Chapitre 15

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Saint-Alban-Leysse, le mercredi suivant

— Et n’oubliez pas que le club reçoit un invité de marque ce week-end : Teddy Riner !

— Wouah, trop la classe !

— Alors comme je compte sur vous pour être au top et lui montrer ce que vous savez faire, je vous donne rendez-vous samedi matin prochain pour un dernier entraînement exceptionnel. Mais ne vous inquiétez pas, pour moi vous êtes prêts, ce ne sera rien de plus qu’une ultime répétition pour le gala de fin d’année. Allez, ce sera tout pour aujourd’hui. Rompez, les kids, et bonne soirée !

Tristan étant malade et par conséquent absent, seuls mes petits judokas quittent le tatami et filent se changer dans les vestiaires pendant que je finis de remplir leurs fiches individuelles, mes lunettes de vue sur le nez – alors que par pure coquetterie, je n’en porte quasiment jamais. Je jette furtivement un œil à ma montre Breitling posée à même le sol : 21 heures 15. Dans un gros quart d’heure, Mia devrait être là.

Depuis notre dernière entrevue, elle s’est excusée pour sa réaction démesurée lorsque je l’ai embrassée au bord du lac. Elle m’a expliqué ses doutes, cette impression de ne plus rien maîtriser, sa crainte d’aller trop vite, trop loin. Bien sûr que les "révélations" de Mathieu m’ont remué, mais pas suffisamment pour renier mes sentiments pour elle, en dépit des zones d’ombres qui l’entourent. Et qu’importe ce que Marie-France pourra m’apprendre, le feeling est là : depuis notre baiser, j’ai cette sensation étrange, celle de ne plus pouvoir vivre sans elle. Je lui poserai mes questions directement, je veux y croire, lui faire confiance. Alors tant pis si je me fourvoie, je fonce…

Mes élèves sortent un à un du dojo, je vais enfin pouvoir préparer ma surprise. Le lieu du rendez-vous en lui-même en est déjà une, seulement je veux davantage. L’emmener là où elle ne m’attend pas, pour faire en sorte qu’elle n’ait plus jamais envie de m’abandonner.

***

Je mets encore plus longtemps à me préparer cette fois-ci que pour notre dernier rendez-vous chez lui. La pression de l’incertitude sans doute. J’ai été tellement dure avec lui lors de notre baiser, tellement farouche. Je suis toujours étonnée qu’il m’ait pardonné aussi facilement. J’opte finalement pour une blouse blanche et fluide aux motifs bohèmes, un jean noir et des talons hauts. Un perfecto en cuir vient compléter le tout et me voilà prête. J’attrape mes créoles préférées dans la salle de bain, remet en place une boucle récalcitrante et vérifie une dernière fois, dubitative, mon reflet dans le miroir. S’il y a quelque chose de travaillé dans ma tenue, j’ai toujours eu du mal à estimer mon pouvoir de séduction. De banale à belle, il y a un fossé qui m’échappe.

— Tu commences avec des fringues classiques, tu enchaînes avec une parure de prédatrice… Continues comme ça et je ne te donne pas six mois avant de finir en robe de mariée !

— Louise, je n’ai vraiment pas envie de plaisanter ce soir ! Comment tu me trouves ?

— Trop canon, ma belle, une vraie bombe ! Là, c’est sûr, ton mec ne peut que craquer. J’en suis même verte de jalousie…

— Il n’y a pourtant pas de quoi, je te signale que ma vie sentimentale est un désastre !

— Qui sait, peut-être que ton vieillard cache des ressources insoupçonnées…

Je la fusille du regard avant que nous n’éclations de rire de concert. Je fais mine de la poursuivre dans tout l’appartement pour lui signifier qu’on ne peut se moquer aussi impunément de l’âge canonique de mon homme, mais elle sait très bien que pour rien au monde je ne compromettrais ma tenue dans une quelconque bataille de chatouilles dont nous avons le secret. D’ailleurs, devant l’imminence de mon rendez-vous avec Eric, j’abdique très vite pour ne pas me mettre une fois de plus en retard.

Sac à main, clés, porte qui claque. Des gestes routiniers qui prennent un autre sens aujourd’hui. Je sens que tout peut changer. Je n’ai qu’un pas à faire vers lui pour que notre histoire prenne la bonne voie, et tant pis si j’ai dû grimer les vraies raisons pour lesquelles j’ai réagi de façon aussi houleuse à notre baiser. A présent, la question est de savoir si je suis prête à vivre ce que j’ai envie de vivre avec lui… Et même à oublier mes mensonges pour nous donner une chance d’être heureux. Je monte dans ma voiture et programme sur le GPS de mon smartphone la destination qu’Eric m’a envoyée par SMS : salle des fêtes de Saint-Alban-Leysse. Ça me semble plutôt étrange comme lieu de rendez-vous… Quelques minutes de trajet plus tard, je descends de mon véhicule et lève la tête pour faire face à ma destination. L’imposant bâtiment gris se découpe sur fond de ciel orangé. La nuit est en train de tomber et cet endroit désert n’est pas très rassurant. N’apercevant Eric nulle part, je m’empresse d’entrer pour le retrouver. Les couloirs sont aussi vides que le laissait présager l’extérieur, mais la chaleur qui s’en dégage est plus apaisante. A force de tâtonner, je finis par tomber sur un dojo. Bon, ce n’est pas à proprement parler un vrai dojo, plutôt un tatami casé là en attendant mieux, mais ça suffit à retenir mon attention. En fermant les yeux, je peux imaginer les cris et les rires des enfants, l’odeur acide des corps en mouvement, et le bonheur de se sentir à sa place. Soudain, les lumières s’allument.

— Hey, je ne t’attendais pas tout de suite !

— Eric, tu m’as fait peur… sursauté-je en le découvrant.

— Je suis désolé, je pensais que tu patienterais dehors.

— La curiosité est un de mes vilains défauts, souris-je.

— C’est pas grave. Alors, est-ce que cet endroit te plaît ?

— Beaucoup ! Bien plus que tu ne peux l’imaginer !

Son regard bleu-vert intense scrute le mien pour tenter d’élucider ce nouveau mystère. Il ne pouvait pas s’en douter mais en m’amenant ici, il vient de raviver des années de souvenirs. Les muscles douloureux d’avoir trop travaillés, les trajets en voiture pour se rendre aux compétitions, l’appréhension de l’échec et le goût de la victoire. Parce que je n’ai pas toujours été une artiste rêveuse ! Au contraire, je n’ai même jamais été aussi terre à terre que sur un tatami. Loin de mes parents, qui trouvaient ce sport de combat trop masculin pour la gamine que j’étais, celle qui cherchait des réponses à ses questions, à sa place au sein de sa famille, dans cette existence… Mais comment peut-on faire comprendre une telle chose à quelqu’un qui ignore tout de nous ? Je me rapproche pour éluder les interrogations d’Eric, attrape le col du kimono qu’il porte encore et l’embrasse tendrement. Je n’ai pas envie de faire semblant ce soir, pas ici, pas avec lui. Alors, ce dernier glisse ses mains autour de ma taille, inquiet, dans l’attente. Oui, cet instant a des goûts de possible et je compte bien en profiter…

— Tu joues à quoi ? lui demandé-je, complètement dérouté par la tournure que prennent les choses. Hier tu te dérobes, aujourd’hui c’est toi qui prends les devants…

— Je ne joue plus justement, Eric.

Un nouveau baiser, de ceux qui vous emportent dans un tourbillon d’émotions. Elle me déstabilise de plus en plus, à prendre des initiatives comme ça, à l’instinct. Je n’ai pas l’habitude de me laisser conduire ; d’ordinaire, c’est moi qui mène la danse. Il faut que je reprenne le contrôle. Alors mes mains descendent plus bas, et c’est moi qui me plaque contre elle en la caressant sensuellement, mes doigts longeant la couture de son jean et m’entraînant vers des territoires interdits pendant que ma langue cherche la sienne, valse avec elle alors que nos bouches se dévorent à ne faire plus qu’une. Un vrai french kiss. Si intense et passionné qu’il m’irradie de plaisir, et d’une envie d’aller encore plus loin. Beaucoup plus loin…

Nous reprenons notre souffle. Nos regards de braise sont illuminés par le désir et l’instant magique que l’on est en train de vivre, toujours collés l’un à l’autre. Ses doigts écartent les pans de ma veste de kimono, se baladent sur mon torse qu’elle parcourt avec envie en se mordillant la lèvre inférieure. Elle s’attarde un moment sur mon abdomen, là où on peut y lire un mot tatoué, une esquisse minimaliste qui l’intrigue.

— C’est beau… chuchotte-t-elle à mon oreille. Ça veut dire quoi ?

Je suis gêné, j’ai peur que ça nous freine, que ça gâche tout. Elle me sent hésiter.

— Eric, je sais que je ne suis pas la première, qu’il y a eu ta femme avant moi.

— Ça… Ça signifie "Amour" en chinois. C’est un dessin que mon épouse avait tracé au fusain pour moi.

— Je l’envie presque, c’est idiot. Je l’envie de t’avoir connu avant moi, je l’envie d’avoir son empreinte peinte à l’encre indélébile sur ton corps, je l’envie d’avoir autant compté pour toi… C’est con hein, d’être jalouse de quelqu’un qui n’est plus là ! murmure-t-elle soudain.

— C’est pas con, non. Mais tu n’as pas à être jalouse d’elle parce que… C’est elle qui a choisi de partir, de me quitter. Parce que je n’ai pas été à la hauteur…

Le temps suspend son vol. Les secondes qui s’égrènent paraissent sur l’instant avoir des échos d’éternité. Une éternité que je ne veux en rien briser en évoquant à mon tour son passé, les mystères de son identité. Parce que le regard de Mia m’a déjà appris tout ce que je souhaitais découvrir.

Alors doucement, elle approche ses lèvres des miennes, les enflamme progressivement jusqu’à nous faire basculer au sol, elle sur moi, amazone et passionnée. De cette passion folle qu’on étreint trop fort de crainte qu’elle nous échappe, des fois qu’on y ait juste droit par erreur, qu’elle soit destinée à quelqu’un d’autre, qu’on nous la retire sans préavis et sans excuse. L’amour, je n’ai pas oublié comment le faire, juste ses parfums, ses sensations, ceux que je retrouve enfin là, ce soir. Et je veux que ça m’embarque, que ça m’emporte loin, très loin…

Tout se passe très vite, son corps se contracte sous le mien, son souffle s’accélère, ses mains cherchent à découvrir chaque centimètre-carré de ma peau qu’il dénude. Je sens qu’il aimerait reprendre le contrôle, mais je refuse de le laisser faire. Pas cette fois. Je lui fais comprendre qu’il doit me faire confiance. Je ne suis pas Jennifer, je ne suis pas sa femme. Doucement, je le guide. D’abord réticent, il finit par accepter, par m’accepter, et plonge sans aucune retenue dans ce moment si intense. Notre moment. L’Eric dominant disparaît peu à peu, au rythme de nos baisers, de nos caresses. Mes seins, son torse, mon ventre, ses doigts qui s’immiscent, ma main qui effleure son désir qui se tend, s’y attarde, le mien qui déborde à la lisière de mon intimité, et son regard si amoureux… Les vêtements volent à travers la pièce, à mesure que nos réserves respectives, que ces armures que nous nous sommes construites, s’échouent au sol et se brisent en mille éclats. Le temps s’interrompt un instant avant de repartir sans nous attendre. Il y a une urgence soudaine dans chacun de nos gestes. Sa langue, sa bouche partout sur moi, et les miennes qui couvrent et découvrent son corps si chaud, ce corps entièrement guidé par l’envie de me prendre, l’envie de moi, le bruit de l’emballage safe-sex que je déchire… Les prémices de cet amour charnel que nous nous faisons sont l’expression même de ce besoin vital de nous aimer l’un l’autre, de savourer tout ce que l’on peut se donner. Je l’embrasse, encore et encore, à en perdre la raison, et plonge mes yeux dans les siens, quitte à m’y noyer, tant ce que je ressens sur l’instant est fort, puissant. L’excitation est à son comble, me transperce quelque part au plus profond de moi. Et mon cœur bondit dans ma poitrine, affolé, impatient. Je sens celui d’Eric qui y répond. Oh, je veux tellement plus, je le veux lui tout entier. Je veux le sentir se fondre en moi.

A la découverte de ses sens, Mia est celle pour qui je parviens à refréner mes impatiences à la posséder sans retenue, pour mieux savourer l’instant, pour la goûter du bout de mes lèvres, du bout de mes doigts, glisser sur le velouté satiné de sa peau nue, doucement, l’apprivoiser pas à pas et puis nous laisser griser par l’instinct et ces émotions qui frémissent, qui s’éveillent quand elle s’embrase, quand nos corps se mélangent et que je finis par prendre sa bouche. Elle a cette extraordinaire dextérité que je n’ai jamais trouvée chez d’autres femmes à ne pas interrompre le plaisir et le désir naissant quand le préservatif s’en mêle. Non, aucune autre femme ne sait aussi bien maintenir, de sa main ou de sa langue, l’envie de son amant. Parce que c’est elle qui choisit, maîtrise mon corps et décide du moment avec une suave douceur féminine. Il y a mes mains, ma bouche sur ses seins si enivrants ; il y a mes doigts, ma langue butinant son intimité avant qu’elle n’y invite mon sexe et qu’enfin j’entre elle, qui me chevauche lentement en amazone. Tendu comme un arc, je la contemple au rythme de ses va-et-vient que j’accompagne de mes reins pour me fondre au plus profond de son corps, dans une danse charnelle qui s’accélère. Nos souffles se confondent et nos voix se font plus rauques à mesure que nous tutoyons l’orgasme.

Oui, cette fois, nous sommes ensemble. Nos soupirs résonnent dans l’espace vide, nos cris l’emplissent. Je m’abandonne pour la première fois depuis longtemps et c’est lui qui impulse et contrôle désormais les mouvements saccadés, presque compulsifs de nos corps. Je le sens jusqu’aux tréfonds de ma chair ; il m’envahit de tout cet amour qu’il me fait, qu’il me donne, coulisse de plus en plus vite, de plus en plus loin, sans plus aucune pudeur ni retenue. Une dernière danse et enfin l’orgasme nous submerge en même temps. Mes yeux se voilent, mon corps tremble tandis que je m’étends, épuisée de plaisir sur le torse de mon amant. Ses bras m’enserrent alors que nous reprenons notre souffle dans ce moment baigné de plénitude. Non, je n’avais rien ressenti de tel auparavant. C’est notre histoire qui vient de se concrétiser à travers nos peaux encore brûlantes et nos sens exaltés. C’était lui et moi, comme une promesse éternelle.

C’est la première fois. C’est notre première fois, et je veux prolonger ce moment le plus longtemps possible, comme si je craignais que ce ne soit la dernière. Je l’aime, je l’aime de plus en plus, je ne me retiens plus de l’aimer. C’est mon cœur qui implose en elle quand nos corps s’enlacent à s’en faire mal, elle le sait, elle le sent. J’aimerais tellement le lui dire mais les mots… Les mots ne servent à rien, ils ne peuvent pas décrire ce plaisir qui m’inonde, qui m’irradie de l’intérieur. Je ne savais pas que l’amour ressemblait à ça. Je croyais le savoir, mais aujourd’hui je le comprends. L’amour se fait à deux.

— Mia, soufflé-je, je… Je voudrais…

— Chut, tais-toi ! me coupe-t-elle tendrement, un doigt sur ma bouche. S’il te plaît, tais-toi…

Je suis encore en elle, je la regarde, lui caresse le visage… Bon Dieu qu’elle est belle, qu’elle semble heureuse et épanouie. Mes mains descendent lentement le long de son dos, caressant l’épiderme jusqu’à venir à la rencontre de ses poignets.

— Mia…

Je voulais évoquer avec elle les "révélations" de Mat’, mais je m’en sens soudain incapable. Je ne veux pas altérer ce moment parfait. Non, je ne pourrais pas m’en remettre si elle me livrait tout maintenant, si elle m’avouait n’être là que pour mon argent ou son histoire familiale. Alors que nous avons fait l’amour et qu’elle était sincère, j’en suis certain. C’est pour cette raison que j’évite le sujet et en invente un autre. Parce que je n’ai pas le choix, pas après ce que nous venons de vivre ensemble.

— Comment dire ? Mon bracelet, il ne te plaît pas ? Je peux le changer si tu veux…

— Pourquoi tu me demandes ça ?

— Tu ne le portes pas, alors je me suis dit…

— Eric, j’ai juste peur de l’abîmer ou de le perdre !

— Mais, tu voudras bien le mettre à ton bras la prochaine fois ?

— La prochaine fois que quoi ? Que nous ferons l’amour ? me sourit-elle, un brin taquine.

Je souris à mon tour, avec cette irrésistible envie d’elle qui ne me quitte plus.

— Mia ?

— Quoi ?

— Je peux t’embrasser à nouveau ?

— Oui Eric, tu peux même faire plus que ça…

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