Chapitre 12

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Je ne sais plus exactement quand tout a basculé. Cela ne fait que quelques minutes qu’Eric et moi évoquons véritablement l’éventualité d’une relation, et pourtant, j’ai l’impression que cela fait des siècles. Des mots m’ont échappé, son espoir les a attrapés et nous voici arrivés à cet instant précis où un nouveau chemin s’offre à nous. Un chemin auquel je ne m’attendais pas du tout. Un chemin que je n’espérais plus. Cet homme m’aime malgré ce que je suis. Du moins, il aime ce qu’il connaît de moi. Je ne suis pas très à l’aise avec l’idée qu’il ignore l’essentiel, mais je tente de donner le change. Après tout, je me sens aussi plus légère. Eric est vraiment celui dont je rêvais, celui qui peut m’aider à porter mon fardeau, celui qui peut changer ma vie. Je ne veux plus lutter contre l’évidence. Mais il est encore un peu tôt pour certains aveux…

La nuit est complètement tombée lorsque nous nous dirigeons vers le domicile de sa sœur. Tristan sautille joyeusement devant nous, alors qu’Eric me serre la main à m’en faire mal. Peut-être a-t-il peur que je m’évapore, tel un rêve au petit matin… Pour le rassurer, je me tourne vers lui et lui offre un sourire sincère. Il a l’air tellement heureux, si différent de l’homme brisé de ce midi. La perspective de me présenter à sa famille doit l’enchanter, lui qui semble si proche d’eux. En ce qui me concerne, c’est surtout l’angoisse qui me ronge l’estomac. Après seulement quelques pas, nous arrivons devant une porte en bois rustique. Tristan est déjà en train de tambouriner le chambranle. Un homme nous ouvre, vêtements basiques et allure débonnaire. Avant qu’il n’ait le temps de dire un mot, une énorme masse sombre me fonce dessus.

— Beethoven, assis ! Tout doux ! ordonne aussitôt Eric au chien.

— Beethoven ? noté-je en flattant l’énorme tête noire ébouriffée dont la langue pend sur le côté.

— Oui, c’est Tristan qui a choisi son nom quand Cathy l’a adopté. Il aimait bien le chien du film, qu’est-ce que c’était déjà ?

— Un saint-bernard, lui réponds-je sans hésiter. Et le vôtre est un bouvier bernois.

— Dis-donc, ton amie s’y connaît drôlement bien en chien ! remarque l’homme appuyé contre l’huisserie.

— Je rêvais d’en avoir un, petite, mais mon père était allergique aux poils d’animaux, alors je me consolais en apprenant par cœur les différentes races.

— Lui, c’est le bouvier de ma frangine. Quand Frimousse, notre cocker, s’est fait écraser par un fourgon il y a de ça plusieurs années, je n’ai pas voulu qu’on le remplace. Seulement, Tristan était trop triste de ne plus avoir d’animal de compagnie. Du coup, Cathy a décidé d’aller en choisir un avec lui dans un refuge. Elle lui a dit qu’il pourrait s’en occuper quand il le voudrait, comme si c’était le sien. Et puis, la petite boule de poils est devenue ce gros mastodonte débordant de tendresse, même envers les inconnus. Pas très efficace comme chien de garde, mais bon…

— Je ne voudrais pas faire mon ronchon, nous interrompt notre hôte, mais je suis vexé d’être présenté après le chien…

— Excuse-moi ! Mia, je te présente Anton, le mari de ma frangine. Et justement, voici Cathy.

Eric me lâche pour aller embrasser la femme qui vient d’arriver. J’en profite pour serrer la main d’Anton, tout en observant Cathy. Elle est petite et menue, maquillage et tenue sobre, de bon goût. Ses cheveux sont un peu plus clairs que ceux de son frère, mais ce qui frappe immédiatement, ce sont ses yeux bleu-vert, presque identiques à ceux d’Eric. Impossible de ne pas voir qu’ils sont de la même famille. J’ai à peine le temps d’assimiler les visages du couple que déjà Cathy se dirige vers moi pour me prendre dans ses bras avec une bonne humeur contagieuse. Elle a l’air si accueillante que je me sens aussitôt à l’aise en sa présence. Sans reprendre son souffle, elle se présente à toute vitesse, si bien que je n’ai pas le temps de placer un seul mot.

— Beethoven, au pied ! Pardonnez ce malotru, j’espère qu’il ne vous a pas importunée. Vous devez être Mia, moi c’est Catherine, mais tout le monde m’appelle Cathy… Je vous en prie, entrez ! Le café est déjà prêt, on va le prendre au salon.

— Cathy, doucement, laisse-nous le temps de respirer ! la taquine son frère.

— Oh oui, désolée ! C’est que je n’ai plus l’habitude de recevoir des gens chez moi…

— C’est très gentil à vous de nous ouvrir votre porte, je suis ravie de vous rencontrer.

— Moi de même. Vous êtes exactement telle qu’Eric vous avait décrite.

Cathy n’en croit sans doute pas ses yeux, mais oui, je ressemble presque trait pour trait à Jennifer. Seulement, si cela semble pour l’heure plutôt jouer en ma faveur, j’ignore encore l’impact qu’aura cette ressemblance sur nos futures relations à plus long terme.

— Merci sœurette, mais Mia n’a pas besoin de tout savoir ! la coupe son frère.

— Au contraire, je serais curieuse de découvrir ce que tu as dit de moi…

— Voyons, voyons, il n’y a pas du café qui refroidit par ici, par hasard ? esquive-t-il.

Il rit et je l’imite, emportée par notre toute nouvelle proximité. Je ne me suis jamais sentie aussi entourée, aussi loin de ma vie. J’ai l’impression de revivre, ou plutôt de renaître. J’aimerais que cette soirée dure pour toujours. Comme une parenthèse pour respirer. Même si je le sais, au petit matin, les rêves s’évaporent toujours…

Nous remontons le long couloir qui conduit au living, Anton et moi devant, et les filles à notre suite. Tristan nous a précédés avec Beethoven depuis longtemps.

— Alors, t’en es où avec ton Massey Ferguson ? m’enquiers-je auprès de mon beau-frère, histoire de faire la conversation, pendant que nos "compagnes" discutent entre elles.

— Bah, toujours au même point. Ils ne fabriquent même plus la pièce ! On essaie d’en trouver une d’occas’, sinon je serai obligé de changer mon engin. Et avec les traites qu’on a sur le dos, sûr que la banque me refusera le crédit…

— Pourquoi tu me demandes jamais ? Je peux t’avancer l’argent au besoin !

— Non… Je te remercie mais non. Certainement pas avec les soucis que tu as en ce moment ! Et puis, je préfère me démerder tout seul.

— Tu connais Anton, frérot : il se retrouverait complètement à la rue qu’il refuserait quand même la main que tu lui tends…

— J’ai ma fierté, moi, Cathy ! Je ne suis pas prêt à me prostituer pour obtenir ce que je n’ai pas.

— Qu’est-ce que tu insinues, Anton ? Que c’est ce que je fais en multipliant les petits boulots pour payer nos dettes ? Bon sang, mais c’est ce que tu t’apprêtes à faire en acceptant un job de saisonnier !

Le ton monte. C’est toujours la même chose entre eux : c’est le fric qui gangrène tout.

— Je ne crois pas que nos sujets de discorde intéressent beaucoup notre invitée, tente de tempérer mon beau-frère.

Heureusement que nous parvenons enfin au salon et que la légèreté y est de mise : Tristan fait le pitre avec Beethoven, rendant ainsi ma mère et Grand-Pierre hilares. Ils n’ont pas entendu les éclats de voix, ni même notre arrivée.

— Maman, Grand-Pierre, laissez-moi vous présenter Mia. Mia, voici Violette, ma mère, et mon grand-père Pierre…

— Mais tout le monde m’appelle Grand-Pierre, poursuit ce dernier en se levant et tendant spontanément sa main à celle qui m’accompagne.

Ma mère se lève à son tour, péniblement. Depuis que mon père et Jenny nous ont quittés, elle ne fait que survivre et ne s’intéresse plus à rien. Sauf ce soir. Ce soir, en posant son regard clair sur la silhouette longiligne de Mia, puis sur son visage, le sien semble s’éclairer comme si elle voulait à nouveau sourire à la vie. Elle serre la main que lui tend Mia avec sollicitude en plongeant ses yeux dans ses prunelles noisette.

— Soyez la bienvenue, Mademoiselle.

— Merci à vous de m’accueillir dans votre famille, lui répond Mia, un brin embarrassée par l’attitude de ma mère à son égard.

Elle tente de se donner une contenance en réajustant une mèche de ses cheveux derrière son oreille, un geste très féminin, d’une grâce et d’une sensualité rares, semblable à celui que pouvait avoir Jennifer lorsqu’elle masquait aux yeux du monde une quelconque contrariété. Je sais que ma mère l’a remarqué aussi, ce geste, qu’elle est également troublée par son phrasé, ses mêmes intonations reconnaissables entre mille. Ça la chamboule tout ça, mais elle ne veut surtout pas que ça se voit, paraître déplacée dans son attitude et ainsi effrayer ma nouvelle "amie". Elle met pourtant du temps à lui lâcher la main, comme si elle avait besoin de la toucher pour s’assurer qu’elle est réelle, que Mia n’est pas le fruit de son imagination. Elle aimait tellement Jenny… Comment lui faire comprendre que Mia n’est pas la réincarnation de mon épouse, qu’elle est différente malgré leurs ressemblances, qu’elle est une personne à part entière ?

De son côté, Mia semble gênée d’être le centre de toute cette attention. J’ai comme l’impression qu’elle n’a pas l’habitude de toute cette chaleur humaine qui enveloppe, qui étouffe parfois. Qui rassure et protège aussi.

— Ben asseyez-vous ! lance Cathy. Vous n’allez tout de même pas prendre racine…

— Tu as raison, sœurette, ton café va refroidir !

Nous nous installons tous de concert. Cathy propose sa boisson chaude tandis que Tristan trépigne sur le pouf en cuir.

— Bon je l’ai fait un peu serré, précise-t-elle, à l’italienne, mais sinon, Eric m’incendie… Vous le connaissez, vous savez combien il peut être intransigeant. Mais c’est vrai que vous travaillez ensemble…

— Vas-y doucement, arrête de l’assommer de paroles ! intervins-je pour maîtriser le côté très volubile de ma frangine quand elle se prend d’affection pour quelqu’un.

— Ne t’inquiète pas, Eric, ça ne me dérange pas du tout, au contraire… réplique Mia. Comme patron, poursuit-elle le regard amusé, pétillant, il est exigeant c’est sûr, mais j’apprends aussi beaucoup à ses côtés…

Ma mère ne la quitte pas des yeux, comme hypnotisée. Cathy continue son interrogatoire tandis qu’Anton se désintéresse totalement de la conversation.

— Eric nous a dit que vous aviez beaucoup voyagé. Ça doit être fascinant de découvrir tous ces pays, leurs coutumes, d’y vivre… Quand je pense que je n’ai jamais mis un pied hors de France !

— Je me suis toujours sentie chez moi partout, répond Mia sans une once d’hésitation. J’aime découvrir, m’immerger dans d’autres cultures que la mienne. Et l’art est un langage universel.

— Vous peignez je crois ?

— Oui… Enfin j’essaie…

— Et quel genre de toiles ? insiste ma frangine, indiscrète.

— Principalement de l’abstrait, de l’expérimental surtout. Des paysages aussi, des portraits parfois…

Cathy écoute religieusement Mia tandis que Tristan reste indifférent à notre bavardage d’adultes et s’ennuie. Il tente une diversion.

— Tonton Anton, tu veux bien jouer avec moi à Gran Turismo ?

— Tu sais, mon grand, je doute que ta tante soit d’accord…

— Vas-y, soupire Cathy, branche la PS sur l’écran du salon. Tu en meurs d’envie de toute façon. Par contre, vous couperez le son parce que c’est insupportable tous ces bruits de moteur.

— Ouais, trop cool, merci Cathy ! s’exclame mon fils, ravi de pouvoir enfin s’amuser avec son oncle.

Ils sont tous extraordinaires. Bien sûr, il y a des tensions entre eux, des non-dits, des rancœurs, en particulier entre Cathy et Anton. Mais ce que moi j’y vois, c’est de l’amour. Des flots de tendresse entre un père et son fils malgré une éducation qui se veut stricte, entre un frère et une sœur, entre un grand-père et son petit-fils, entre un oncle et son neveu. Mes parents ne se sont jamais assez souciés de moi pour chercher à me comprendre. Il n’y a qu’une seule chose qui les intéressait : mon avenir. Mes résultats scolaires, mon futur travail, l’argent que je ne gagnais pas. Cette vie d’errance qui n’était pas assez bien à leurs yeux. J’embrasse du regard la pièce, les rires qui se mêlent aux anecdotes familiales, leurs sourires sincères. L’ambiance se détend alors que la soirée s’écoule. Eric n’a toujours pas lâché ma main, à la fois fier de m’inclure dans son cercle privé et inquiet à l’idée que je ne m’y plaise pas. Ce qu’il ignore, c’est à quel point je me sens bien ici, avec eux. Ça fait même des années que je n’ai pas été aussi bien quelque part ! Et si j’étais arrivée au bout du chemin ?

— A ce propos, Cathy, t’en es où dans tes cours de piano ? questionne Eric avec intérêt. T’en donnes toujours autant ?

— Eh non hélas ! se désole sa sœur en haussant des épaules d’un air résigné. Avec mon nouveau boulot, c’est pas vraiment possible. Mais heureusement, je peux quand même poursuivre avec la petite Léa, mon élève préférée. C’est une gamine adorable, consciencieuse, appliquée, et douée en plus !

— C’est la fille Fréaud, lui précise Grand-Pierre. Tu sais, les Parisiens qui ont racheté la ferme des Pontin.

— Ah oui ? Je ne savais pas que Mathieu avait refilé la maison familiale de ses parents à des citadins pur jus…

— Il n’a pas franchement eu le choix. Faut dire que les ventes ne courent pas les rues en ce moment, c’est la crise pour tout le monde, marmonne Anton depuis le canapé.

— Merci pour cette joyeuse intervention, ironise Cathy, visiblement toujours en colère contre son mari.

— Alors comme ça, vous êtes musicienne ? tenté-je de ramener la discussion sur un terrain plus calme.

— Musicienne, c’est un bien grand mot. Disons que notre père aimait la musique et qu’il nous a transmis cette passion.

— Vous avez de la chance ! m’exclamé-je avec une pointe d’envie dans la voix, moi qui n’ai jamais pu m’adonner à cette passion dans ce cercle familial si obtus qu’était le mien. Et toi Eric, tu joues aussi d’un instrument ?

— Ah non, lui, c’était plutôt la danse. Les chorégraphies des stars du moment n’avaient aucun secret pour lui…

— Et toi qui me disais hier encore n’avoir aucun talent pour ça ! l’accusé-je avec légèreté.

Cathy éclate de rire tandis qu’Eric pique un fard. Les émotions changent si vite dans cette famille, les moments de peine se fondant en moments de joie. Ils sont à fleur de peau, un peu comme moi, oscillant sans cesse entre l’obscurité et la lumière. Je prends soudain conscience qu’Eric et moi ne sommes pas si différents. Certes, plusieurs années nous séparent, mais j’ai aussi été cette petite fille qui dansait en secret dans sa chambre. Nos idoles n’étaient pas les mêmes, le décor et l’époque non plus, mais nous avions la même façon d’aimer. Sauf que contrairement à moi, il a grandi dans une cellule familiale aimante et fraternelle. Moi j’étais solitaire, isolée. C’est sans doute pour ça que j’ai voulu grandir et fuir mon foyer trop vite, affirmer ma soif de liberté en ne dépendant plus du bon vouloir de mes parents et de leurs idéaux "petits bourgeois", eux qui n’aspiraient qu’à être la copie conforme des Faulqueroy. Je pense que c’est ce qui m’apaise ici, ce qui m’a manqué toute ma vie, le regard tendre d’Eric qui m’enveloppe, le rire cristallin de Tristan, la main de Cathy qui frôle mon bras quand elle s’adresse à moi, la présence discrète de Grand-Pierre ou de Violette. En quelques minutes, ils me sont devenus bien plus proches que les miens.

— Tu as fini ton café, maman, je peux débarrasser ta tasse ? demande Cathy.

— Hein ? Euh… Oui, oui… Désolée, j’ai eu un petit moment d’absence.

— Tu devrais peut-être aller te coucher, tu as l’air fatiguée, s’inquiète Eric.

— Je te remercie, mais je vais bien. Je veux profiter encore un peu de notre invitée.

— Tu sais, Mia risque de revenir souvent. Ce n’est pas la peine de t’épuiser pour la voir.

Je suis surprise par l’aisance qu’a Eric à se projeter dans l’avenir de notre relation alors que tout est encore si frais, si fragile dans mon esprit. Je ne sais même pas si on peut déjà parler de "relation" entre nous, parce qu’en dehors de quelques œillades et autres gestes, il n’y rien eu de particulièrement notable…

— Je vais te raccompagner, Violette, propose Grand-Pierre. Moi aussi, je suis éreinté.

La mère d’Eric accepte enfin de se lever. Elle me fixe toujours de ses prunelles couleur de glace et pourtant chaleureuses. J’ignore ce qui la bouleverse à ce point chez moi. Peut-être espère-t-elle simplement que je ne sois pas celle qui brise à nouveau le cœur de son fils ? Peut-être cherche-t-elle en moi le signe qui me rendrait meilleure que sa défunte belle-fille à ses yeux ? Sauf qu’elle ignore tout de moi. Comme les autres. Brusquement, le côté factice de cette soirée m’apparaît. Je joue un jeu dangereux, je n’ai pas le droit de faire du mal à cette famille, elle n’a rien à voir avec les Faulqueroy et ma rancœur à leur encontre. Leur seul trait d’union s’est éteint avec Jennifer. La panique m’oppresse, accélère ma respiration. Moi qui prévois toujours une porte de sortie, je suis coincée. J’ai baissé la garde et voilà le résultat. Pendant un court instant, j’ai sincèrement cru que je pourrais être quelqu’un d’autre. Sauf qu’on n’échappe jamais à ce qu’on est. Je me lève à mon tour avec un rictus qui pourrait presque passer pour un sourire poli. Il faut que je continue, que je parvienne à donner le change, absolument. Et que je fuie ce regard qui me met mal à l’aise. Je me propose donc d’aider la maîtresse de maison en commençant à débarrasser la table basse.

— Oh, c’est gentil, mais il ne fallait pas vous sentir obligée…

— Si si, j’y tiens !

La cuisine est baignée dans une douce lumière nocturne. Cathy lave la vaisselle pendant que je l’essuie. Elle a l’air heureuse qu’on se retrouve rien qu’elle et moi pour discuter. Je crois qu’elle avait envie d’une conversation entre filles, qu’elle en a besoin. Et ça me fait bizarre, cette soudaine proximité alors qu’on vient à peine de se rencontrer. Mais en même temps, il n’y a rien de calculé ou de faux chez elle, ça se fait tellement naturellement entre nous que j’ai l’impression de l’avoir toujours connue. Parce qu’elle est ce genre de personne, de celle à qui vous seriez prêt à avouer vos pires pêchés juste pour qu’elle vous accepte dans sa vie.

— On peut se tutoyer ? Ce sera plus simple si un jour on doit devenir belles-sœurs… sourit-elle.

Je réalise tout à coup l’incongruité de l’avenir qu’elle nous dessine, mais préfère faire semblant, par commodité. Pour éviter tout interrogatoire trop indiscret sur ce que j’envisage avec Eric et pourquoi.

— Oui, volontiers !

— Je ne sais pas si c’est réciproque, mais en tout cas, Eric a l’air super accro à toi. Et ça me fait plaisir qu’il ait retrouvé quelqu’un parce qu’après Jenny, il était vraiment mal… Oh, excuse-moi, s’interrompt-elle brusquement, confuse, je n’aurais pas dû te parler d’elle !

— Ce n’est rien, ne t’inquiète pas, l’excusé-je, attisée malgré moi par la curiosité d’en savoir davantage sur mon étrange rivale, si présente et si absente à la fois. J’ai parfaitement conscience qu’Eric avait une vie avant moi, une épouse dont il était très amoureux, et même s’il n’aborde jamais le sujet, j’imagine combien la disparition de Jennifer a dû être un choc pour lui, pour Tristan, pour vous tous…

— Oui, nous l’aimions beaucoup…

— C’est elle qui a peint le tableau accroché dans le salon, le sublime paysage lacustre, n’est-ce pas ? J’ai remarqué ses initiales sur la toile, JF…

— Oui… Jen’ avait un vrai talent d’artiste-peintre, je suis sûre qu’elle aurait pu en faire son métier si elle avait eu davantage confiance en elle. Ce tableau, c’est un cadeau qu’elle m’a fait pour notre dernier Noël ensemble, et j’y tiens énormément. Parce qu’ elle… Parce que Jenny était ma meilleure amie, la seule à vrai dire. Et ça a fait un grand vide quand elle s’est… Enfin, quand elle est partie. Tu ne peux pas imaginer combien elle me manque, mais tu vois, pour la première fois depuis longtemps, j’ai un peu l’impression de la retrouver en toi, de ne pas être complètement seule.

— Tu n’es pas toute seule, tu as Anton…

— Anton ? Anton est là sans vraiment l’être. Si tu n’as jamais vécu en couple, tu ne peux pas comprendre… C’est sans doute l’habitude, la lassitude qui a eu raison de nos belles promesses d’hier, ou peut-être parce que nous avons baissé les bras depuis longtemps déjà. En définitive, je me rends compte que c’est finalement bien plus facile de rester et se taire que de se battre contre des moulins à vent.

Oh tu n’imagines pas, Cathy, combien je comprends cette vision du couple qui se délite doucement au fil du temps ! Parce que j’ai vécu la même chose avec Marco, le bel apollon de mon idylle florentine.

— Et Eric, la famille ?

— Jenny, c’est un peu un sujet tabou. Quand j’en parle à mon frère, j’ai toujours peur de réveiller de douloureux souvenirs… Tu sais, il a toujours pensé qu’il n’avait pas su l’aimer, seulement moi je suis convaincue qu’il y avait autre chose, comme une blessure, une cicatrice qu’elle gardait en elle et qui s’est rouverte brutalement. En tout cas, je suis contente qu’Eric t’ait rencontrée. Tu verras, c’est vraiment quelqu’un de bien - et je ne dis pas ça parce que je suis sa frangine - et Tristan est un gamin super attachant.

— Sans doute, mais je me demande si je n’usurpe pas un peu ma place ici, Jennifer semble encore tellement présente…

Et puis, plus je la découvre à travers le tableau qu’on me peint d’elle, à travers l’échantillon de son œuvre aperçue dans la galerie d’Isaac, ses toiles avant-gardistes si déstructurées, si sombres, si destroy, plus je me sens proche de cette femme qui n’était sans doute pas aussi lisse que le portrait-modèle que m’en ont toujours fait mes parents.

— Oh non, tente de me rassurer mon interlocutrice, il ne faut pas te sentir coupable d’être là aujourd’hui ! Elle ne l’aurait pas voulu je crois. Bien sûr que tu as ta place parmi nous, c’est une évidence !

Cathy me serre fort dans ses bras, comme pour me prouver que ce ne sont pas des paroles en l’air, mais moi je sais qu’elle a tort et qu’un jour, la vérité qu’ils découvriront tous les décevra profondément, les blessera, et je ne veux pas de ça. Je ne peux pas leur faire ça.

— Eric et moi, on va vous laisser, il se fait tard et… J’ai des affaires urgentes à régler demain matin…

Je quitte la cuisine un peu précipitamment pour rejoindre l’entrée, Cathy sur mes talons. Il faut que je trouve une occupation avant que quelqu’un ne repère le changement qui m’agite l’esprit.

— Eric ! J’aimerais rentrer…

En l’attendant, je prends quelques secondes pour me poser, pour m’évader à ma façon. C’est alors que quelqu’un me retient. Une poigne ferme malgré les années. Puis, une voix douce, amicale. Quelques mots glissent jusqu’à mon oreille, soufflés pour que je sois seule à les entendre.

— Je vous en prie, ne lâchez pas mon fils. Ne faites pas la même erreur…

— Violette ? Vous m’avez fait peur, je croyais que vous étiez déjà partie avec Grand-Pierre !

— Sans vous dire au revoir ? Ça aurait été un manque de correction de ma part. D’autant que je compte sur vous pour nous rendre prochainement quelques visites en compagnie d’Eric…

— Oui, vous serez toujours la bienvenue, renchérit Grand-Pierre en apparaissant dans l’embrasure de la porte débouchant sur le salon.

Après avoir salué nos hôtes, nous retournons en direction de mes appartements, Tristan nous ayant devancés tel un boulet de canon. Je crois qu’il est heureux que Mia soit entrée dans notre existence.

Il ne fait pas si froid que ça malgré l’humidité ambiante, alors nous nous attardons sous le porche, les yeux dans les yeux. Ses prunelles sont à peine éclairées par la lumière qui émane de l’entrée, un clair-obscur magnifique qui ne me laisse hélas rien entrevoir de ce qu’elle ressent à ce moment-là. Une légère brise s’engouffre dans ses cheveux, les malmène un instant en les rabattant vers son visage ; je ramène une de ses mèches volages derrière son oreille, comme elle l’a fait tout à l’heure, tout en caressant sa joue.

— Tu sais, Mia, il n’ y a eu qu’une seule femme avant toi à avoir compté dans ma vie : la mère de mon fils. Et depuis qu’elle nous a quittés, je pensais ne plus jamais pouvoir tomber amoureux… Je me trompais bien sûr, inconsciemment je l’ai compris à l’instant même où ta route a croisé la mienne. Et comment dire… Je ne suis pas très doué pour ce genre de déclaration mais je voulais que tu saches quelque chose. Quelque chose qui me consume de plus en plus et me rend complètement fou de toi : je t’aime…

Elle ne réagit pas. Peut-être est-elle incrédule, peut-être lui a-t-on déjà trop joué ce scénario, peut-être que je vais trop vite… Pour appuyer mon propos, pour lui prouver aussi mes sentiments à son égard, je meurs d’envie de l’embrasser. Alors, je rapproche doucement mes lèvres des siennes, les frôle, les effleure presque…

— Puisque c’est ça, je me casse !

La voix tonitruante d’Anton sur le palier voisin nous interrompt et permet à Mia de se dérober une nouvelle fois.

— Ah oui ? Et on peut savoir où tu vas, en plein milieu de la nuit ?

Mia semble très gênée d’assister à cette scène. Le regard fuyant, presque humide, elle se trouble et pique un fard que je devine dans la pénombre. A quelques mètres de nous, ma sœur et mon beau-frère continuent de s’engueuler…

— Tu me fais chier, Cathy ! Je me barre chez Benoît. Et après, je passerai la saison dans les alpages.

— Tu fuis encore les problèmes, Anton, comme d’habitude !

— Non je ne les fuis pas ! Je vais gagner la tune qu’on n’a pas, c’est pas pareil !

— Il y a d’autres solutions que de partir, que de me laisser ici toute seule, à tout gérer.

— Putain, mais regarde-nous, bon Dieu ! Regarde ce qu’on devient ! On n’arrête pas de se prendre la tête pour des conneries, parce que je nous ai foutus dans la merde. C’est à moi de nous en sortir. A moi et personne d’autre.

— Et qu’est-ce que tu fais de nous, Anton ? Hein, qu’est-ce que tu fais de nous ?

— Bordel, mais où est-ce que tu vois encore un "nous" dans le merdier qu’est devenu notre vie, où ? Soyons réalistes deux minutes, Cathy, juste deux minutes : tu m’admires plus comme avant ; pire, je suis sûr que certains soirs au fin fond de notre lit, tu en viens à me détester, me haïr. A regretter de m’avoir épousé, à ne plus voir en moi que ce minable qui a hypothéqué notre existence, ton existence, celle qu’elle aurait pu, qu’elle aurait dû être. Alors te fatigue pas va, moi je sais très bien qu’y’a plus de "nous" depuis longtemps…

Anton s’éloigne pour regagner sa fourgonnette et laisse ma frangine en larmes. Nous assistons de concert à la scène, aussi paralysés qu’impuissants. Cathy referme la porte de chez elle sans avoir remarqué notre présence, trop accaparée par son chagrin. Mia me regarde à nouveau, la tristesse au bord des yeux. Je la caresse mais la magie n’est plus là.

— Les histoires d’amour ne finissent pas toutes comme ça… tenté-je de lui dire pour la rassurer, tout en sachant très bien que c’est d’une banalité confondante.

— Je peux récupérer mon sac ? J’aimerais vraiment rentrer…

Un silence. Plus de magie, non. J’en veux à Cathy, et encore plus à Anton d’avoir brisé en un rien de temps ce qui commençait à se nouer entre nous.

— Je t’attends là. Je vais te raccompagner à ta voiture.

Deux étrangers, une distance, un froid. Comme s’il ne s’était jamais rien passé entre nous, comme si cette soirée n’avait jamais existé.

Je me précipite dans la maison d’Eric pour lui échapper. Mes sanglots sont déjà en train de m’étouffer, mais il faut que je les contrôle. Après tout, ce n’est pas notre histoire qui s’est jouée devant mes yeux, seulement celle de son beau-frère et de sa sœur. Sauf que, l’espace de quelques secondes, juste avant que cette dernière ne referme la porte, j’ai croisé son regard. Et il n’en a pas fallu plus pour que j’y reconnaisse mes propres peurs. Paralysée au milieu du salon, j’essaye de ne pas faire de parallèle entre mon existence et celle de cette femme que je connais à peine. Mais, c’est impossible. Je ne peux pas m’empêcher de repenser à ma mère, à ces soirs où mon père rentrait tard, des traces de rouge à lèvres encore fraîches sur son col de chemise. Son visage était un mélange de colère et de résignation, d’amour et de déception. Mes parents s’aimaient, à leur façon m’a-t-elle toujours dit, mais parfois ça ne suffit pas. Lorsque la douleur remplace peu à peu le bonheur, lorsque les cris se font plus forts que les baisers, c’est que quelque chose cloche. J’ai vécu trop longtemps au milieu d’un couple déchiré, en suspens, pour ne pas connaître la réalité de la vie de couple. Cathy et Anton sont deux personnes aussi formidables qu’attachantes, mais je sais qu’ils sont en train de prendre la même voie. La tête entre les mains, je me plie en deux en priant pour que le passé arrête de se mêler au présent.

Pourquoi a-t-il fallu qu’Eric se décide à m’avouer son amour pour moi ce soir ? Pourquoi sa si belle et si sincère déclaration ne fait que renforcer ce dilemme qui m’étreint un peu plus fort chaque jour : devoir choisir entre ma vengeance intéressée ou l’homme pour qui mon cœur est en train de s’emballer, de battre la chamade à tout rompre ?

Après de longues minutes, je parviens à reprendre le dessus. Je me redresse, le souffle court, et attrape mon sac à main. La vitrine est juste en face de moi. Les souvenirs d’Eric et Jennifer me sautent à la figure, me renvoient à tout ce que je ne m’autorise pas. Aux Faulqueroy. Comment pourrais-je me donner à un homme alors que je connais la fin ?

Les histoires d’amour ne finissent pas toutes comme ça…

Et si tu te trompais, Eric ? Mon père a collectionné les maîtresses de longues années durant, Franck a détruit Louise, Cathy et Anton s’éloignent un peu plus chaque jour et Jennifer est morte de l’infidélité qu’elle consommait en douce derrière ton dos. Je suis incapable de croire à une fin heureuse, même si je l’ai voulue très fort. Sans m’en rendre compte, je me suis approchée jusqu’à poser mes mains contre la vitrine. Derrière l’ombre de mes doigts, une boule en verre représentant Venise. Et encore derrière, l’œuf. Il me nargue, me jette mes interrogations en pleine face. Ai-je un quelconque avenir avec Eric ? Ai-je un quelconque avenir tout court ? Non, semble-t-il me répondre. Et avant que je n’aie eu le temps de réfléchir, il se retrouve au creux de ma paume. Ce n’est plus une question de réflexion maintenant, mais de survie. Si je pense connaître l’issue de mon histoire avec Eric, si je suis si certaine de tout bousiller à un moment ou un autre, autant le faire pour une bonne raison. Je ne peux pas me sauver, mais je peux sauver Louise. Et je peux venger mon père.

— Tu sais, papa ne va pas être content, il n’aime pas qu’on y touche.

Une petite voix, une silhouette cachée derrière le mur. Cette fois, je suis finie. J’aurais dû me souvenir de sa présence. J’aurais dû faire attention. Ce n’est pas de sa faute, c’est de la mienne.

— Et puis, je ne crois pas que tu aies le droit de l’emporter.

— Je sais Tristan, je sais… Mais je n’ai pas le choix…

— C’est pour ça que tu pleures ? A cause de l’œuf moche ?

— Oui, en quelque sorte, réponds-je en essuyant de ma main les larmes qui coulent malgré moi sur mon visage. Je peux te demander quelque chose ?

— Bien sûr ! m’assure Tristan en se redressant pour paraître plus grand.

— Est-ce que tu peux attendre demain pour parler de l’œuf à ton papa ?

— Je peux faire mieux que ça, je peux ne pas lui en parler du tout !

— Pourquoi tu ferais ça ? Je suis une voleuse, je mérite d’être dénoncée…

— Sûrement, mais papa t’aime bien, et moi aussi je t’aime bien. Alors si prendre ce truc que personne ne regarde te fait plaisir, je garderais le secret.

— Tu dis ça parce que tu n’as aucune conscience de sa valeur, Tristan… soupiré-je, émue malgré tout par la réaction du petit garçon.

— Je suis assez grand pour savoir qu’une nouvelle maman, ça vaut bien plus que tous les œufs moches du monde !

Ce qu’il me dit me touche tellement ! Je n’avais pas réalisé ce que j’aurais pu être à ses yeux. Je glisse l’œuf dans mon sac et m’approche du fils d’Eric. Je lui dépose un baiser dans les cheveux et sors de la maison. Je sais bien que ce mensonge ne tiendra pas longtemps, que le gamin finira par lâcher le morceau. Il est le dernier de la lignée des Faulqueroy, mais il ne leur ressemble pas, il n’a pas le cœur de pierre de ses grands-parents. Il a sans doute hérité de la fragilité de sa mère. Oui, il faut être fragile ou abîmée pour décider de se foutre en l’air. Et moi, je ne veux pas l’abîmer, ce gosse. Tristan mérite l’amour d’une mère, il le mérite plus que quiconque. Mais ce n’est pas moi qui pourrai le lui offrir. Je n’arrive même pas à m’aimer suffisamment pour être honnête. Eric m’attend toujours dehors, accoudé à la balustrade. Je lui souris, le cœur serré que ce moment soit le dernier paisible entre nous. Dans quelques heures, le soleil se lèvera et notre histoire ne sera plus…

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