Partie VI

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— Ben alors, la chochotte est de sortie en forêt ? Fais gaffe, si tu t'enfonces encore un peu, tu risques vraiment de pénétrer dans le bois, fit la voix d'Isidore sans réprimer un ricanement.

— Ta gueule le moche, répliqua Eddy en se tournant vers lui, se sentant néanmoins rassuré par la présence d'une autre personne à ses côtés.

— Je t'ai manqué ? T'avais déjà un profond besoin de me retrouver, c'est ça ? susurra le brun.

Eddy recula d'un pas en fronçant les sourcils, souhaitant le plus possible creuser la distance entre ce fielleux personnage et lui-même.

— Y a quoi dans les sacs-poubelle que t'as sorti ? demanda le plus jeune, incapable d'attendre avant d'assouvir sa curiosité.

— J’aime bien ta façon d'aborder les choses, petit Edouard, mais tu sais, j'étais persuadé que tes parents t'avaient un peu appris les bonnes manières, dit Isidore en secouant la tête.

— Babin bouffon... tu fais chier grave, maugréa Eddy, agacé.

— Ouais... visiblement, l'éducation qu'ils servent laisse à désirer... affirma Isidore en secouant la tête d'un faux air désespéré.

Eddy se demandait de plus en plus si Isidore n'était pas en train de se moquer de lui depuis le début et s'il avait été une seule fois sérieux. Il fallait bien reconnaître qu'à force, le châtain en doutait. Il était alors légitime pour Eddy de remettre en cause toute la crédibilité de ses propos, voire des réponses correspondantes aux questions qu'il serait en mesure d'offrir si jamais il décidait de répondre.

— Hier tu m'as pas dit c'que t'étais venu foutre chez-moi... grommela-t-il de façon peu intelligible.

— De quoi ? Tu veux bien t'exprimer clairement des fois ? rebondit Isidore, un grand sourire aux lèvres.

Levant les yeux au ciel, Eddy se fit la réflexion que même son atroce petit cousin — de neuf ans son cadet — se montrait plus coopératif que ce crétin jovial.

— Pourquoi t'es venu chez-moi, hier ? demanda-t-il alors, faisant un énorme effort d'articulation.

— Ah, ça ! s’exclama simplement le brun, avant de se baisser pour ramasser une belle feuille morte ramollie par la pluie de la veille et dont la propreté laissait cruellement à désirer.

— Tu t'fous d'ma gueule... fit Eddy quelques secondes plus tard, alors qu'Isidore se complaisait dans l'analyse de sa feuille.

L'aîné leva ses yeux malicieux — malveillants semblait être un terme plus juste — vers Eddy.

— Tu sais que t'es très mal caché là. N'importe qui dans l'impasse peut nous voir, c'est franchement pas discret. Les gens vont vraiment finir par se poser des questions... marmonna Isidore, faussement mielleux.

— Putain... il m'fout le seum c'te connard, j'te jure, grogna Eddy, plus pour lui-même que pour l'autre.

Il jeta cependant un coup d'œil en direction de l'impasse et décida qu'effectivement, ils étaient bien mal dissimulés, pas même cachés par un petit arbre qui traînait sur le chemin ; et bien au contraire, on ne pouvait que les remarquer, puisqu'Eddy avait la fâcheuse habitude de ne se vêtir qu'avec des vêtements très colorés qui attiraient forcément les regards ; d'autant plus à l’orée d'un bois bien sombre que l’automne semblait à peine avoir atteint et où il restait encore bien du boulot à accomplir pour que toutes les feuilles soient jaunes, oranges, rouges et à terre.

Sans un mot, Eddy tourna le dos à Isidore et s'enfonça un peu plus dans le petit bois. Après avoir esquissé une vingtaine de pas, l'idée comme quoi Isidore était en train de le pousser vers l'antre de l'horrible sorcière l'effleura. S'il avançait encore, il allait mourir et ça, il en était persuadé. Il stoppa net sa progression et se retourna, ne distinguant que quelques pans de sa maison, le reste étant caché par les arbres.

— Essaie même pas de m'assommer, dit-il en fixant Isidore — qui le talonnait — dans les yeux.

Ce dernier lui jeta un regard perplexe, s'arrêtant à quelques pas du plus jeune.

— Maintenant, tu vas me dire ce que t'es venu foutre chez-moi hier ? reprit Eddy après un moment de silence, désirant absolument obtenir une réponse digne de ce nom.

— T’as vu, il se met à pleuvoir, répondit le brun, sans transitions.

Un gémissement de désespoir s'échappa du fond de la gorge d'Eddy, qui à cet instant précis songeait réellement à prendre la place du méchant de l’histoire pour éliminer une bonne fois pour toutes cette ordure d'Isidore de la surface de la Terre.

— Ouais, mais on s'en branle, il pleut pas sur nous à cause des arbres ! répliqua le plus jeune en serrant les dents.

Grâce aux arbres...

— Ta gueule, tu m'gaves à mort, ronchonna Eddy.

— Y a plein de boue ici, tu vas salir tes chaussures de petit gosse de riche, constata Isidore en inspectant le terrain.

Eddy suivit son regard et remarqua qu'il n'avait effectivement pas choisi le meilleur endroit pour son concile secret avec le brun. Il recula de quelques pas en fixant toujours le sol, heurtant rapidement un tronc d'arbre qui lui barrait la route.

— T’es trop con ! s’esclaffa Isidore, goguenard. Faudrait que t'apprennes à marcher droit, reprit-il tout en se dirigeant vers le plus jeune, l'attrapant par le bras et tentant de le tirer vers un endroit moins boueux.

C'était sans compter sur la résistance et la plus grande force d'Eddy, qui se détacha brutalement, glissant sur la boue et perdant l'équilibre, s'accrochant et se retenant maladroitement à une branche d'arbre dans une position plus que ridicule ; ce qui fit hurler de rire Isidore.

— La ferme avec ta tronche de défiguré là... râla Eddy en tentant vainement de ne pas se casser la figure, ce qui était sans espoir, compte tenu de la texture de la boue.

Le brun — toujours en riant, ne s’interrompant que pour respirer — recula de quelques pas et s'appuya sur un tronc d'arbre à quelques mètres de là.

— Le spectacle risque d'être cool, je reste, siffla-t-il entre deux gloussements, fixant Eddy sans cligner des yeux, un sourire béat prenant place sur ses lèvres.

— Le fils de pute... murmura le châtain d'une voix inaudible, crispé par l'effort qu'il effectuait en se retenant à la branche souple qui menaçait de craquer sous peu.

Seulement à chaque fois qu'Eddy tentait de prendre appui sur une de ses jambes, il glissait et risquait de tremper dans la fange au moindre geste brusque. La vue d'Isidore complètement mort de rire à quelques mètres de là ne contribuait assurément pas à détendre la situation. Comme quoi le hasard faisait bien mal les choses. Il fallait qu'il se tape la honte face au mec le plus naze qu'il connaissait. L'unique chose qui rassurait Eddy était le fait que ce crétin n'avait pas un seul ami à qui conter ses malheurs, ce qui ne risquait donc pas de ruiner sa réputation.

Cependant, il y avait bel et bien un petit problème. Peut-être qu'Isidore avait tout manigancé et qu'Eddy venait de tomber dans un traquenard ! La sorcière allait-elle débarquer à tout moment ? Pire encore, la famille du brun ? Armés... de haches ? La panique commença à le gagner. Il valait probablement mieux dire merde à ses vêtements tous neufs et passer pour un idiot devant ses parents plutôt que de mourir bêtement parce qu'il avait peur de se casser la figure dans la boue.

— Bon allez, petit Edouard. Tu me fais franchement de la peine là... donne ta p'tite menotte, je vais te sauver de la vilaine terre gluante.

— J’t’encule ! s’exclama Eddy, vert de rage à l’idée que l'on se moque aussi ouvertement de sa personne.

— Ah non ! On est pas encore assez intimes pour ça et je préfère qu'on me demande mon avis quand même. T'es bien mignon mais je trouve que tu brusques un peu les choses. C'est l'âge bête, t'es en plein dedans petit Edouard. On fait connaissance, et ensuite, on pourra envisager des choses plus sérieuses. T'aimerais aussi que je t'encule, dis ? le chambra Isidore, les yeux pétillants de cette malice qui le caractérisait lorsqu'il riait aux dépens des autres.

— Va voir ailleurs si j'y suis... soupira moins vulgairement le plus jeune, complètement à bout, prêt à lâcher sa branche pour se vautrer dans la boue.

— Ben t'es bête, je sais que t'es là ! déclara l'aîné, le plus naturellement du monde.

Eddy n'osa même plus répliquer, de peur de tomber immédiatement dans une dépression profonde.

— Attrape ma main, tu veux ; je voudrais pas que tu ressembles à un porc — déjà que t'en as le vocabulaire — en étant tout sale, reprit le brun.

Un soupir plus long que tous les autres quitta les lèvres d'Eddy, qui saisit néanmoins la main tendue d'Isidore et qui s'appuya fermement sur lui, manquant tout de même parfois de glisser.

Lorsqu'ils furent bien à l'abri sur un sol plus ou moins sec, le brun souffla de contentement avant de prendre de nouveau la parole.

— Dis donc, c'est qu'on en vit de sacrées aventures tous les deux.

Croisant le regard polaire d'Eddy, il se passa de la grande tape dans le dos qu'il prévoyait pourtant à la base et s'écarta de quelques pas, imposant une distance de sécurité entre le plus jeune et lui-même.

— T’es grave taré toi... affirma le châtain en secouant la tête, désabusé.

Isidore haussa les épaules, levant les yeux au ciel.

— Pas du tout, c'est toi qui es à côté de la plaque... répondit-il.

— J’crois pas, toi même tu sais que j'suis carrément normal. C'est toi qu'a rien capté à comment ça s'passe. T'es dans un vieux trip de gars qui se croit original avec son vieux genre et tout. La vérité j'te l'dis, ça le fait pas. Tu crains... acheva Eddy, laconique.

— Eh ! T'as vu là bas, sur la branche ? s’exclama Isidore en pointant du doigt l'arbre qui se trouvait juste derrière le plus jeune, ignorant royalement les remarques précédentes.

Perplexe et terrorisé par le ton brusque de la voix du brun, le plus jeune tourna immédiatement la tête vers l'endroit indiqué, fronçant bêtement les sourcils parce qu'il ne distinguait absolument rien. Il mit quelques secondes avant de comprendre que l'aîné se fichait encore éperdument de lui. Une fois qu'il assimila ce fait, Eddy pivota face à Isidore, ouvrant déjà à moitié la bouche pour l'ensevelir sous de copieuses injures. Le son n'eut malheureusement pas le temps de franchir ses lèvres, que celles — toutes fraîches — du brun se posaient rapidement sur les siennes. L'horreur de la situation frappa Eddy — sans attendre — et il écarquilla les yeux ; jamais il ne les avait autant ouverts, mais il fallait admettre qu'il n'avait encore jamais reçu un tel choc.

Isidore fut dès lors repoussé avec une brutalité insoupçonnée. Il eut tout de suite le réflexe de masser son torse douloureux tandis que le plus jeune reculait de plusieurs pas. Plusieurs au sens large, très large.

— T’es ouf ! Disquette ! Y a un truc de dingue dans ta tête ! marmonna Eddy, livide, en tremblant légèrement, déglutissant suite à l'épreuve émotionnelle extrêmement négative qu'il venait de vivre.

— Ben quoi... chuchota Isidore, l'air de rien.

— T’es pas bien ! Non mais t’es vraiment un pauvre type ! Un trou de balle ! Il te manque une case, gros ! renchérit le plus jeune en secouant férocement la tête de droite à gauche.

— Regarde, comme il pleut, on voit plein de limaces qui sortent ! commenta le brun — spécialiste en changement de sujet — en souriant, encourageant d'un mouvement de tête l'avancée des gastéropodes vers la lumière.

— Fais pas genre ! T’as craqué dans ta tête toi... non mais tu t'es vu sérieux ? T'as pété un plomb ! C'est dégueulasse ce que t'as fais ! Qui t'as dit qu'tu pouvais m'toucher espèce de merde ? poursuivit alors Eddy, halluciné, tout en sentant la colère l'envahir après s'être quelque peu remis du choc.

Isidore lui jeta encore un de ses regards du genre « t’es le mec le plus débile que j'ai rencontré dans ma vie », ce qui acheva complètement Eddy, qui laissa sa rage presque contenue déborder enfin.

— Qu'est-ce que tu m'regardes comme ça ? Tu te prends pour qui ? Espèce de pauvre type, sale pédé... Franchement, ça va pas ! Non mais t'as vu ta gueule ? T'as cru t'étais un beau gosse ? T'es trop laid sérieux, va te faire refaire la tronche ! En plus t'as vu comment tu te sapes ? C'est trop moche, ça va même pas ensemble, tu ressembles à rien, on dirait pire qu'un clochard qui zone depuis des années !

Il reprit sa respiration, essoufflé, avant de continuer son monologue.

— En plus t'es trop maigre, c'est affreux, avec ta peau toute blanche on dirait un vieux cadavre d'un film de zombies de merde ! T'as cru tu pouvais pécho avec ton vieux style ou quoi ? Même pas dans tes rêves, et encore moins avec moi. On m'paierait que je préfèrerais crever que de t'emballer, bouffon...

Puis il eut comme un déclic.

— Eh mais, j’suis un mec en plus, connard ! Au cas où t'aurais pas encore appris à faire la différence ! Dégage de là avant que j'te marave la gueule ! cracha le châtain en postillonnant partout autour de lui, sans jeter un regard à l’aîné, aveuglé par la bouffée de haine qui s'emparait de tout son être.

Il releva enfin la tête et ses yeux — chargés d’étincelles de colère — croisèrent ceux d'Isidore, d'où toute forme d'espièglerie avait désormais disparu.

— T’es encore plus con que ce que je pensais... souffla simplement le brun avant de tourner le dos à Eddy et de quitter les lieux.

Ce dernier observa sans un mot la silhouette du jeune homme qui s’éloignait. Qu'est-ce qu'il le trouvait ringard dans son vieux manteau de pluie bleu marine qui n'était pas du tout assorti à son horrible pantalon marron foncé. Et sa dégaine de débile... comment ce pauvre type avait-il pu tenter sa chance ? Eddy s’en trouvait sidéré.

Il patienta quelques minutes, vérifiant qu'Isidore n'était plus du tout en ligne de mire, et décida de rentrer chez lui, esquivant sur son passage les nombreuses limaces qui assiégeaient le terrain.

Il était déçu. Lui qui avait espéré trouver quelques réponses auprès de cette racaille d'Isidore — qui dans le fond semblait avoir de bien curieux intérêts — rentrait finalement chez lui avec plus de questions encore.

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