, juste à côté de la porte de sortie. Dans un grondement mécanique, le plafond et la toiture s’enroulèrent autour d’une barre métallique comme le couvercle d’une boîte de sardines. L’océan céleste inonda la pièce. L’appartement semblait flotter dans une forêt suspendue de barbes à papa blanches et grises soufflées par le vent. Comme des morceaux de cotons collés sur un dessin d’enfant. Comme si les saisons défilaient en vitesse accélérée.

Peu sensible à ce spectacle, le pragmatique Eddy, posa une échelle contre le frigo et grimpa dessus, tête dans les nuages, cheveux au vent. À cette heure de grande affluence, il croisa les nombreux usagers du ciel :
une danseuse étoile filant à toute vitesse,
une étoile de mer aventureuse,
un banc de poissons volants,
un marchand de sable insomniaque,
un zèbre à lunettes,
une famille de têtards sans rayures,
un gardien de zoo tête en l’air,
des malades cachés derrière les nuages,
un dauphin dresseur d’hommes,
des formulaires poursuivis par une vieille peau…

Eddy observait, attendait, patientait, s’impatientait, s’agaçait. Heureusement pour lui, une bourrasque de vent salutaire chassa d’une manière peu protocolaire les malotrus. Enfin au calme, il repéra un cumulus, blanc et onctueux, qui faisait la course avec un nimbus ténébreux et grassouillet. Il se concentra, ferma un œil, visa puis lança son bras comme la ligne d’une canne à pêche. Dans le mille ! Sa cueillette évanescente effectuée, il referma la boîte et sauta du frigo. Il considéra quelques secondes son remède avant de le ranger. Jamais de mâchonnage de nuage le matin. Une liberté risquée, mais assumée, mais justifiée, mais nécessaire, mais vitale. Rusé comme un sioux neuf, Eddy avait su tirer avantageusement profit du syndrome du gros caillou. La méchanceté était devenue son gagne-pain. Son métier !

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