Chapitre 1 - 2/3

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Sales mioches malades et parents excédés, la salle de très longue attente affichait complet. Cette grande pièce carrée, avec un sol légèrement mouvant, quatre murs droits et un plafond en hauteur, respirait le très bon goût des seventies. Un grand tapis en fils de laine de chat noués avec des formes géométriques de couleur jaune, rouge et orange. Des chaises ondulées formées d’un seul bloc. Des fauteuils de type Egg. Des tables basses creuses rectangulaires. Des tapisseries aux motifs psychédéliques et kaléidoscopiques. Et un grand chêne centenaire planté en plein milieu.

Eddy s’installa à côté de ses parents. Un fauteuil et un gouffre abyssal les séparaient. Edmond posa sa main sur celle d’Églantine. Paume contre paume. Doigts tendrement enlacés. L’amour, pour eux, c’était ça. Se tenir la main comme des enfants.

Edmond portait une chemise bien touffue et une moustache col pelle à tarte, Églantine une robe longue et un sourire triste. Malgré les épreuves, les deux tourtereaux s’aimaient comme à la première heure. Ils s’étaient rencontrés durant l’été 1963 au festival du cassoulet de Castelnaudary. Une sorte de Woodstock local avant l’heure où les flageolets remplaçaient le LSD. Entre Edmond l’électricien et Églantine la dactylo dans une centrale électrique, le courant était rapidement passé. Un véritable coup de foudre. Fruit de leur amour, Eddy pointa le bout de son nez deux ans plus tard. Le début d’un long chemin de croix. Comment Eddy pouvait-il être si différent alors qu’ils n’étaient qu’amour et compassion. La vie est parfois injuste. Leurs derniers espoirs reposaient sur le Docteur Amproise Baré, le plus grand spécialiste du cœur. Culminant à presque deux mètres, il dépassait tous ses confrères d’une bonne tête.

Eddy regarda le cadran au dessus de la porte d’entrée. Le temps d’attente s’actualisa : deux ans, six mois, trois semaines, cinq jours, deux heures et vingt-huit minutes ! Soufflées par une bourrasque de dépit, les feuilles du chêne voltigèrent et tourbillonnèrent dans la pièce.

Une sale mioche, enveloppée par son ombre, s’approcha d’Eddy. Son visage demeurait dans l’obscurité malgré les nombreux rayons de soleil qui se jetaient courageusement contre les murs et explosaient en feu d’artifices éparses.
— Salut, moi c’est Juliette. C’est quoi ta maladie ? Moi c’est mon visage, il ne prend pas la lumière.
Tête baissée, Eddy l’observait du coin de l’œil.
— Ma maladie, elle est pas très marrante tu sais, continua Juliette. On ne me voit jamais, ni sur les photos de classe ni sur les photos de famille. J’ai l’impression de ne pas exister. Que personne me regarde. Tu comprends ?
Eddy comprenait ce que ressentait Juliette. Il aurait bien voulu lui répondre mais il ne pouvait pas. Les phrases restaient coincées à l’intérieur de sa gorge. Toujours. Comme aspirées vers l’intérieur de son corps. Le frottement des mots dans son larynx lui arracha une nouvelle quinte de toux. Il ravala difficilement le trop plein de graviers remontés dans sa bouche. Il offrit un simple hochement de tête résigné à Juliette. Cette dernière n’insista pas et le laissa à ses silences.

Le temps refusait de s’écouler. Eddy râlait, grognait, maugréait, pestait et ronchonnait. Soudain, plusieurs notes de musiques flottèrent devant son nez et s’écrasèrent au sol comme des bulles de savons. Les do ré mi fa sol la si do virevoltaient et swinguaient dans la pièce comme une douce tempête de neige. Eddy aimait bien la musique. L’un de ses seuls plaisirs. La mélodie entraînante esquissa un rictus sur le côté gauche de son visage. Les commissures de ses lèvres tressaillaient. Au prix d’un effort surhumain, ses zygomatiques dessinèrent un début de commencement de sourire.

D’où venait cette musique suave, jazzy et enivrante ? Eddy tourna la tête. Un ange ! C’était Valentine, jeune infirmière au sourire irradiant constellé d’une bonne centaine de dents et saxophoniste hospitalière pendant ses heures de repos. Instrument en bandoulière, elle se baladait au milieu des patients et égayait l’attente des parents avec talent. L’espace de quelques instants, les enfants oubliaient leurs souffrances. Un interlude musical hors du temps qui réchauffait les cœurs.

L’horloge tournait. Valentine saxophonait. Les heures s’égrainaient. L’été touchait à sa fin. Les sales mioches enfantillaient. Les chaises grinçaient. Les adultes s’impatientaient. Les feuilles tourbillonnaient. Les fenêtres lézardaient au soleil. Les motifs kaléidoscopiques dansaient le long de la tapisserie…

Enfin, le haut parleur de la salle de très longue attente gargouilla. Le silence se fut. Le saxophone se tut. Plus un seul bruit. La voix de la vieille peau pétarada : « Eddy Chabrac ». Tout le monde se regardait en chien de faïence de Toscane. Qui était l’heureux élu ? Les parents d’Eddy se levèrent, presque gênés. Les regards courroucés pleuvaient. Certains attendaient depuis deux ans, eux depuis moins de trois heures. Edmond et le directeur de l’hôpital, qui avaient les mêmes âges et moustaches, n’avaient jamais été dans la même école. Grâce à cet heureux concours de circonstances, Edmond avait pu solliciter un rendez-vous rapide pour Eddy.

La nature humaine se déchaina. Sous les coups, quolibets, crachats et jets de tomates pourries, les Chabrac quittèrent la salle d’attente au pas de charge. La vieille peau les accueillit de nouveau. Elle confia à Eddy ses examens radiologiques puis désigna du doigt des rails de train au fond du couloir. Un wagonnet en bois attendait sagement de les conduire jusqu’au bureau du docteur Amproise Baré.

« Encore des montagnes russes », soupirèrent Edmond et Églantine. Ils ne contrôlaient plus leurs émotions depuis qu’ils courraient les spécialistes pour identifier les maux d’Eddy. Leurs espoirs montaient très haut, très bas se fracassaient leurs illusions. Toujours. Encore et encore.

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