10 Novembre 1989 – Le Mur de Berlin est tombé

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Le Mur de Berlin est tombé cette nuit dans un fracas assourdissant que le monde entier a entendu.

Il était près de minuit, les Berlinois affluaient de partout des deux côtés du mur, se massaient devant les points de passage. A une heure du matin c’était l’euphorie. Des milliers de personnes se sont précipitées sur le Ku’Damm, s’embrassant, partageant des verres de sekt ou mousseux, riant, s’offrant des fleurs, se photographiant devant la porte de Brandebourg. Les Trabant faisaient la queue pour franchir Checkpoint Charlie. C’était une fête incroyable et spontanée. On dansait et on chantait assis à califourchon sur le Mur. Certains avaient commencé à le détruire à coup de pioches, de masses et de marteaux… Ce matin, j’ai envie envie de m’écrier comme Kennedy : « Ich bin ein Berliner ! ».

J’ai connu Berlin. J’ai aimé cette ville. J’y ai vécu intensément mon adolescence à l’âge où les modifications de mon corps, de mes pensées et les difficultés de la construction de mon identité, trouvaient leur reflet dans les fractures de la ville. Je n’étais pourtant pas consciente de l’étrangeté de cet enclavement, c’était simplement mon nouveau lieu d’attache, un nouveau pays après tant d’autres. C’était juste normal, un jalon de ma vie. Mais au moment décisif où l’on se demande qui on est, on se sent encore plus étranger à soi-même dans un pays étrange et étranger.

Un sentiment d’impermanence et d’inadéquation ne me quittait pas, l’impression d’être une étrangère à moi-même et aux autres partout où j’allais. A grandir sans racines je devais les chercher en moi-même, les faire pousser tout doucement pour qu’elles s’accrochent quelque part dans ma mémoire. Il m’avait fallu apprendre à laisser partir les choses, à abandonner des souvenirs pour effleurer de nouveaux sols d’un pied léger. Que transporter quand le voyage est son mode de vie ?

Berlin était une ile adolescente comme moi, coupée en deux, comme moi. Contestataire, militante, artiste, fascinante, centre névralgique d’une Europe à l’aube de la naissance d’un nouvel être, d’une nouvelle ère.

J’avais une vision romantique de cette ville qui devenait une personne

Le côté Ouest, vitrine sous perfusion de la richesse occidentale étalait sa modernité débridée et son effervescence artistique face au côté obscur et triste de la partie Est, opposition particulièrement visible du ciel la nuit quand la moitié de la ville restait illuminée rendant l’autre partie encore plus sombre. L’Est représentait l’inconnu, la peur et la méfiance qui nous étreint au sortir de l’enfance lorsque l’on appréhende le passage à l’âge adulte.

L’Ouest cachait sa misères et ses désespérés dans des quartiers oubliés comme Kreuzberg et voulait faire croire que tout était beau dans le meilleur des mondes. Insouciance surréaliste de vivre dans un lieu hors norme, peuplé d’artistes, où les jeunes affluaient pour échapper au service militaire, où l’on côtoyait des soldats de trois nationalités dans la rue tous les jours comme si c’était normal.

Ville des émotions. Ville extravagante. Ville-refuge ou « ville des catastrophes » ? Beaucoup ont rêvé d’échapper à eux-mêmes, de se réparer en s’enfuyant dans ce lieu improbable, paradoxalement symbole de liberté, de mouvement.

Berlin attirait alors comme des phalènes brumeuses tous les artistes underground de la fin des années 70 comme David Bowie qui était venu y poser ses valises avec Iggy Pop et Brian Eno pour échapper à la folie. Brûlé par la coke, il commençait à voir des fantômes partout.

Je les avais peut-être croisés, Bowie et ses fantômes ? Au Sound ou ailleurs ? Peut-être étais-je passée sous les fenêtres du studio Hansa que Bowie et Eno avaient investi et qui se trouvait près de Check-point Charlie. C’était une ancienne salle de concert qui avait notamment été utilisée comme salle de bal par les officiers de la Gestapo pendant la guerre. Elle était immense, ce qui donnait une atmosphère et des effets d’échos particuliers que Visconti, le producteur, a décidé d’utiliser pour les sessions d’enregistrement. La pièce était sombre et les lourds rideaux toujours tirés. Lorsqu’on les ouvrait, on apercevait le mur tout proche et une passerelle où se tenait un artilleur prêt à tirer sur toute personne s’aventurant dans l’espace découvert entre lui et le côté est de Berlin. Ils étaient au beau milieu d’un film d’espionnage et c’est comme si ce lieu étrange et oppressant avait imprégné l’album. L’idée de Bowie était aussi de déstabiliser son équipe et lui-même. Il pensait que sortir de son environnement familier était propice à la création.

Et c’est dans ce lieu chargé de mémoire qu’est née la chanson titre de l’album Heroes, une de ses plus belles chansons d'amour. Musicalement différente du reste de l'album sur lequel elle ne devait pas figurer, elle évoque l'histoire de deux amoureux qui se retrouvent tous les jours sur un banc au pied du fameux "mur de la honte", symbole de haine, choisi volontairement pour leurs rencontres romantiques.

Lors d'un concert à Berlin en juin 1987, lorsqu'il a commencé à chanter cette chanson, la foule s'est embrasée. Des milliers de personnes étaient également massées de l'autre côté du mur pour écouter la star. Le public a commencé à scander "le mur doit tomber" et la situation a dégénéré, avec de violents affrontements avec la police qui a sorti les canons à eau.

Deux ans plus tard, le mur est tombé.

"Standing by the wall
And the guns shot above our heads
And we kissed as though nothing could fall
And the shame was on the other side..."

Le mur de Berlin est tombé. Et mon mur de peur intérieur commence aussi à s’effriter libérant assez d’espace pour y laisser entrer la vie.

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