Partie VIII

11 minutes de lecture

Le soir, de nouveau. L'orage qui menaçait d'éclater, encore. Une sensation de déjà-vu.

Toujours accoudé à sa fenêtre, Eddy vivait de nouveau la scène de la veille, avec bien d'autres pensées supplémentaires bouillonnant à l'intérieur de son crâne. Les lèvres pincées, il se prenait à guetter la silhouette d'Isidore à travers l'impasse faiblement éclairée. L'œil vif, il ne cessait de traquer chaque ombre mouvante derrière les petits buissons. Souvent il ne s'agissait que de l'ombre des plantes en question, que le vent agitait fortement. Eddy ne voyait que dalle et rien d'étrange ne se déroulait à l'extérieur, hormis l'éclairage qui semblait diminuer à chaque instant.

Le jeune homme leva les yeux au ciel. Ce n'était plus qu'une question de minutes — voire de secondes — avant qu'une pluie diluvienne ne s'abatte sur le quartier. Il soupira, s'apprêtant à fermer la fenêtre de sa chambre. Au moment où ses bras agrippèrent fermement les battants des volets, Eddy vit nettement une silhouette avancer à pas rapides sur le trottoir. Un peu comme une hallucination, quelque chose que le châtain souhaitait voir arriver tout en sachant que ça semblait fortement improbable.

Isidore approchait sans hésitations de la dernière maison de l'impasse. Un drôle de nœud à l'estomac, Eddy en oublia de fermer sa fenêtre, quittant sa chambre d'un pas souple, silencieux et rapide. Il descendit les marches à pas de loup pour se trouver devant sa porte d'entrée. Parvenu devant elle, il la fixa d'un air hagard, ne sachant au juste ce qu'il allait découvrir de l'autre côté. Après tout, Isidore était peut-être venu pour régler ses comptes et même si Eddy n'avait pas semblé voir l'ombre d'une hache briller dans la pénombre, le brun pouvait très bien opérer avec un couteau suisse, ou un coupe-ongles. Tout était possible.

Eddy sursauta en entendant des coups frappés à sa porte. Il leva les yeux au plafond, tentant de saisir — par une grande inspiration — quelque zeste de courage. Approchant sa main de la poignée, il hésita de longues secondes avant de l'abaisser, prenant brusquement conscience qu'il fallait avant tout qu'il tourne la clef dans la serrure pour déverrouiller ladite porte. Chose qu'il fit en tremblant de plus belle.

Une fois la porte ouverte, le jeune homme tenta de prendre son air le plus sévère et fixa Isidore sans ciller, ou presque.

— Tu veux quoi encore ? T’as pas peur de réveiller mes darons ? demanda-t-il avec toute la hargne qu'il se sentait capable de manifester.

Vraisemblablement, Isidore l’avait une nouvelle fois grillé la tête hors de la fenêtre de sa chambre, comme la veille au soir.

Sans mot dire, le brun lui tendit un sac plastique qu'Eddy saisit d'un geste maladroit.

— C’est quoi ? questionna-t-il en jetant un regard perplexe à l'aîné.

Isidore haussa les épaules tout en soupirant et en levant les yeux au ciel. Puis il pivota lentement sur ses talons et s'éloigna de l'endroit. Eddy ne le remarqua même pas, tout occupé qu'il était à dénouer le sac pour jeter un regard avide de curiosité à l'intérieur. Quelle ne fut pas sa déception — fait étrange au demeurant — en constatant que l'emballage ne contenait que les vêtements qu'il avait prêté au brun dans la matinée. Effectivement, Eddy était assez stupide pour avoir espéré un instant y trouver des réponses à ses nombreuses questions.

Il leva alors la tête et ses yeux partirent à la recherche de l'autre garçon, qui quittait le jardin d'un pas tranquille.

— Eh bouffon ! T'aurais pu me rendre ça une fois propre ! s’indigna-t-il.

Isidore se tourna vers Eddy et avança de quelques pas dans sa direction.

— Tu sais, en ce vingt-et-unième siècle, plus besoin de rouler sur l'or pour se payer un lave-linge et un sèche-linge... dit-il en adressant un triste sourire au plus jeune ; un de ces sourires qui l’insultaient ouvertement sous couvert d’autre chose, plus indéfinissable — diablerie !

Eddy en eut les lèvres pincées.

— Et puis d'abord, qu'est-ce tu fous ici encore une fois, la nuit ? répliqua-t-il, cherchant plus ou moins consciemment à faire durer l'échange.

C'est que malgré tout, Edouard tenait à ses réponses. Il voulait savoir pourquoi Isidore lui tournait autour, ce qu'il cachait, mais aussi quels mauvais coups il prévoyait.

— Je suis venu te rendre tes vêtements, répondit Isidore en croisant les bras, imperturbable.

— Pourquoi maintenant, en pleine nuit ? demanda le plus jeune en fronçant les sourcils.

— Je croyais que c'était toi qui avais peur qu'on nous voie ensemble, marmonna l'aîné, un rictus grinçant au bord des lèvres.

Le châtain se contenta de marmonner un « putain, t'es con » en secouant la tête et en se détournant de ce garçon qu'il méprisait, chose qui semblait être quasiment réciproque.

— Non mais je t'ai vu à la fenêtre de ta chambre, donc je suis venu te les rendre, je savais que tu me verrais, confirma Isidore en voyant qu'Eddy s'apprêtait à rentrer chez lui.

— Disquette ! Tu m'espionnes, c'est ça ? grogna ce dernier, ravi que sa paranoïa ne le trahisse pas et que le brun lui tende le bâton pour se faire battre.

— T’es désolant... affirma Isidore en lâchant un soupir évocateur.

— C’est pas pire que d'être pédé ! railla méchamment Eddy.

— C’est sûr. Ce qui est pire, c'est d'allier les deux, hein ? chantonna le brun en s'armant d'un grand sourire qui sonnait faux.

Eddy répliqua par une étrange grimace, ne comprenant pas réellement le sens des phrases de son comparse.

— Babin, si t’as envie de te tailler tout seul. Maintenant casse-toi connard, tu saoules. finit-il par dire face à l'expression de plus en plus étrange de l'autre.

Isidore leva les yeux vers le lampadaire électrique dont la lueur vacillait de plus en plus à mesure que le vent et les lointains orages s'intensifiaient.

— Si on reste là, on va finir par se prendre un coup de jus sur la tronche, plaisanta-t-il tant bien que mal, en lançant un regard qui se voulait malicieux au plus jeune.

Les orages, Eddy n'aimait pas ça, ça lui faisait toujours un peu peur, surtout à cause des sinistres histoires que Vincent lui contait — pour le terrifier — lorsqu'ils étaient enfants et qui malheureusement, le hantaient encore.

Un éclair traversa le ciel et Eddy fit un bond, surpris. Quelques secondes plus tard, le bruit du tonnerre résonna dans l'obscurité environnante et la pluie commença elle aussi à tomber. Isidore attrapa Eddy par le bras et celui-ci se laissa traîner jusque sous le porche de l'entrée, les mettant à l'abri.

— Fait pas chaud, l'air de rien, dit le brun pour rompre le silence, après de longues minutes pendant lesquelles tous deux observaient le paysage nocturne.

— Ouais, j’vais rentrer chez oim, répliqua Eddy en posant sa main sur la poignée de la porte, jetant un dernier coup d'œil à l'impasse.

— D’accord. Bonne nuit, alors, répondit Isidore en rabattant la capuche de son vieil anorak sur sa tête.

Eddy soupira fortement en contemplant l'horrible capuche dont le brun s'appliquait consciencieusement à tirer les ficelles pour les nouer sous son cou.

— Arrête ça, c'est grave ridicule, clama Eddy, implacable.

— C’est pour ne pas tomber malade, expliqua l'aîné, soucieux.

— T’as qu'à courir aussi. T'habites à dix mètres ! s’exclama le châtain, perplexe.

— On sait jamais, affirma Isidore, sûr de lui.

— Sérieux vieux, c'est super moche, j'ai honte pour toi là, dit Eddy en lâchant la poignée de la porte.

Isidore ne répliqua pas. Il se contenta de jeter à Eddy un regard noir que ce dernier ne perçut pas, nuit aidant. Puis le brun s'aventura sous la pluie sans autre forme de procès.

Eddy le vit quitter les lieux et s'éloigner dans la pénombre. Il fronça les sourcils en constatant que le jeune homme ne semblait pas décidé à rentrer chez lui. Ne distinguant plus aucune silhouette, le châtain avança quelque peu sous la pluie désormais diluvienne. Impossible d'y voir quoique ce soit, la lueur des lampadaires se faisant mince sous les assauts de la nature. Fort heureusement pour Eddy, un éclair transperça le ciel à l'instant précis et en l'espace de quelques millièmes de secondes, il put voir Isidore tourner au coin de la rue.

Sans hésiter et au pas de course, Eddy se lança à sa poursuite. Il le rattrapa facilement.

— Tu fous quoi là ? cria-t-il à l'attention de l'aîné.

— Je me promène, ça ne se voit pas ? Pourquoi tu me suis ? répliqua Isidore en se retournant.

— T’as pas l'impression que c'est pas trop le moment ? Je te suis parce que t’es louche, rétorqua Eddy en frissonnant — puisqu'il était désormais trempé jusqu'aux os.

Le brun sembla hausser les épaules et le plus jeune secoua la tête, atterré.

— Allez, viens... On va pécho la crève si on reste là, dit simplement le plus jeune après un moment d'observation mutuelle d'une complexité rare pour ses deux protagonistes.

Eddy saisit Isidore — qui visiblement comptait faire la statue un bon moment encore — à contrecœur par la manche de son atroce anorak. Cette fois, ce fut lui qui le traîna jusque chez lui. Il ouvrit la porte d'entrée et glissa quelques mots au brun avant de la refermer.

— Attends-moi ici, je grouille.

Une fois la porte refermée sur Isidore, le châtain ôta ses vêtements trempés, les emporta dans la salle de bain, et en profita pour se sécher. Puis il se rendit compte qu'il avait éparpillé des gouttes d'eau un peu partout et il nettoya sans un bruit tout ce qu'il avait sali ; prenant bien soin — avant tout — de vérifier que personne ne pouvait rendre compte de ses activités nocturnes du moment, à savoir faire le ménage totalement nu. Grimpant à l'étage une fois le labeur accompli, il s'habilla de vêtements propres et secs avec satisfaction.

Eddy s'assit un instant sur son lit, faisant craquer les os de sa nuque. Il se rendit alors compte que ça devait faire au moins vingt minutes qu'il avait laissé Isidore devant la porte d'entrée. Il se releva d'un bond, se demandant si le brun l'attendait encore. Il récupéra une serviette propre et le sac de vêtements que le brun lui avait rendu un peu plus tôt.

Il soupira — de soulagement, fait étrange — en constatant qu’Isidore était toujours sous le porche, ringard à souhait dans son vieil anorak trop large.

— Tiens ! Fais comme hier et frappe à la porte quand t'as fini, lui ordonna Eddy en tendant le sac et la serviette.

— Pourquoi ? questionna le brun, étonné.

— Euh... fit simplement Eddy, penaud.

C'était une bonne question. Pourquoi Edouard s'acharnait-il à inviter ce truand chez lui ? Il n'en avait pourtant pas la moindre envie. Ou plutôt si. Il voulait savoir ce que fichait Isidore. Pourquoi il ne rentrait pas chez lui et allait faire des promenades par des temps pareils. Oh, Eddy avait bel et bien une foule de questions à lui poser. La curiosité qui germait en lui depuis la veille ne cessait de croître, lui qui jusqu'à présent avait été une des créatures les plus aveugles et bornées qui soient.

— Bon, c'est pas grave. Rentre le temps que je me change, répliqua Isidore en voyant que la réponse ne viendrait pas et, dans un acte extrême de miséricorde, accordant un certain bénéfice du doute au châtain.

Eddy se sentait inquiet. Les orages, Isidore, les rumeurs et secrets inavoués, ses parents qui à tout instant pouvaient surgir et le trouver en compagnie de cette fréquentation peu recommandable. Il y avait bien des choses qui gênaient Eddy.

De petits coups à la porte le sortirent de ses pensées. La nuit de la veille semblait se rejouer au plus grand regret d'Eddy, qui sentait l'agacement pointer à mesure qu'il réfléchissait à tout ce qui s'était passé entre temps. Il avait celle sale sensation de tomber dans un traquenard.

— On fait quoi, du coup ? demanda Isidore, tentant de ne pas faire de bruit avec le sac plastique contenant son cher anorak — qui ne protégeait pas si bien que ça d’une telle averse —, ainsi que ses vêtements trempés.

Eddy soupira. Bonne question, encore une fois.

— Pas d'bruit pour commencer. Tu m'suis en fermant ta putain de gueule et ça ira, chuchota-t-il d'un air boudeur que l'aîné ne voyait même pas.

Isidore ne dit rien et Eddy l'entraîna à sa suite dans un silence absolu. Là encore, la tournure événementielle semblable à celle de la veille l'agaçait prodigieusement. Il ne tenait pas vraiment à ce que le brun reste toute la nuit dans sa chambre. N'ayant pas encore eu l'occasion de vérifier, il était en droit d'émettre l'hypothèse selon laquelle Isidore commettait des larcins pendant son sommeil.

Une fois parvenu dans la pièce, Eddy alluma sa lampe de chevet et constata — non sans s'énerver un peu plus — qu'il avait omis de fermer la fenêtre de sa chambre. Tout ça à cause de l'imbécile qui restait debout dans son dos à ricaner grassement de son ânerie. Il fallait avouer que de l'eau, pas mal d'eau, formait une charmante flaque des pieds de la fenêtre jusqu'au milieu de la chambre.

D'un pas précipité, mais aussi destiné à éviter de passer ses nerfs sur Isidore, le jeune homme se dirigea vers ladite fenêtre et la referma non sans faire sentir — à travers ses gestes — qu'il était d'humeur massacrante.

— Bouge pas. J'vais chercher de quoi nettoyer ça, dit-il à son invité d'une voix légèrement agressive.

Quand Eddy revint, quelques minutes plus tard, Isidore s'était contenté de s'asseoir sur le lit. Il avait probablement fourré son gros et affreux nez tordu — par les bons soins du plus jeune — partout. Le châtain préféra ne pas s'en préoccuper pour le moment.

Durant tout le temps de son nettoyage, le brun se contenta de l'observer d'un air vaguement intéressé par ce qu'il faisait, préférant lorgner sur la chambre admirablement bien tenue de son si charmant — ou pas — hôte. Encore une fois, ça ne contribuait pas à calmer Eddy, qui se refusait pourtant à bâcler sa tâche. Seule la fatigue l’empêchait de pester bruyamment contre son comparse.

Sans lésiner un instant sur les soupirs, Eddy vint à bout de la flaque d'eau et descendit ranger le matériel, non sans jeter moult regards méfiants en direction du brun. Lorsqu'il revint dans sa chambre, Isidore était debout et semblait chercher quelque chose sur son bureau.

— Qu'est-ce tu fous, blaireau ? demanda-t-il à l'aîné en fronçant les sourcils.

— Je cherche du papier et des crayons pour faire des dessins — faut bien s’occuper —, répondit Isidore, le plus naturellement du monde.

— Okay. Prends-moi pas pour un con, trouduc, pesta Eddy, se faisant violence pour modérer le ton de sa voix ; la peur au ventre à l'idée que ses parents se réveillent et viennent faire un tour dans sa chambre.

— Je suis sérieux. Tiens, là, voilà ce que je cherche, chuchota le brun en se servant de feuilles blanches, d'un stylo et d'un manuel de géographie.

Puis il s'installa sur le lit, en tailleur. Posant ses quelques feuilles sur le manuel lui servant d'appui, il s'appliqua à dessiner Eddy-ne-savait-quoi sur le papier. La langue dehors, il avait l'air concentré.

Edouard sentit un ricanement — mélange de nerfs qui lâchent et de désespoir — s’échapper hors de son corps. Ce mec face à lui était tout simplement incroyable. Il se posait là et ne trouvait rien de mieux à faire que de lui chourer des feuilles pour dessiner. Le tout avec sa sale langue de vipère qui pendouillait.

Annotations

Vous aimez lire deedeehasbeen ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0