Chapitre 16

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"La Galoppaz", Curienne, le lundi suivant

— Bonne journée les garçons, je file ! On se retrouve à midi !

— Mia ! me rappelle Eric. Tu ne m’embrasses pas ?

— Si bien sûr… souris-je.

Je reviens sur mes pas et dépose un petit baiser sur les lèvres de mon amant 

— Beurk ! grimace Tristan, attablé devant son petit-déjeuner. L’amour, c’est dégueu !

— T’as raison mon fils, ne grandis pas trop vite. T’as le temps pour t’intéresser aux filles, plaisante son père.

— Jamais de la vie, je ne veux pas d’amoureuse moi, je ne suis pas comme Julien qui en a deux…

J’éclate de rire avant de claquer la porte de chez Eric. J’ai toujours du mal à réaliser que ça fait à peine quelques jours que nous sommes ensemble. Le rituel est immuable depuis mercredi dernier : je passe toutes les nuits dans ses bras et mes journées à surveiller Louise. Ma vie est devenue une véritable course entre chez lui et chez moi, mais ça me plaît. J’ai enfin l’impression d’avoir trouvé un sens au temps qui défile. J’ai abandonné l’idée de partir, lui préférant cette nouvelle impression de pouvoir construire quelque chose ici. Je démarre ma voiture et augmente le volume de la radio à fond. Je suis de bonne humeur ce matin. Je ne peux pas dire que tous les problèmes sont sortis de mon existence, mais la présence de "mon homme" les rend plus légers. Tout comme chacun des souvenirs qu’il imprime en moi.

***

Eric se lève pour aller prendre une douche dans la salle de bain. Il me tourne le dos, me laissant tout le loisir de profiter de lui, des muscles souples qui roulent sous sa peau lorsqu’il enfile un caleçon par pudeur. Après s’être séché et habillé, il revient dans la chambre, s’assied au bord du lit king-size et m’observe de ce regard plein de désir que je lui connais depuis que je partage son intimité. A demi voilée d’un drap bleu indigo encore froissé de nos ébats nocturnes, les paupières closes, je fais semblant de dormir, un sourire étirant doucement ma bouche. Il me dévore des yeux, je le sais, je le sens… Alors je me retourne lentement pour lui faire face et le regarde à mon tour avant de l’attirer à moi pour l’embrasser fougueusement. Nous roulons ainsi sur la couche, caresses et baisers, espiègles et amoureux, jusqu’à ce qu’Eric ne me bloque sous son corps athlétique.

 — Mia ?

 — Oui Eric…

 — Je t’ai déjà dit que je t’aimais ?

 — Hummm, voyons voir… le taquiné-je en faisant mine de compter sur mes doigts.

 — Hey, Mia, je suis sérieux !

 — Oui, plein de fois, et je ne m’en lasse pas.

 — C’est encore plus fort que ça, tu sais. T’es en train de me rendre dingue, raide dingue de toi. Et si je m’écoutais, je ne m’arrêterais pas de te faire l’amour, nuit et jour. Je ne dormirais plus, ne mangerais plus…

Un nouveau baiser en guise de réponse. Parce que je n’ai jamais été très démonstrative avec les mots, parce que je n’ai jamais vraiment su dire "je t’aime" à un homme en retour.

J’ignore quelle place tu es prête à me faire dans ta vie, semble-t-il comprendre sans que j’ai besoin de l’exprimer, j’ignore si entre nous ce sera infini ou éphémère, mais je crois qu’aucune femme avant toi ne m’a fait pareil effet !

Faire l’amour encore, jusqu’à s’en enivrer, parce que j’oublie tout dans ses bras, même mes mensonges…

 ***

Nous sommes à un souffle l’un de l’autre ; je suis à un souffle de lui, mes yeux plongés dans les siens. Nous ne disons plus rien, le silence parle pour nous deux. Eric caresse mon visage sans quitter mon regard. Nos lèvres se rapprochent, se frôlent, puis s’épousent doucement, nos langues entamant l’un de leurs premiers ballets matinaux. Nos mains se nouent et se dénouent dans les prémices de notre étreinte. Délice de l’instant, prolonger ce moment, le faire durer le plus longtemps possible, le retenir… Faire que notre baiser ne finisse jamais ! Il dégage une mèche de mes cheveux derrière mon oreille pour mieux me contempler, pour imprimer ma bouche, mon visage dans sa mémoire, avant de se perdre dans ma chevelure automnale.

Sa main s’aventure vers mon intimité. Ma respiration s’accélère alors que mon bassin se tend vers mon amant sans que je ne le contrôle. J’ai tellement envie d’Eric que ça en devient presque douloureux. C’est alors qu’il me plaque contre lui tout en continuant ses caresses. Il connaît si bien mon corps qu’il semble devancer mes envies. Je sens déjà la chaleur monter en moi, les frissons sur ma peau. Mon cœur se met à battre plus fort au rythme qu’il m’impose. Je ne peux plus m’empêcher de crier et quand la bouche de celui qui m’offre des nuits torrides se pose sur mon sein, l’orgasme me submerge, si puissant que mon souffle se coupe et mon corps se cambre.

 Son désir. Fort, puissant. Comme celui d’être sienne, de le sentir en moi. Cette fois, c’est à deux que nous partageons notre plaisir. Les yeux dans les yeux, nos cœurs palpitent d’émotion à mesure que notre danse s’anime peu à peu. A mesure qu’Eric va et vient en moi, plus vite, plus fort. Ma chair, mes caresses sur son dos l’appellent. Nos corps s’embrasent, s’enflamment jusqu’à ce que lui aussi touche à l’orgasme. Il lutte, il ne veut pas que ça s’arrête. Moi non plus. Je crois que je l’aime sans oser le lui dire…

 ***

Encore toute chamboulée par les réminiscences de ce matin câlin, je me gare devant chez moi et fouille dans mon sac pour retrouver mes clés au milieu du foutoir. Agacée, je renverse son contenu sur le siège passager. Des tickets de cinéma s’envolent, souvenir de notre week-end : une rétrospective Delon au Curial. Un DVD s’échoue aussi, entre un autographe de Teddy Riner, un paquet de mouchoirs, une petite bouteille d’eau, une boîte d’aspirine et un vieux livre de poche corné : le film préféré de Mathieu qu’Eric m’a collé entre les mains lors de notre dîner chez lui. Je pose délicatement le boîtier collector sur le tableau de bord pour ne pas l’abîmer. Sa présence me renvoie l’image du regard noir de notre hôte ce soir-là, de sa réticence à me confier l’un de ses biens les plus chers, mais aussi de sa fausse décontraction, de son hostilité à peine dissimulée sous de la politesse. Pas besoin d’être visionnaire pour comprendre qu’il ne m’apprécie pas.

Je grimpe les escaliers de l’immeuble en chassant ces pensées négatives. Peu importe les obstacles, Eric et moi avons déjà franchi bien pire. Et puis, je commence à apprendre la patience. Je sais que j’arrive dans un contexte particulier, alors chacun de mes pas se fait avec précaution, avec douceur. J’encaisse les coups de ceux qui veulent me voir partir, je les remplace par les baisers d’Eric. Pourtant, mes secrets, mes mensonges subsistent encore entre nous, l’œuf de Fabergé aussi, à l’image d’une trop inavouable liaison adultère. Je me sens coupable de le lui avoir dérobé, et ne parviens jamais à trouver le bon moment pour le lui restituer ou le remettre à sa place. D’autant plus qu’il est invendable sur le marché de l’art sans certificat d’authenticité et sans éveiller les soupçons quant à sa provenance, qu’il ne m’est, en l’état actuel des choses, d’aucune utilité pour libérer Louise de ses addictions. Seulement, paradoxalement, m’en séparer demeure au-dessus de mes forces, comme s’il faisait partie de moi. Un sentiment aussi idiot qu’étrange, rien ne me rattachant vraiment à ce curieux objet. Non, je n’ose rien lui révéler de moi, tellement j’ai peur que tout s’arrête entre nous, tellement j’ai peur qu’il me déteste…

— Louise ? Louise, t’es où ?

— Dans ma chambre !

Je balance mon sac dans le couloir et vais la rejoindre. Ma colocataire a les yeux rivés sur son ordinateur portable, l’air concentré, un stylo entre les lèvres.

— Qu’est-ce que tu fais ? Ça m’a l’air sérieux, dis donc !

— Je me renseigne sur les centres de désintox’.

— Vraiment ? Je veux dire, ça y est, t’es décidée ? C’est… Waouh !

— Oui, c’est toi qui as raison. Je ne peux pas continuer comme ça à aller droit dans le mur, à me détruire. La dernière fois m’a servi de leçon. Et puis, tu ne seras pas toujours derrière moi pour me ramasser. Un jour, tu auras ta vie, et même des gosses si ça se trouve.

— Je ne te laisserai jamais toute seule, tu le sais bien…

— Ouais, mais à un moment donné, faut savoir se prendre en main… Regarde celui-ci, il propose un hébergement longue durée. Qu’est-ce que t’en penses ?

— Louise… Ça doit coûter une fortune ce genre de clinique ! Tu sais bien que je ne peux pas te la payer…

— Mais non, pas du tout ! Lis ça, ils prennent en charge les personnes en précarité sociale, c’est mon cas…

Je m’assieds sur le lit à côté d’elle et scrute le site internet de l’association. Le centre d’hébergement est loin d’ici, c’est sans doute la raison pour laquelle j’étais passée à côté. Mais peut-être est-ce vraiment la solution que je cherche depuis si longtemps ? Louise a l’air motivée, alors j’attrape mon téléphone et les appelle pour me renseigner. Je passe la matinée pendue au combiné, d’interlocuteur en interlocuteur, pleine d’espoir. Si l’argent n’est plus un problème, si je n’ai plus à m’en soucier, je pourrai enfin vivre sans arrière-pensée mon idylle avec Eric. Je n’aurai plus à lui mentir, je n’aurai plus besoin de son œuf si encombrant dans notre histoire. Je pourrai définitivement être moi, sans ces faux-semblants qui m’enchaînent et m’empêchent de me donner entièrement à lui. Oui, cette fois-ci, j’y crois…

***

J’ai rendez-vous avec Isabelle et une partie de mon équipe à L’Atelier pour un briefing. Les travaux ayant bien avancé, j’ai bon espoir de rouvrir les portes de mon resto pour la mi-juillet.

Je n’y ai pas convié Mia, j’ai envie qu’elle arrête de travailler, qu’elle se consacre pleinement à son art : la peinture. C’est inutile qu’elle s’échine à bosser pour payer le loyer d’un logement dont elle n’a pas besoin, elle peut très bien vivre avec nous sans se priver de quoi que ce soit. Mais j’ai l’impression que c’est trop tôt pour elle, qu’elle a peur de laisser Louise toute seule.

En tout cas, je suis content de ces derniers jours passés ensemble, de lui faire découvrir mon univers, même si je ne suis pas sûr qu’elle ait vraiment apprécié Mathieu. Pourtant, il a essayé de faire bonne figure, mais je crois qu’elle n’a pas été dupe de son double-jeu. J’aimerais réussir à convaincre mon meilleur ami que Mia est une fille bien, que c’est elle que j’ai choisie et que leur bonne entente me serait précieuse, mais j’imagine déjà sa réponse avec ce sourire de commercial que je déteste : "Je te rappelle qu’elle te mène en bateau depuis le début, vieux ! Tu lui as parlé des Delors, de ton œuf disparu ?" Non, je ne lui ai pas parlé de tout ça. Peut-être parce que je n’ai pas vraiment envie de savoir. De foutre en l’air notre relation.

***

— Tu ne pourras pas rester comme ça, éternellement avec tes questions sans réponses. Parce que ça va te ronger, ça va vous pourrir…

— Je vis un rêve éveillé, Mat’, tu comprends ? Et je ne veux rien gâcher, ouvrir les yeux le plus tard possible.

— Mais plus tu attends, plus le retour de manivelle sera violent ! Personne ne peut le faire à ta place, Eric. Écoute, je sais que c’est pas un truc marrant ou évident à dire, tout ce qu’elle te cache, tous ses mystères, seulement faut que ça sorte. Pour vous deux.

***

Je ne veux pas casser tout ça, l’harmonie de nos nuits, le bonheur de la retrouver à mes côtés au réveil, nos petits-déjeuners avec Tristan.

***

— Mia, je peux encore avoir du Nutella ?

— Hop hop hop ! bondis-je. On n’abuse pas de ces choses-là, mon bonhomme. Tu sais ce que j’en pense, du Nutella… Tu ne veux pas plutôt goûter le cake aux raisins de Cathy ? Il est délicieux, tu sais !

— Ouais, mais là, je veux du Nutella. Allez papa, s’il te plaît !

— Allez, Eric, s’il te plaît ! surenchérit ma compagne. Fais plaisir à ton grand garçon qui t’a ramené une super note de la mort qui tue en maths hier soir. Un truc de malade, du jamais vu !

— Ouais, un truc de malade, mon papounet !

— Super note de la mort qui tue, 15, moi je dis bof.

— Quoi, 15 c’est bien non ? En tout cas, moi, même à son âge j’ai jamais eu 15 en maths… Allez, sois un papa cool comme tu sais l’être !

— Bon, si vous vous y mettez tous les deux, je capitule. Nutella pour tout le monde.

— Hourra !!

Mia m’embrasse à pleine bouche ; et ce matin, elle a ce petit goût de chocolat-noisette que je fustige, mais qu’au fond, je ne déteste pas tant que ça…

— Hum, tu sais que tu as un parfum de Nutella ma chérie ?

— Et ça te dérange ? me fait-elle mutine.

— Non, et finalement je me laisserais bien tenter… répliqué-je en l’enlaçant et l’embrassant à mon tour.

— Hey, je vous rappelle qu’il y a un enfant de moins de douze ans dans la pièce !

Nous nous interrompons pour rire de concert.

— Ce n’est pas ce que tu dis quand tu veux regarder un thriller !

— Ouais, mais c’est pas pareil. Un thriller, c’est plus intéressant que vos bisous-bisous…

— On en reparlera quand tu auras quelques années de plus, fiston, parce que je parie que tu ne tiendras pas le même discours…

***

La sonnerie musicale de mon téléphone me rappelle à l’ordre vers les 11 heures. Aujourd’hui, j’ai proposé d’aller chercher Tristan à l’école puisque son père est occupé au restaurant. Je laisse Louise devant son ordinateur et reprends ma voiture. Les fenêtres ouvertes pour laisser entrer un peu d’air frais, je tourne longtemps avant de trouver une place devant le bâtiment pris d’assaut par les nombreux parents. Quand enfin je me décide à me garer en vrac, à moitié à cheval sur la chaussée, la cloche a déjà retenti et Tristan m’attend sur le trottoir. Je lui fais un signe de la main pour qu’il me repère, mais il garde la tête baissée et ne s’aperçoit de rien. Curieusement, ses épaules s’agitent à intervalles réguliers, comme s’il pleurait. J’accélère le pas pour le rejoindre et m’accroupis à sa hauteur. Tristan essuie aussitôt ses joues pour masquer son chagrin.

— Bah alors mon grand, qu’est-ce qu’il t’arrive ?

— Rien, ça va… Pourquoi c’est pas papa qui vient me chercher ?

— C’est moi qui devais venir, tu ne te souviens pas ? C’était prévu pourtant…

Je lui attrape la main pour le conduire jusqu’à mon auto, mais l’enfant pousse un petit gémissement.

— Tristan, tu t’es fait mal ? C’est quoi ce bleu sur ton poignet ?

— Rien je te dis ! Lâche-moi un peu, je ne suis pas un bébé !

— Excusez-moi Mademoiselle, qui êtes-vous ?

La maîtresse ! Il ne manquait plus que ça…

— Bonjour, je suis Mia Parker, le papa de Tristan a dû vous prévenir que je venais le chercher.

— Effectivement, il m’a appelé. Mais il me faut une autorisation écrite pour vous laisser partir seule avec lui.

— Quoi ? Je n’étais pas au courant et je pense qu’Eric non plus, il ne m’a rien donné ce matin…

— Dans ce cas, Tristan ne peut pas quitter l’école avec vous. D’ordinaire, c’est Madame Valensky qui s’en occupe. On ne peut pas le confier à n’importe qui non plus, c’est une question de sécurité, vous comprenez ?

L’institutrice, pincée avec son chignon tiré à quatre épingles et ses petites lunettes, me toise. Je sais qu’elle me juge, je peux presque entendre les mots qu’elle crache dans son esprit. Une jeune femme avec un homme dans la fleur de l’âge, déjà père et veuf qui plus est, ça fait tâche dans ce petit village. La colère se met à bouillir dans mes veines.

— Viens Tristan, on y va ! On n’a pas de temps à perdre avec ces conneries !

— Mademoiselle, si vous emmenez cet enfant avec vous, je vais devoir prévenir les autorités compétentes.

— Faites-le, rétorqué-je arrogante, on rigolera quand son père viendra nous chercher au commissariat !

Sans attendre la réponse de cette pimbêche d’enseignante revêche, je remonte dans ma voiture, suivie par Tristan. L’enfant attache sa ceinture et croise les bras. Je crois qu’il fait un peu la tête. C’est sûrement la première fois que quelqu’un n’appartenant pas à sa famille vient le chercher. Je n’aurais peut-être pas dû faire de scandale devant l’autre mégère. De toute façon, il est trop tard pour revenir en arrière. La situation était bloquée, je n’avais pas le choix. J’allume le moteur et roule en silence pendant quelques minutes.

— Bon, si tu m’expliquais ce qu’il s’est passé, maintenant ?

***

"L’Atelier des Mille Saveurs", Le Bourget-du-Lac

Après avoir terminé la mise au point d’une entrée avec Roland, mon chef-cuisto, pour ma nouvelle carte, je règle quelques derniers détails avec Isabelle avant d’être interpellé par Yann.

— Monsieur, je voulais vous dire… Comme Mia a été licenciée l’autre jour - vous avez remarqué comme moi son incompétence - si vous voulez, je pourrais éventuellement contacter quelques extras de ma connaissance pour la suppléer.

Je ne réponds rien mais remarque le coup de coude et les messes basses d’Isabelle à son encontre.

— En même temps, poursuit-il pour se raccrocher aux branches, peut-être considérez-vous l’effectif comme étant déjà au complet…

Je signe un chèque sur un coin de table, puis le remets à mon assistante avant d’ôter mes lunettes et de regarder mon chef de rang droit dans les yeux.

— Yann, je vais mettre ton indélicatesse sur le compte du débordement d’émotions que provoque chez toi la perspective de la reprise d’activité de L’Atelier. En ce qui concerne Mia, ce qu’elle fera ou ne fera pas dans ce restaurant, ça ne regarde qu’elle et moi. Mais pour ta gouverne, sache qu’elle n’a pas été renvoyée.

— Mais je pensais que…

— Le sujet est clos ! C’est clair ?

— Très clair monsieur…

— Parfait. Isabelle, mon rendez-vous de 11 heures est-il arrivé ?

— Oui Monsieur, je l’ai fait patienter dans le vestibule.

— Dis-lui que je vais le recevoir d’une minute à l’autre.

— Monsieur, vous allez vraiment dispenser des cours de cuisine gratuits dans la galerie marchande de Bassens ?

— C’est une idée de Mathieu, soi-disant que tous les grands chefs de la région le font, et que ça les rend plus accessibles, moins hautains. Peut-être qu’il n’a pas tort au fond, même si ça me soûle de l’admettre. Enfin, je vais y réfléchir et voir ce qu’il en est avec l’organisateur…

— N’oubliez pas votre interview pour le Dauphiné Libéré cet après-midi, Monsieur…

— C’est noté, Isabelle. Merci.

Je m’éloigne en direction de mon bureau pour continuer ma journée-marathon. Je n’aurai pas le temps de rentrer déjeuner à La Galoppaz ce midi. J’envoie un texto à Mia pour la prévenir de mon indisponibilité en me jurant à moi-même que c’est la dernière fois. J’ai appris de mes erreurs et ne veux plus les réitérer. Je respire un grand coup et enchaîne avec mon rendez-vous.

***

Tristan reste concentré sur le paysage encore quelques secondes et finit par craquer.

— C’est Maxence…

— Qui c’est celui-là ?

— Le fils du maire, il est dans ma classe.

— Et c’est lui qui t’a fait mal au poignet ?

— Oui, il m’a bousculé…

C’est sorti comme un murmure. A peine un souffle. L’enfant reste silencieux, se frottant l’endroit endolori.

— Mais c’est grave ça, Tristan ! Qu’est-ce qu’il s’est passé exactement ?

— J’ai pas voulu jouer au foot avec les autres garçons, alors Maxence m’a traité de fillette.

— Et ensuite ? Tu t’es défendu et vous vous êtes bagarrés ? C’est ça ?

— Non, je l’ai laissé faire. Il m’a poussé, je suis tombé et il m’a marché dessus…

Mon téléphone s’allume, pour la troisième fois depuis que je suis partie de chez moi, mais j’y prête à peine attention.

— Tu as bien fait, ce n’est pas avec la violence qu’on résout les problèmes. Mais il faut que tu apprennes à te défendre autrement.

— Papa me dit toujours que même si je suis petit, je suis assez fort pour tenir tête aux autres.

— Ecoute-moi, ton père est quelqu’un que j’aime beaucoup, mais il n’est pas toujours de très bon conseil.

— Je ne sais pas quoi faire, je déteste me battre, mais papa serait fier de moi si je frappais Maxence…

Nous arrivons à La Gallopaz. Je freine brusquement et me gare dans la cour.

— Tristan, frapper n’est jamais la bonne solution, tu m’entends ? La seule chose à faire, c’est de lui montrer que tu n’as pas peur, il faut tenir tête à cette brute en le regardant droit dans les yeux et surtout lui dire ce que tu ressens. Tu es un petit garçon intelligent, Tristan, il faut que tu te serves de ça, c’est ta force !

Le fils d’Eric me fixe, des larmes au bord des cils. J’ai le cœur déchiré de le voir si triste. Je sais au fond que son père ne souhaite pas vraiment ça pour lui, que la violence est juste sa façon de l’endurcir, de le préserver maladroitement d’une vie qui a commencé de manière bien trop cruelle pour lui. Sans réfléchir, je détache ma ceinture pour le prendre dans mes bras. Je sens qu’il hésite quelques instants, avant que ses mains ne s’enroulent autour de ma taille et ne s’y accrochent. Je n’ai jamais réconforté d’enfant, c’est la première fois. D’habitude, c’est Louise qui s’agrippe à moi pour ne pas couler. Je pose ma tête sur la sienne. C’est un sentiment étrange de vouloir "chaperonner" quelqu’un d’autre que ma meilleure amie, et pourtant, c’est ce qui est en train de se passer. Quelque chose de viscéral prend possession de moi. Ce gamin pourrait être le mien. Je ne veux pas qu’on lui fasse de mal. Maintenant, c’est évident. Je suis en train de m’attacher à Tristan, aussi fort qu’à Eric.

— Dis Mia, tu ne vas pas me laisser toi aussi ?

— Non, je reste avec toi. Je te le promets…

***

19 heures 30, je débarque à La Galoppaz la mine chiffonnée. En entendant ma moto, Mia s’est précipitée sur le palier, avec Tristan collé à elle comme s’ils étaient unis par des liens invisibles, indéfectibles. Les liens du sang. J’ôte mon casque et mes gants, embrasse furtivement ma compagne en ébouriffant les cheveux de mon fils.

— Ça va ? me demande-t-elle, interloquée par mon air contrarié.

— Rentrons ! rétorqué-je sèchement. Je t’expliquerai à l’intérieur.

Un délicat fumet nous accueille. Mia a cuisiné pour nous. Louable effort sachant qu’elle n’aime pas vraiment passer son temps derrière les fourneaux, mais ce soir, ça ne m’attendrit pas. Je me laisse tomber dans l’un des fauteuils du salon.

— Qu’est-ce que tu as ? s’enquiert Mia en s’asseyant en face de moi, Tristan toujours scotché à elle.

— J’ai qu’on m’a dérangé en plein rendez-vous professionnel ce midi. Un coup de fil de la directrice de l’école…

— Non mais quelle garce celle-là alors !

— C’est quoi ce merdier, Mia, qu’est-ce que tu as fabriqué ?

— Mais c’est elle qui n’a pas voulu me confier Tristan alors que tu l’avais appelée pour la prévenir…

— Elle m’a dit que tu avais fait un scandale, que c’était inadmissible !

— Mais elle se prend pour qui, cette conne - pardon Tristan - ? Elle a exigé une autorisation écrite que je n’avais pas, je n’allais quand même pas abandonner ton fils sur le perron de l’école à cause d’une formalité administrative dont elle ne t’avait même pas parlé ! Je te jure que dès demain, elle va avoir de mes nouvelles, tu vas voir…

— Non, tu ne lui diras rien du tout ! D’abord, on n’est qu’à quelques jours de la fin de l’année scolaire. Ensuite, on est dans un petit village ici, tout le monde se connaît. La directrice est la sœur du maire…

— Ah ben décidément, quelle famille ! Entre le fils de notable qui prend le tien pour un paillasson et la tante qui a décrété que je n’avais pas suffisamment de références pour récupérer ton môme, on est servi !

— Quoi ? Qu’est-ce qui s’est passé avec Tristan ?

— Maxence l’a pris à partie et l’a brutalisé.

— Et tu lui as rendu ses coups, mon grand ?

— Non, papa.

— Donc toi, tu te laisses piétiner comme ça, sans riposter, et tout le monde trouve ça normal ?

— Ce qui n’est pas normal, me répond Mia, c’est qu’un petit caïd, sous prétexte qu’il est le fils du maire et le neveu de la directrice, fasse la loi dans la cour de récré et qu’il s’en prenne à un pauvre gosse en toute impunité. Ce qui n’est pas normal, c’est que j’ai dû appeler SOS Médecins pour vérifier que Tristan n’avait rien de cassé et que ça n’aurait jamais dû arriver… Franchement, à ta place, j’en toucherais deux mots à qui de droit !

— Eh bien ne compte pas sur moi pour aller dire au maire que son rejeton a des passe-droits, qu’il est mal élevé comme tout, et que Tristan est son souffre-douleur ! Tu oublies un peu vite que Grand-Pierre siège au conseil municipal, que Cathy est secrétaire de mairie et que je pourrais mettre tout le monde dans l’embarras…

— Donc tu préfères que ton fils se fasse cogner dessus pour ménager les susceptibilités de chacun, bravo !

— Tristan est judoka, il sait se défendre tout seul, bon sang !

— Sauf qu’il est non-violent et que la vie n’est pas un tatami, Eric. Tout ce qu’il fait, ton fils, c’est pour toi, pour que tu en sois fier, pour que tu le voies. Mais répondre à la violence par la violence, c’est pas une solution. C’est ce que je lui ai dit tout à l’heure…

— Ça c’est un conseil de nana ! Et puis, c’est moi qui suis chargé de son éducation, t’es pas sa mère !

Une gifle verbale. Dans mon élan de colère, je viens de la blesser. Elle a les larmes aux yeux mais se contient pour ne pas les laisser couler.

— Et ça, c’est une réflexion de macho ! C’est sûr, ce n’est toujours que TON fils, comme tu aimerais que je sois TA femme ! Mais sache Eric que les personnes ne sont pas des choses, qu’elles ne t’appartiennent pas et qu’elles ne t’appartiendront jamais…

Elle se lève brutalement, embrasse Tristan sur le front, s’empare de son sac à main et s’apprête à partir.

— Tu vois Eric, c’est quand tu as ce genre de comportement, sexiste et condescendant, que je n’ai pas envie de rester. Je l’aime, ton môme, je l’aime presque aussi fort que si c’était le mien. Mais si tu ne me laisses pas me faire une place à ses côtés, je n’ai plus rien à faire ici. Je vous avais préparé à manger pensant vous faire plaisir, seulement dans ce domaine-là aussi tu crois sans doute avoir le monopole… Tu n’auras plus qu’à faire réchauffer ; ça ne devrait être trop difficile pour le Grand Chef Ferraz qui sait tellement tout gérer mieux que tout le monde !

Dans la tourmente, Tristan ne veut pas la laisser partir et sanglote en s’accrochant à elle.

— Mia, tu reviendras, dis ? la supplie-t-il. Tu m’as promis…

— Je tiens toujours mes promesses, mon grand, réplique-t-elle avec tristesse et douceur, mais celle-ci dépend beaucoup du bon-vouloir de ton papa.

Ma fierté de mâle m’empêche d’essayer de la retenir, alors je la laisse s’en aller, je la laisse quitter notre vie et regagner la sienne. Le regard noir de Tristan en dit long sur ce qu’il pense de mon attitude et il ne mettra pas longtemps à s’isoler dans sa chambre en claquant la porte, refusant même de dîner avec moi.

Pourtant, je sais que Mia a raison. Pour qu’elle ait envie de rester, il faut que je lui fasse une place, et pas seulement dans mon lit. Il faut que j’apprenne à lui faire confiance, y compris lorsqu’il s’agit de s’occuper de mon fils. Il faut que j’accepte d’écouter son point de vue, sa vision des choses et ne pas toujours tout vouloir décider seul.

Dans la nuit, je mettrai mon orgueil dans ma poche et me confondrai en excuses auprès d’elle, par textos interposés. Je lui dirai tout ça, qu’il me faut réapprendre à vivre à deux, à partager, que je n’en ai plus l’habitude, ça fait si longtemps… Je lui dirai que je m’en veux, qu’elle me manque. Je lui dirai que je l’aime aussi. Surtout que je l’aime. Que je suis bourré de défauts, mais que je l’aime…

***

Nos retrouvailles, aussi intenses que passionnées vers les 2 heures du matin. Nous nous sommes déjà dit tout ce que nous avions à nous dire. Alors les gestes plutôt que les mots. Deux corps impatients dans la pénombre du vestibule. Un fougueux baiser en guise de réconciliation, nos langues qui se lient et délient avec délectation. Elle est mon souffle, je suis le sien… Que dire de ses bretelles tombantes mouillées de pluie qui me livrent cette vue panoramique plongeante sur les attributs de sa féminité ? Je suis fou d’elle, il m’est impossible de lui résister. Elle est tellement belle ! Sa façon d’être à la fois si forte et si fragile me chavire. Elle est parfois pleine d’assurance, une véritable femme fatale puis, comme si elle était prise d’un doute, se fait plus candide. Sa sensualité, dont elle ne semble pas avoir conscience, me donne envie d’elle, encore. Et c’est enivré de ce désir qui me consume que je fais glisser le tissu imprimé de sa robe sur ses hanches, que je contemple de mes yeux, de mes mains, de ma bouche, sa poitrine magnifique, désormais complètement dénudée. Le soupir de contentement qu’elle émet alors sous mes caresses fait monter le désir, mon désir qui devient trop intense. Je ne vais pas pouvoir résister longtemps.

La moiteur torride de nos peaux qui s’épousent presque trop violemment, tandis que je la plaque contre le mur. Elle s’accroche à mes épaules comme une naufragée, alors j’entre en elle sous ses gémissements d’extase. Cœur à cœur haletant au rythme syncopé de mes va-et-vient qui s’accélèrent, nous sentons le plaisir monter. Enfin, nous nous libérons dans un cri d’orgasme qui secoue nos corps et nous laisse haletants. Et je compte bien tout faire pour que ce ne soit pas le seul de la nuit…

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