Chapitre 11

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"La Galoppaz", Curienne

Le portail électrique s’ouvre sous l’impulsion de ma télécommande et Isabelle gare ma Béhème à proximité de la Giulietta de Mathieu. Qu’est-ce qu’il fait là ?

En descendant de voiture, je l’aperçois en grande conversation avec Cathy sur le perron, et à mesure que je m’avance, soutenu par ma secrétaire, ils m’interrogent du regard.

— Bonjour Isabelle. Eric.

— Bonjour Monsieur Pontin, Madame Valensky…

— Alors ? me demande de but en blanc mon ami.

— Alors ? Alors c’est un champ de ruines, il va y en avoir pour des semaines !

— Il va falloir que tu fasses du ménage dans ta vie, vieux, parce que si tu continues à l’orchestrer comme un film de Melville [7], tu cours à la catastrophe. Tu sais comment ça finit toujours, un Melville ? Par une tragédie. C’est ça que tu veux ?

— Au lieu de déblatérer des conneries de comptoir, tu ferais mieux de te rendre utile en raccompagnant Isabelle chez elle…

— Bien sûr… Mais toi, ça va comment ?

No comment

— Tu veux que je reste ?

— Non. Occupe-toi d’Isabelle, c’est tout ce que je te demande.

— Je peux très bien rentrer en taxi, vous savez…

— Isabelle, tu m’as reconduit jusqu’ici et je t’en suis reconnaissant. Il est donc hors de question que tu prennes un taxi pour t’en aller de chez moi !

Je ne laisse à personne l’opportunité de répliquer. Je me dirige vers mes appartements dans lesquels je choisis de m’isoler.

Allongé sur mon canapé, je sors mon paquet de cigarettes de ma poche et m’allume une Stuyvesant avec le cadeau de Mia. Je ferme les yeux un instant avant de les rouvrir presque immédiatement. J’observe le briquet bon marché sous toutes les coutures, joue avec sa molette. En me remémorant la scène, je me rends compte que j’ai été odieux avec elle alors qu’elle n’est pas directement responsable du saccage de L’Atelier, qu’elle n’est qu’une victime, comme moi. Il faut que je la revoie, absolument. Je n’imagine pas ne pas la revoir. Je dois la retenir. La retenir…

Je me relève, écrase ma clope dans le cendrier et parcours le répertoire dans lequel je note les numéros de mes contacts les plus importants. Bien m’en a pris, au vu de l’état pitoyable de mon smartphone. Je compose donc le numéro de Mia sur le cadran de mon fixe et attends qu’elle décroche. Au bout de la cinquième sonnerie, elle finit par prendre la communication.

— Mia ? C’est Eric… Eric Ferraz à l’appareil, je ne vous dérange pas ?

— Oh ben non, vous pensez ! J’ai soudainement un énorme trou dans mon emploi du temps…

L’attaque est sous-jacente mais son cynisme manque de conviction. Elle semble plutôt abattue.

— J’ai… J’ai été excessif tout à l’heure avec vous. Sous le coup de la colère, vous comprenez ?

— Quelque part, je crois que oui, se reprend-elle, moins agressive.

— Et dans cet accès de colère, j’ai omis de vous remercier. Pour votre cadeau. Ça m’a touché, vraiment…

— …

— Mia ? Vous êtes là ?

— Je vous écoute, oui, mais ces remerciements posthumes me surprennent quand même un peu, après tout ça.

— Vous savez, je ne présente quasiment jamais mes excuses…

— Parce que c’en est ? Alors effectivement, votre marge de progrès en ce domaine est immense. Vous voulez que je vous dise ? En matière d’excuses, vous êtes à chier !

Elle est faussement en colère mais son ton est plus chaleureux, je serais même prêt à parier qu’elle sourit.

— Je sais que je ne suis pas bon dans ce domaine-là ! Alors je vous donne rendez-vous chez moi en début de soirée pour un petit dîner de débriefing. Pour mettre les choses à plat en quelque sorte.

— Euh… Chez vous ? Mais je ne sais pas où c’est, chez vous !

— Eh bien débrouillez-vous pour le découvrir, vous avez bien enquêté sur le reste ! Et puis, visiter ma demeure, ça ne pourra qu’étayer votre documentation défaillante sur ma personne. Car quand on étudie quelqu’un, il ne faut jamais négliger son environnement intime…

Je raccroche promptement sur ce sous-entendu que je souhaite prometteur pour qu’elle ne puisse pas se défiler. En espérant qu’elle vienne et me laisse une chance…

***

Le coup de fil m’a cueillie en plein départ. La valise encore à la main, je reste plantée dans le hall de l’immeuble comme une idiote, à essayer de comprendre ce qu’il vient de se passer. Comment peut-il m’appeler comme ça, après notre dernier face à face ? Pourquoi veut-il me revoir alors qu’à cause de moi, ce qui comptait le plus à ses yeux - ou presque - a été détruit ?

Incapable de réfléchir, je me laisse glisser sur le carrelage blanc et froid de l’entrée. Je serre ma tête entre mes mains à m’en faire mal. Pourquoi suis-je obligée de n’exister que dans la douleur ? Pour moi, une histoire d’amour ne peut pas être simple. Sitôt qu’elle le devient, je gâche tout. Non pas par envie, mais par réflexe. Un réflexe de survie. Parce que "nous", c’est Louise et moi. Et personne d’autre. "Nous allons nous en sortir, nous allons avancer, nous allons changer." Cela fait des années que je conjugue tout au pluriel. Mais ces histoires sans avenir, c’est ce qui me permet de me sentir vivante. Parce que tant que je cherche celui qui me fera vraiment vibrer, qui me révélera à moi-même, c’est que je respire encore. C’est ma façon de rester ancrée au sol, de puiser l’énergie pour devenir celle que j’aspire tant à être : une jeune femme heureuse et épanouie.

Sauf que cette fois, je suis bien trop paralysée pour oser passer du jeu au réel. Du fantasme au concret. Mais si Eric était fait pour moi ? Si j’étais faite pour Eric ? Et si mon cœur était déjà entre ses mains ? Depuis le début, je suis incapable de me l’expliquer, pourquoi je pressens que c’est lui, mais je ne parviens pas à me l’enlever de la tête. Je l’ai dans la peau, il est partout en moi. C’est une évidence, je dois aller à ce rendez-vous.

***

Pendant que je m’attelle à la préparation du dîner de ce soir, le téléphone fixe de la cuisine se met à sonner. Je décroche, passablement irrité d’être interrompu.

— Ouais, Ferraz, j’écoute !

— Ah ben on sent tout de suite au ton de ta voix qu’un coup de fil te fait plaisir. Ça me donne même envie de raccrocher direct !

— Excuse-moi, Mat’, j’étais occupé…

— J’ai cru comprendre, oui…

— T’appelle pour quoi ?

— Oh juste comme ça, pour parler de la pluie et du beau temps…

— Arrête de me faire marcher, accouche bordel !

— T’es vraiment d’une humeur de chien aujourd’hui ! Déjà que tu m’as proprement éjecté de chez toi…

— J’ai connu des jours meilleurs, figure-toi. Et puis, il fallait bien que je fasse raccompagner Isabelle.

— Et tu t’es dit : "Tiens, l’autre naze est là, autant qu’il serve à quelque chose !"

— Non mais t’as pas bientôt fini avec ta susceptibilité à deux balles ?

— Ouais, n’empêche que c’est pas tous les jours Byzance d’être ton pote…

— Pourquoi, Isabelle t’a fait des avances ? plaisanté-je.

— C’est ça, fous-toi de moi en plus ! Non, pas du tout, mais c’est vraiment une nana qui gagne à être connue, tu vois. Pas prise de tête pour deux sous, elle m’a même payé un café.

— Et ?

— Et rien du tout, pour qui tu me prends ?

— C’est toi qui me dis qu’elle gagne à être connue, alors je sais pas, j’imaginais que…

— Cette fille est dingue de toi, Eric, ça crève les yeux ! Pas ouvertement bien sûr, mais tu es son principal sujet de conversation.

— Et après ?

— Et après rien, c’est juste pour te dire qu’elle a tout de la compagne idéale, bien plus clean que ta "petite serveuse" qui t’apporte tout un tas d’emmerdes corollaires.

— Pourquoi, t’as trouvé des trucs sur elle ?

— Non, Mia Parker n’a aucun casier. Mais ça ne la rend pas plus fréquentable pour autant. D’ailleurs, j’ai branché un détective sur la miss, tu sais, celui que j’avais engagé pour filer Estelle du temps où je croyais qu’elle me trompait.

— Non mais tu vas pas bien ! C’est pas non plus l’ennemi public numéro un, cette fille !

— Je m’inquiète pour toi, vieux. Depuis que tu me parles de cette nana, tu tournes pas rond. Pire, tu t’es mis à ressasser ton passé avec Jen’. Et ça c’est pas bon, pas bon du tout. Faut que tu prennes le large, que tu fasses définitivement ton deuil en fréquentant d’autres meufs. Parce que cette relation-là est toxique. Malsaine même. Tu crois pouvoir être heureux avec elle parce que c’est la copie parfaite de Jenny, mais elle, dans tout ça, en tant que femme, tu en fais quoi ? Ton fantasme, la réalité, toute cette merde finira par vous exploser à la gueule un jour ou l’autre, quand tu te rendras compte que ce n’est pas elle que tu aimes, quand elle se rendra compte qu’à travers elle, tu fais l’amour à un fantôme. C’est le bordel dans ta tête, et c’est pour ça que je te dis ça, parce que tu risques gros à t’amouracher d’elle.

— Mat’, on est amis toi et moi, alors je vais jouer la franchise : ce que tu penses de Mia, de ma relation avec elle, je m’en contrefous. T’es pas à ma place, t’as jamais aimé comme moi j’ai aimé, et comme j’aime actuellement.

— On est amis, c’est vrai, les meilleurs amis du monde même, presque des frères, mais il y a des choses sur moi que tu ignores. J’ai aimé et j’aime encore, bien plus que tu ne le crois.

— Qui ça, Estelle ?

— Non, quelqu’un d’autre. Depuis longtemps. J’ai fait une connerie, alors ça n’a jamais pu se faire. Mais tu vois, en matière de ratage, j’en connais un rayon. Et je te le redis : tu te plantes complètement de route si tu poursuis avec cette nana.

Mathieu n’a peut-être pas complètement tort, mais si je ne tente rien, je m’en voudrai toute ma vie de ne pas avoir osé avec cette femme. Il n’y a qu’avec elle que j’ai envie d’être. Mia est un mystère à part entière et alors ? Et si c’était ça au fond qui m’attirait le plus chez elle ? Et si elle était la seule femme au monde à pouvoir me réveiller de ma léthargie post-Jen’ ?

— Possible, répliqué-je après réflexion, mais c’est moi que ça regarde.

— Sauf quand tu me demandes de me renseigner sur elle parce que tu t’es bastonné avec son mec et que tu ne sais pas s’il y est resté ou non !

— Et t’as des news là-dessus ?

— Rassure-toi, pour l’heure, aucune enquête pour homicide n’a été ouverte par le parquet de Chambéry, tu peux dormir tranquille…

Les renseignements glanés par mon meilleur ami me soulagent d’un sacré poids sur les épaules. Et ce soulagement est très perceptible à l’autre bout du fil :

— Ça y est, t’es rassuré ?

— Tu n’imagines pas à quel point !

— Si j’ai pu te rendre service…

— Je te revaudrai ça, mon pote, promis…

— Ben étant donné que je n’ai pas prévu de liquider qui que ce soit dans les prochaines quarante-huit heures, rien ne presse, t’inquiète !

— N’empêche que tu m’enlèves une foutue épine du pied…

— Ça sert à ça les amis, non ? Et puis, je suis sûr que t’aurais fait la même chose pour moi si je te l’avais demandé.

— Bien sûr, vieux frère, cela va sans dire…

— Mais ça va mieux en le disant, pas vrai ? s’esclaffe Mat’ dans le combiné, fier de son bon mot.

— Exact ! finis-je par sourire à mon tour. Mais au fait, tu ne devrais pas être en train de bosser au lieu de mobiliser ma ligne avec tes pauvres blagues ?

— Hey, j’ai le droit d’avoir une pause syndicale, non ? A moins que ta remarque désobligeante à propos de mon emploi du temps ne soit la façon la plus polie que tu aies trouvée de mettre un terme à notre conversation…

— T’as tout compris, vieux, parce que j’ai un dîner de prévu et que je suis en plein préparatifs !

— Un dîner ? Avec cette Mia ?

— Joker…

— Non, Eric, tu ne peux pas faire ça, enfin ! Eric !

— Ciao amigo !

Je raccroche sans le laisser rétorquer pour me convaincre. Mathieu désapprouve ce rendez-vous mais je ne veux plus entendre ses arguments. Il juge Mia sans la connaître. Et puis, de toute manière, ça fait longtemps que mon cœur a pris les commandes de mon existence. Et il ne voit que Mia…

***

Le jour commence tout juste à décliner lorsque j’arrive chez Eric. Après avoir laissé ma voiture sur le bas-côté et remonté la voie communale à pied, je marque un temps d’arrêt. L’air frais me fait du bien, il me permet de réfléchir avant le grand face à face. Nerveuse, je lisse à nouveau les plis de ma jupe et réajuste ma veste en jean. Je n’ai eu aucun mal à dénicher son adresse sur internet, mais maintenant que je me retrouve face à l’imposant corps de ferme, les interrogations resurgissent. Qu’est-ce que je fais là ?

J’avais décidé de partir, de m’éloigner de tout ce qui me fait du mal, alors pourquoi ai-je le doigt sur cet interphone ? La réponse est évidente, j’ai besoin de comprendre. De percer le mystère qui entoure cette relation si particulière entre Eric et moi. Je ferme les yeux, respire un grand coup et appuie sur le bouton. De longues secondes s’écoulent avant que les grésillements ne se transforment en voix. Et pas n’importe quelle voix, un petit filet aux intonations enfantines que je reconnais aussitôt : Tristan.

— Bonsoir, qui est là ?

— Bonsoir, c’est Mia. Mia Parker.

— Oh… Papa ! Papa ! C’est Mia !

L’agitation joyeuse laisse place à un lourd silence. Je guette un mouvement derrière la grille en fer forgée, mais rien.

— La porte est ouverte, entrez, je vous en prie, reprend une seconde voix.

— D’accord, merci !

Timidement, je franchis le portail et avance dans l’allée qui mène aux appartements d’Eric. La végétation qui borde le chemin gravillonné est structurée et bien taillée. Un vélo d’enfant traîne sur le côté, seule trace de désordre. Une goutte d’eau me surprend et vient s’échouer sur ma joue. Je cours me réfugier sur le perron alors que le climat ambiant bascule en pluie drue. Les mains sur les genoux, j’essaye de retrouver une contenance. Je n’ai pas le temps de frapper que déjà la porte s’ouvre sur ma pauvre silhouette essoufflée. Il devait guetter mon arrivée. Je me redresse aussitôt, dans un réflexe de respect envers mon patron. Sauf qu’en théorie, il ne l’est plus. Gênés, nous restons plantés l’un en face de l’autre à nous observer pendant de longues secondes. Eric finit par briser le silence.

— Vous êtes ravissante ce soir.

— Parce que d’habitude, je ne le suis pas ?

— Euh… Si… Ce n’est pas ce que…

J’ai réussi à le troubler. C’est comme si ces dernières heures n’avaient jamais existé entre nous. Je lâche un petit rire pour lui montrer que je plaisante. Il fronce les sourcils et se détend presque immédiatement. Son sourire est tellement lumineux. Comment peut-il m’offrir autant de chaleur après ce qu’il a vécu aujourd’hui ? Après ce que je lui ai imposé de vivre… D’un geste de la main, il m’invite à entrer. Je le suis, remarquant au passage son jean foncé qui dénote de ses tenues strictes de responsable de restaurant, sa chemise en soie bleu pâle, assortie à ses yeux. Sa beauté me paralyse l’esprit, à tel point que je ne prête même pas attention au décor qui m’entoure. Il n’y a que lui, et moi qui gravite autour.

— Puis-je prendre votre veste ? Et peut-être vous proposer quelque chose à boire ?

Sa voix me sort de mes pensées.

— Hum, oui, merci. Un jus de fruit, vous avez ça ?

— Vous ne voulez pas quelque chose de plus fort ?

— Non, je préfère garder les idées claires pour ce soir… lui réponds-je sans vraiment savoir sur quel terrain va s’orienter notre conversation.

Il hoche la tête et s’éclipse. Je m’assieds au bord du canapé, mal à l’aise, comme prête à fuir. L’intérieur de la maison n’a rien à voir avec sa façade extérieure. Je pensais trouver du mobilier rustique, du bois et de la pierre, mais ce n’est pas du tout le cas. On se croirait plutôt dans un loft américain. Le métal brossé se mêle harmonieusement aux couleurs claires, dans une décoration semblable à celle des magazines les plus chics. De grandes photographies artistiques en noir & blanc, rares pour la plupart et liées au monde du cinéma, égayent sobrement la pièce. Poussée par la curiosité, je me lève et parcours le salon. Une vitrine en particulier attire mon attention. Des objets s’y entassent pêle-mêle, des souvenirs de Venise et d’autres voyages, des cadeaux, des morceaux de vie. Et au milieu, un œuf de Fabergé. Je pose ma main contre la vitre, attirée par son éclat. Une voix ingénue me fait alors sursauter.

— Le gros œuf au milieu, c’est un cadeau de ma maman à mon papa, juste avant leur mariage…

Une petite tête se dessine, à peine dissimulée derrière l’angle d’un mur. Ce n’est pas n’importe quel œuf, je le sais. C’est celui des Faulqueroy…

— Il est très joli, ton papa a beaucoup de chance ! fais-je, un brin songeuse en me figurant tout ce qu’il représente.

— Moi, je trouve ça plutôt moche, mais il paraît que c’est précieux. Papa ne veut pas que je m’en approche.

— Et c’est bien normal ! Tu as suffisamment de jouets pour ne pas toucher à ça ! le gronde gentiment son père en revenant, un plateau garni en équilibre sur sa main.

L’enfant rit lorsqu’Eric lui frictionne la tête avec affection. Sa curiosité me rappelle celle de la gamine que j’étais, sensiblement au même âge, la première fois que cet œuf de Fabergé a croisé ma route. C’était il y a une quinzaine d’années, chez les Faulqueroy. J’allais presque sur mes dix ans…

***

Mes parents m’ont demandé de ne pas bouger, de rester polie et surtout bien sage, parce que ce sont des gens très importants, et qu’il faut leur montrer que je suis bien élevée. Mais ça fait au moins une heure qu’ils discutent dans ce grand salon moderne et froid où je m’ennuie ferme à les écouter distraitement d’une oreille. Parce qu’ici, il n’y a rien à faire. Pas de télé, pas de jeux, pas d’autres enfants de mon âge… Alors, pour passer le temps, j’imagine l’histoire de ce gros bonhomme, celui qui est peint sur le tableau en face de moi. La dame qui nous reçoit remarque mon intérêt pour ce portrait. Non pas que je le trouve beau, mais il me permet de me projeter ailleurs, loin du monde de ces adultes qui m’indiffèrent.

— Tu te demandes qui c’est, hein, ce monsieur représenté sur la toile ?

Je hoche la tête, affirmative, uniquement pour avoir l’impression de compter un peu, moi qui suis si transparente aux yeux de mes parents.

— C’est Gustave Faulqueroy, l’un de nos glorieux ancêtres. Il a beaucoup voyagé, notamment pour commercialiser les cloches de sa fabrication dans le monde entier. Tu aimerais voir ce qu’il a ramené d’un de ses séjours en Russie ?

— Oh oui, Madame ! réponds-je par pure politesse.

— Viens, petite, suis-moi…

"Petite". Il y déjà tellement de condescendance dans sa voix, elle qui n’est pas fichue de retenir mon prénom alors que je connais celui de sa fille : Jennifer. Pourtant, je ne l’ai jamais rencontrée. Elle doit être trop grande à présent pour continuer à vivre ici. Remarque, si moi aussi j’avais grandi entre ces murs, j’aurais tout fait pour partir au plus vite. Jennifer, la petite poupée modèle que mon père a toujours érigée en exemple, n’est finalement peut-être pas aussi modèle que ça. Si ça se trouve, elle aussi étouffait ici, comme moi !

Après avoir parcouru un dédale de couloirs aussi impersonnels que désertiques, à peine décoré de toutes ces austères figures d’ancêtres familiaux, nous pénétrons dans une minuscule pièce baignée de lumière artificielle. Et au centre de cette pièce trône un drôle d’œuf, assez gros. Hypnotisée par son éclat et l’aura qu’il dégage, je ne le quitte pas des yeux et commence même à en approcher ma main. Immédiatement stoppée par Madame, subitement plus hautaine encore qu’elle ne l’était jusqu’à présent.

— N’y touche pas, malheureuse ! C’est un trésor inestimable, seul rescapé impérial de la Révolution Bolchevique…

La grande dame s’interrompt devant mon regard interrogateur.

— Je sais que tu es trop jeune pour comprendre, mais c’est un bijou de princesse. Gustave Faulqueroy, l’homme du tableau dans le salon, l’a ramené dans notre famille il y a près de soixante-dix ans, tu te rends compte ? Alors il ne faudrait pas le faire tomber, ni l’ébrécher. Il est le symbole de notre famille, de sa puissance, et il n’y a que les membres de cette famille qui sont autorisés à se le transmettre de génération en génération…

***

Les paroles de Marie-France Faulqueroy me resteront longtemps gravées en mémoire, jusqu’au jour des obsèques de mon père. Ce jour où elle représentait l’entreprise par laquelle il avait péri : La Fonderie Faulqueroy-Delors.

***

— Mais enfin, maman, pourquoi ne m’as-tu pas laissée lui répondre à cette pimbêche, avec son discours sans âme ?

— Parce que ton père ne l’aurait jamais voulu de son vivant. Les Faulqueroy, leur société, il y a consacré toute son existence. Alors, ce discours en sa mémoire, c’est un juste retour des choses…

— Un juste retour des choses ? Bon sang, mais regarde la réalité en face, maman : en ignorant son diagnostic sécuritaire et ses recommandations, ils l’ont littéralement assassiné !

— C’est un combat perdu d’avance, Mia, ils ont les moyens de se payer les meilleurs avocats du barreau…

— Parce que quand t’es blindé de tunes, tu peux tout te permettre, c’est ça ? Eh bien moi, je ne suis pas d’accord ! On va les assigner en justice pour qu’ils répondent de leur négligence…

— Non, Mia, je te l’interdis ! Et ton père serait de mon avis ! On leur doit tout, aux Faulqueroy, notre train de vie, l’éducation qu’on a pu te donner…

— Alors faut s’aplatir devant eux comme des vassaux devant leur seigneur ? Faut se résigner à n’avoir que les miettes qu’ils auraient, de toute manière, jetées à la poubelle, qu’on soit là ou pas ? Ben tu vois, maman, moi je ne suis pas comme toi, résignée, faible. Une vraie lâche même face aux infidélités de ton mari !

— Tu n’as pas le droit de me juger, tu n’étais pas dans notre couple, tu ne sais pas combien le temps peut éroder une passion amoureuse… Mais on s’est aimé, ton père et moi, bien plus fort que tu ne le crois ! Si tu n’as jamais été amoureuse, tu ne peux pas comprendre…

— Arrête de me prendre pour une gamine, maman, je sais depuis longtemps ce qu’est l’amour et j’y ai renoncé depuis lors. Parce que je ne veux pas finir comme toi, soumise et humiliée. Allez, maman, cesse de tout accepter, même l’inacceptable, et bats-toi avec moi ! Bats-toi contre les Faulqueroy…

***

Faulqueroy-Delors. Un nom juxtaposé au leur sur une enseigne ou des cartes de visite, c’est tout ce que nous étions. Des petites gens qui ne faisaient pas le poids contre eux. Contrairement à ce qu’a toujours pensé ma mère, nous ne leur devons rien. Parce qu’ils ont exploité mon père et pris jusqu’à sa dignité pour ne jamais perdre la face.

Je ne montre rien à Eric de mon trouble devant ce qu’évoque pour moi cet œuf de Fabergé. Mais ma fascination pour cet objet est intacte. Et s’il a gagné la vitrine d’Eric, c’est que celui-ci, en dépit de ses qualités humaines, fait bel et bien parti du Clan Faulqueroy…

— C’est une sorte de bijou de famille fait d’or et de bouleau de Carélie, précise mon hôte, passionné par son sujet. Mon épouse le tenait de son père, qui lui-même le tenait de son père et ainsi de suite… Je crois qu’il avait été acquis dans les années 30, lors d’une vente aux enchères. Mais ça doit sûrement vous ennuyer toutes ces histoires…

— Non, pas du tout ! Continuez, je vous prie…

Je veux tout savoir. Tout savoir de ce symbole de la dynastie Faulqueroy.

— Allons nous asseoir, s’interrompt-il, nous serons mieux pour poursuivre. Tristan, tu peux mettre la chaîne hifi en sourdine s’il te plaît ? J’espère que ça ne vous dérange pas, le silence n’a jamais été un bon compagnon pour moi…

Un air jazzy emplit délicatement la pièce. Avant de s’installer face à moi sur le fauteuil en cuir brun, il nous sert à chacun un verre : bière blonde pour lui et jus d’oranges maison pour Tristan et moi.

— On trinque ?

— Euh… Oui, pourquoi pas ? me répond-elle un peu embarrassée, assise sur le bord du canapé, comme prête à s’enfuir à la moindre anicroche, méfiante.

— A nous. J’essaierai de faire en sorte, à l’avenir, de ne plus vous juger responsable des actes d’un autre…

Nos trois verres tintent. Mon fils ne comprend pas l’allusion mais s’en moque éperdument. Il pioche sans aucune retenue dans les mignardises que j’ai préparées et disposées sur la table basse.

— Tristan ! Tu pourrais en proposer à notre invitée avant de te servir…

— Oups pardon !

— Ce n’est rien, c’est un enfant, ce n’est pas grave…

— Allez-y, laissez-vous tenter. Ne connaissant pas vos goûts culinaires, j’ai composé plusieurs assortiments d’amuse-bouches susceptibles de vous plaire…

— C’est gentil à vous, me concède-t-elle en se servant et dégustant à son tour.

Je l’observe, la détaille des pieds à la tête mais elle n’a pas l’air de s’en rendre compte. Son regard est comme happé par la vitrine. Alors, pour capter son intérêt, je relance ce sujet qui paraît tant l’intéresser.

— Vous connaissez l’origine des œufs de Fabergé ?

— Vaguement, réplique-t-elle évasivement en reportant son attention sur moi.

— Celui-ci a une histoire encore plus particulière que les autres. Commandé par le tsar Nicolas II et son épouse Alexandra Feodorovna, qui devaient l’offrir à leur fille Maria, il s’agissait en fait d’un écrin qui renfermait une surprise : un éléphant mécanique, décoré de huit gros diamants et de soixante et un plus petits, que l’on remontait avec une clé, sertie elle-même de diamants et gravée MF. Sauf que la Révolution d’Octobre éclata et que la surprise disparut, probablement dérobée par un soldat.

— Seuls l’œuf et la clé ont survécu ?

— Oui, assuré-je. Récupérés par le Musée Rumyantsevsky, ils furent revendus quelque dix ans plus tard par le gouvernement soviétique à des acheteurs étrangers.

— Ouais ben en tout cas, moi j’en aurais pas voulu parce que c’est trop nul comme cadeau !

La réflexion de mon bonhomme semble sortir Mia de sa béatitude, et elle finit par en sourire.

— Tu sais, en 1917, ça devait être un très joli cadeau.

— Que voulez-vous, mon fils n’a d’yeux que pour sa Play Station !

— C’est de son âge…

Mon invitée grignote encore distraitement, la coupelle se vide doucement, mais elle ne fait aucun commentaire sur la qualité de mon apéritif. J’espère malgré tout que la suite va la séduire…

Je n’arrive pas à me concentrer sur la conversation. Mes yeux font sans cesse des allers-retours vers ce fameux œuf, cette œuvre d’art à part entière. Nul doute qu’il pourrait nourrir tout un pays du tiers-monde, mais au lieu de ça, il reste caché dans cette vitrine, perdu au milieu d’autres babioles plus ou moins sans valeur. Un héritage auquel on prête à peine attention, un souvenir. Une pointe de nostalgie dans une maison qui en est remplie. Je bouillonne à l’intérieur, retournant des chiffres dans ma tête, essayant de me remémorer mes cours des Beaux-Arts. Combien peut-il coûter ? Quelques millions d’euros ? Eric en a-t-il seulement conscience ? Le regarde-t-il comme moi je le regarde ? Peut-être que personne n’y tient vraiment. Non, il faut que je pense à autre chose. Je tente de reprendre le fil de la soirée.

— Et si nous passions à table ? propose Eric.

— Ouais !!! Chouette, un bon repas ! s’écrit Tristan.

— Pas toi, mon grand ! Tu prends ton assiette dans la cuisine et tu files dans ta chambre !

— Mais c’est pas juste, je veux rester avec vous… gémit le petit garçon.

— Ça ne me dérange pas vous savez, lâché-je distraitement.

— Mia est d’accord, allez dis oui papa, s’il te plaîîît !

— C’est hors de question, les adultes ont besoin de discuter entre eux, alors tu obéis !

Croisant les bras dans une attitude enfantine de colère, Tristan s’en va en ronchonnant. Pauvre gamin ! Ça ne doit pas tous les jours être facile d’avoir un père aussi autoritaire qu’Eric ; il n’y a pas qu’à L’Atelier qu’il joue au grand patron ! En même temps, en tant qu’ultime descendant de la lignée Faulqueroy - bien qu’il n’en porte pas le nom - Tristan ne pourra probablement guère choisir son avenir : reprendre le restaurant créé par son paternel ou La Fonderie de son grand-père. Pourtant, il a plutôt l’esprit rêveur, à des années-lumière de ce qu’on attend d’un chef d’entreprise. Et s’il est comme moi, artiste, il n’aspirera qu’à une seule chose : la liberté. Loin des carcans d’une éducation trop stricte où tout vous est toujours imposé. Et quand on a l’âme rebelle, on a souvent tendance à prendre la tangente pour suivre sa propre route. Intérieurement, je compatis pour lui et espère vivement qu’il saura de lui-même tracer son chemin.

Eric et moi nous retrouvons seuls, debout au milieu du salon, de nouveau mal à l’aise. D’un petit geste de la tête, il m’indique une table bien dressée. Je le suis, le sourire contrit, laissant la vitrine et l’œuf derrière moi avec un léger pincement au cœur.

Des pensées toutes plus folles les unes que les autres continuent de me traverser l’esprit. Pourquoi le destin a-t-il placé cette solution miraculeuse devant mes yeux, là maintenant ? Pour que je m’en empare ? Pour que je m’approprie le symbole de la toute-puissance Faulqueroy, parce qu’en vérité il me revient de droit, parce qu’il m’appartient autant à eux ? Pour que j’en fasse ce que bon me semble : délivrer Louise de son addiction et intenter un procès à La Fonderie Faulqueroy-Delors ? Il est certain qu’avec cet objet en ma possession, je pourrais tirer définitivement un trait sur mes problèmes et enfin tourner la page, changer de vie. Mais ai-je seulement le droit d’y songer ? A l’instant même où Eric me tend la main ?

— Il serait peut-être temps de parler de ce qui s’est passé, vous ne croyez pas ? hasarde-t-il soudain en me conviant à m’asseoir en face de lui.

— Que voulez-vous en dire ? Franck est un monstre et si je n’avais pas été là, votre route n’aurait jamais croisé la sienne. C’est tout…

— Je crois que vous vous donnez un peu trop d’importance dans cette affaire.

— Comment ça ?

— Il est vrai que la destruction de mon restaurant est un sale coup, mais personne n’y peut rien. Votre présence dans ma vie, par contre, ce n’est pas un hasard…

— Je ne suis pas sûre de comprendre…

La panique commence à s’infiltrer dans mes veines comme un poison brûlant. Qu’essaye-t-il de me dire ? Aurait-il découvert la vérité ? Non, c’est impossible… Personne n’est au courant de mon histoire familiale. Pas même Louise. Sa main se déplace sur la table pour venir se poser sur la mienne. J’ai l’impression que l’atmosphère vient de basculer. Son regard se fait aussi plus pénétrant, plus direct. Les chandelles dansent dans ses prunelles. Je ne maîtrise plus rien et ça me fait peur. Serait-il en train de me faire du charme ? Je pensais venir pour une explication et je me retrouve au milieu du mélo romantique dont j’ai tant rêvé. Mais il y a l’œuf, il y a ma vie en miettes. Et il y a lui. Si ça continue, je vais exploser en plein vol. Le souffle court, je retire ma main pour la poser sur mes genoux. Il faut que je me sorte de là.

Elle a retiré sa main. Pour dissiper la gêne et le silence pesant qui s’installe, malgré la musique douce qui s’échappe toujours de la stéréo, je lui sers d’autorité mon entrée : légumes d’été et queues d’écrevisses en vinaigrette d’agrumes, accompagnés d’un fromage frais aux herbes. Bien sûr que je doute, que je ne suis pas sûr qu’elle soit dans les mêmes dispositions que moi pour faire évoluer notre relation vers quelque chose de plus personnel, de plus intime. Mais il y a eu le musée, la galerie d’Isaac, le bowling, le verre pris ensemble au Cosmo, son petit cadeau à mon attention, le briquet à l’effigie de Sanson, la flamme dans ses yeux parfois, celle qu’elle ne parvient pas toujours à dissimuler. Autant de signaux envoyés à l’homme que je suis pour que je me décide à faire le premier pas… Enfin, je crois. Après quelques politesses d’usage, je tente donc de reprendre le fil de la conversation pour l’emmener où je le souhaite.

— J’y ai réfléchi tout l’après-midi. Je pense que tout ceci n’est pas fortuit. Que votre entrée dans mon existence, la destruction de L’Atelier sont des signes du destin. Comme une alerte pour m’inciter à changer de cap, à ne plus exclusivement me tourner vers ma vie professionnelle. Je suis plutôt d’un naturel cartésien mais… Si mon meilleur ami était là, il me dirait que ça fait longtemps que j’aurais dû lâcher prise. Je ne sais pas grand-chose sur vous, et pourtant, je me dis qu’on a beaucoup à s’apporter mutuellement, vous et moi.

Elle détourne les yeux.

— On a tous une carapace, Mia. Moi le premier. Mais c’est parfois tellement lourd à porter, ça isole tellement du reste… Essayez de lâcher prise, vous aussi. Avec moi. De me faire confiance. J’ai un caractère exécrable, c’est vrai, je suis bourré de défauts, has been peut-être avec mes goûts d’un autre âge… Seulement, si vous ne laissez la porte ouverte à personne dans votre vie, vous finirez seule vous aussi. Comme moi…

Elle cherche derrière la baie vitrée quelque chose à quoi se raccrocher. Quelques secondes supplémentaires de réflexion avant de me répondre droit dans les yeux :

— Elle est délicieuse, votre entrée…

Un sourire laconique. Un vent. Je me sens ridicule de la draguer aussi ouvertement. Si Mathieu me voyait, il me dirait que j’ai sacrément perdu la main… Embrayer sur quelque chose d’anodin pour ne pas laisser le silence revenir, s’imposer entre elle et moi.

— Un peu de champagne ?

— Ce ne serait pas très raisonnable !

— Alors ne le soyez pas…

Le dîner se poursuit de façon presque banale. Le plat principal, canettes croustillantes nappées de sauce bigarade et ses accompagnements, succède à l’entrée. Mes talents culinaires font mouche sans toutefois faire pencher la balance dans la direction amoureuse que j’espérais pour nous deux. Alors j’évite d’y aller avec mes gros sabots savoyards et elle finit par se détendre à mesure qu’on s’éloigne de la sphère séductrice qui l’effraie tant.

Qui t’a autant abîmée, Mia, pour te rendre si craintive ?

— Un petit dessert ?

— Je n’ai plus tellement de place…

— Ce n’est pas le genre de chose qu’on refuse à un grand chef étoilé !

Je m’éclipse furtivement pour revenir avec cette pâtisserie qui, j’en suis sûr, ne peut que la faire fondre : mi-cuit au chocolat, framboises poêlées et éclats de pistache. Ma recette exclusive, inégalée dans le monde culinaire. Et si ça la poussait aux confidences ?

Une assiette digne d’un palace atterrit devant moi. J’ose à peine plonger ma cuillère dedans, consciente du privilège que j’ai de goûter à la cuisine d’Eric. Il ne me quitte pas du regard, cherchant sans doute une approbation, un compliment peut-être, mais j’ai peur que le moindre de mes mots ne le fasse espérer. Alors, je mange en silence, profitant du moment. Personne n’a jamais cuisiné pour moi. Encore moins de cette façon. Je connaissais sa renommée, mais elle très loin d’égaler la réalité du grand chef étoilé qu’il est. Chacun de ses plats témoigne de sa virtuosité culinaire, qu’il exerce en artiste, à sa manière. Chaque met, chaque saveur, chaque bouchée dévoile l’amour que le cuisinier y a mis. C’est plus précieux que n’importe quel cadeau. Ma gorge se serre une nouvelle fois. Décidément, ce repas est un véritable ascenseur émotionnel. Je repose mes couverts et ose enfin lever les yeux vers lui. Il n’a pas touché à son dessert. Il est encore et toujours concentré sur moi, alors je me lance.

— Si vous continuez à me fixer comme ça, je vais finir par croire que vous êtes un dangereux psychopathe…

— En amour, il y a toujours un petit grain de folie, non ?

— Sans doute, oui… réponds-je timidement, embarrassée de toutes ces émotions contraires qui m’empêchent de donner libre cour à ce que je ressens vraiment. Mais vous savez, Eric… Comment dire ? Je crois… Oui, c’est ça, je crois que mon estomac est… Tombé amoureux de vous !

— Et votre cœur, lui, que pense-t-il de moi ? s’empresse-t-il de me demander dans la foulée, s’engouffrant dans la brèche, amusé.

Et merde ! Qu’est-ce qui m’a pris de balancer ça ? Je n’ai pas réfléchi, les mots sont sortis tous seuls. Nous revoilà sur la pente dangereusement glissante des sentiments. Les joues en feu, je tente de reprendre le dessus. Qu’attend-il exactement de moi ? Que je lui déclare ma flamme, après tout ce qu’il nous est arrivé ? Je suis incapable de ça. Je ne l’ai jamais été. Le seul homme à qui j’ai accordé ma confiance m’a abandonnée dans un pays étranger, seule et désespérée. Mais je ne peux pas le lui dire. C’est une blessure qui n’appartient qu’à moi. Depuis, je me suis jurée de ne plus me laisser prendre à ce jeu qui se termine toujours mal et détruit toujours tout, tout ce que vous avez en vous jusqu’aux tréfonds de votre âme, alors je m’y tiens. De toute manière, je n’ai plus le temps. Pas depuis Louise. Oui, mais lui ? Il est là, devant moi, prêt à faire tomber mes barrières. Et puis plusieurs fois, je me suis sentie prête… Avec lui. Il suffit que j’entrouvre la porte. Que je le laisse poser un pied dans mon univers.

— Je pense qu’il trouve que vous êtes quelqu’un de très bien. Et que vous méritez mieux que moi.

— Comment pouvez-vous le savoir ? Vous décidez toujours à la place des autres ?

— Probablement oui… C’est un peu l’histoire de ma vie, celle d’une fille qui n’a jamais voulu qu’on décide à sa place…

— Et si vous me la racontiez, cette histoire ?

— Je ne peux pas. Je ne veux pas. Je suis désolée.

— D’accord, je comprends. Peu importe, je n’ai pas besoin de connaître votre passé pour vous aimer.

Cette fois-ci, je m’empourpre complètement. Est-il réellement en train de me faire une déclaration ? Après tous les obstacles, tout le chemin parcouru, nous en sommes finalement arrivés là. Les doutes laissent soudain place à la panique totale. J’ai à la fois terriblement envie de le laisser poursuivre et une conscience aiguë que je dois l’arrêter. Mes mots finissent par sortir, hésitants eux aussi.

— Arrêtez, je vous en prie ! Je ne suis pas celle qu’il vous faut. Je finirais par vous faire souffrir. Je fais toujours souffrir…

— Vous ne pouvez pas savoir, personne ne peut jamais savoir s’il va faire souffrir ou non la personne qu’il aime. Aimer, c’est prendre ce risque, le risque de souffrir ou de faire souffrir, mais peut-être aussi celui d’être heureux et de rendre heureux. Et moi, je le suis davantage depuis que j’ai accepté ce que je ressens pour vous. Et quand bien même je devrais souffrir, je préfère ça à ne rien ressentir du tout. Vous devez comprendre quelque chose, Mia : avant vous, je n’étais qu’une coquille vide. Un fantôme. Mais tout ça, c’est terminé. Vous m’avez rendu à la vie. Et je vous en remercie.

Sa main se pose sur ma joue et cette fois, je ne bouge pas. Cet homme me touche, il ne fait pas semblant. Il se met à nu, se livre sans artifice. Sa sincérité et sa douceur m’émeuvent. Il est un mélange de force et de fragilité, de blessures. Il est comme moi, et pour la première fois, j’ai l’étrange sensation d’avoir trouvé mon âme sœur. Celle qui pourrait me sauver du naufrage de mon existence, celle qui pourrait m’aimer et que je pourrais aimer. Alors j’hésite : lui dire, ne pas lui dire ?

— C’est moi qui devrais vous remercier, Eric. Vous êtes… Tu es…

Sa main recouvre la mienne, nos doigts se mêlent et s’emmêlent. Il y a quelque chose, une flamme nouvelle qui s’éclaire dans ses prunelles. Elle me regarde comme si c’était la première fois. La première fois qu’elle s’autorise à aimer quelqu’un.

— Tu as peut-être l’impression que je veux aller trop vite, et si tu n’es pas tout à fait prête, dis-le moi. Je sais être patient, parfois…

Je souris. La patience n’est pas la plus grande de mes qualités mais par amour, je suis capable de mettre mon impatience de côté. Il faut que j’apprenne à prendre le temps de vivre, à ne plus courir après des chimères.

— J’ai fait des erreurs, des tas d’erreurs, je me suis trompé sur beaucoup de choses, tu sais. Y compris sur moi, sur ce que je croyais être important pour réussir sa vie. Mais au bout du compte, je suis passé à côté de l’essentiel, à côté de tout. Et je n’ai plus envie de ça, j’ai envie de passer du temps avec les personnes que j’aime. J’ai envie d’être avec toi.

Elle me sourit à son tour, cherche mes caresses mais ne répond pas.

Nous ne parlons pas de ce qui pourrait nous séparer, notre différence d’âge, de perception de l’existence, nos goûts, ses secrets… Qui parle de ça au début d’une relation où tout est à construire ? Personne. On se plaît, on s’embrasse, on s’enlace, et au petit matin, si l’envie de poursuivre est toujours là, on continue à se découvrir l’un l’autre. C’est tout. C’est pas plus compliqué que ça. Ma vie, elle la connaît, elle sait qu’il y a Tristan, elle sait que j’ai trente-huit ans, que nos goûts musicaux divergent… Elle sait.

Un boucan d’enfer nous tire brutalement de notre nuage de béatitude contemplative et tactile : c’est Tristan qui déboule comme une flèche depuis l’étage, descendant bruyamment l’escalier avec son portable vissé à l’oreille.

— Papa ! Papa ! C’est Cathy au téléphone. Elle demande si elle peut lancer le café.

Nos mains se quittent prestement et on se compose une attitude neutre qui ne tient guère plus d’une poignée de secondes, avant qu’on ne pique un fou-rire de concert.

— Ben quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit de drôle ?

— Rien, mon grand. Absolument rien !

— Et qu’est-ce que je lui réponds à Cathy alors ?

— Qu’est-ce que tu en penses, Mia ? Tu es partante pour faire la connaissance de mes proches ?

— Tes proches ? C’est-à-dire, ça fait combien de personnes, tes proches ?

— Eh bien, ma sœur et mon beau-frère, ça fait deux, avec ma mère, ça fait trois, et puis Grand-Pierre ça fait quatre. Ils ont tous hâte de te rencontrer.

— Mais, tu leur as déjà parlé de nous ? Enfin, je veux dire, de moi ?

— Ben, en même temps, c’est ma famille…

— Et qui d’autre est au courant ?

— Au courant de quoi ? demande mon fiston. Et puis, décidez-vous, parce que Cathy attend là !

"Au courant de quoi ?", c’est une bonne question. Que se passe-t-il vraiment entre Mia et moi ? Cela a-t-il une quelconque importance ? Est-ce que je ne pourrais pas juste profiter pour une fois du peu qu’elle m’offre ?

— Euh, voyons voir, reprends-je en éludant la question de Tristan, il y a mon meilleur ami Mathieu, Isaac aussi, mais ça tu le sais…

— Tu ne doutes vraiment de rien ! s’exclame-t-elle en me donnant un coup de serviette d’un air faussement courroucé.

— Parce que toi, tu n’en as parlé à personne peut-être ?

— Non ! Bien sûr que non ! Enfin si, un peu, mais là n’est pas la question ! Nous ne sommes pas encore ensemble que je sache, tu n’avais pas à en parler !

— Ensemble ? s’enquiert mon fils. Ça veut dire quoi ensemble ? Ensemble comme des amoureux ?

— Tristan ! Ne te mêle pas de notre conversation, s’il te plaît !

— Moi je veux bien, mais à Cathy, qu’est-ce qu’on lui dit ?

— Alors, Mia, qu’est-ce qu’on lui dit ? T’es d’accord ?

— C’est loin ?

— Juste la porte à côté. Et ce n’est pas qu’une expression…

Elle soupire.

— Oui, après tout, pourquoi pas ?

— Dis-lui qu’on arrive… réponds-je finalement après une courte hésitation à l’adresse de Tristan. Mais qu’on ne restera pas trop longtemps.

— Ouais, trop génial ! renchérit celui-ci.

— Ah ? Parce que tu viens toi aussi ?

— Ben oui ! Il paraît que tonton Anton fait la tronche, mais qu’un petit jeu de console avec moi pourrait lui redonner le sourire…

[7] Jean-Pierre Melville (1917-1973), surnommé l’enfant terrible de la Nouvelle Vague, a réalisé 13 longs métrages entre 1947 et 1972 et a su imposer sa conception du genre policier dans ses films noirs, à contre-courant du style hitchcokien. Son influence cinématographique est telle qu’il est encore aujourd’hui cité en référence par des réalisateurs de renom comme Quentin Tarentino ou John Woo.

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