Chapitre 10

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Le lendemain, c’est une sonnerie stridente de portable qui me réveille. J’ouvre péniblement un œil, ne reconnaissant ni la chambre ni les notes suraiguës. Un mal de tête me vrille les tempes, comme après une cuite à peine effacée. A mes côtés, Louise est allongée, les bras serrés autour de son oreiller. Épuisée par mes mésaventures de la veille, je me souviens enfin m’être endormie dans son lit sans avoir la force d’en bouger. Je m’étire doucement et sors sans bruit de la pièce pour ne pas la déranger dans son sommeil. L’appartement est plongé dans le silence et l’obscurité. Je me dirige à tâtons vers le salon, en priant pour que l’état d’Eric n’ait pas empiré au cours de la nuit. Ne repérant aucune forme sur le canapé, je pénètre plus franchement dans la pièce. Le plaid que je lui ai donné est toujours là, mais aucun signe de sa présence. Je ne mets pas longtemps à déduire de l’absence de chaleur à sa place qu’il n’a pas dormi ici.

Par acquit de conscience, je fais le tour du petit appartement, mais mon hôte s’est bel et bien éclipsé. Je termine ma tournée en m’effondrant sur le clic-clac, la tête entre les mains, dégoûtée par la tournure que prennent les événements. J’aurais tellement aimé lui parler de tout ce qu’il s’est passé. Maintenant qu’il connaît mon monde, je comprends qu’il ne veuille plus rien avoir à faire avec moi, mais ça me fait davantage de mal que je ne l’aurais pensé. C’est alors que mon regard se pose sur le téléphone en face de moi. Je décroche le combiné, prête à composer son numéro, lorsque je remarque le post-it griffonné. C’est son écriture, un peu plus tremblante que d’habitude, sûrement à cause de la douleur. Quelques lignes à peine. En désespoir de cause, je m’y plonge.

Mia,

Je suis désolé, il faut que je parte.

Ça n’a rien à voir avec vous, vous avez été parfaite en infirmière improvisée.

Nous nous reverrons rapidement, j’en suis sûr.

Eric F.

Je relis plusieurs fois le mot, essaye d’en deviner le sens à travers les lettres noircies. J’ai bien senti son envie, son désir, cette sensation électrique qui passait entre nous lorsque je défaisais sa chemise. Je revois aussi notre rencontre, ces instants magiques où nous nous sommes pris pour des enfants en cavale, ou durant lesquels nous avons ri, espiègles, comme deux adolescents, et puis mes dérobades, mes refus de m’engager, mes diversions pour ne pas me dévoiler. Dès le départ, j’ai soufflé le chaud et le froid, créant des occasions ou les refusant au gré de mes émotions. Je pensais être loin d’avoir atteint mon but, mais la réalité est qu’Eric ressent déjà quelque chose pour moi.

Il est temps d’être honnête avec moi-même. Cela fait bien longtemps que mon plan aurait pu, aurait dû être mis à exécution. Eric devrait déjà être au courant des problèmes de Louise, de l’aide dont j’ai besoin, de la merde noire dans laquelle je me suis mise toute seule. Mais j’ai sans cesse retardé le moment. Parce que je ne pouvais pas lui faire ça, l’utiliser, le tromper… Parce que pour lui, j’aimerais être quelqu’un de bien. Et s’il devait m’aider encore davantage, je voudrais que ce soit en me connaissant, en aimant celle que je suis vraiment, si seulement c’était possible… Parce qu’aimer quelqu’un, ce n’est pas seulement partager son quotidien, c’est surtout faire confiance. Accepter de se livrer, accepter une main tendue quand elle se présente. Sauf que ça, je ne sais pas faire. Je n’ai jamais su. Peut-être pourrais-je commencer par le remercier de tout ce qu’il a fait au cours de la nuit dernière ? Et puis lui parler, sincèrement, tout lui dire. Juste être celle qui fera le premier pas.

***

"La Galoppaz", Curienne

Papaa !

Hé, vas-y doucement mon bonhomme, c’est encore douloureux…

Cathy m’a dit que tu t’étais fait attaquer dans la rue, et que tu t’étais défendu.

Elle n’aurait pas dû t’en raconter autant, mais c’est à peu près ça oui.

Et ça va, t’as pas trop mal ?

Oui, ça va, t’inquiète pas. Et puis, à l’heure qu’il est, l’autre gars doit être dans un plus sale état que moi…

Intérieurement, j’espère surtout qu’il est vivant !

Allez, en route mauvaise troupe ! m’interrompt Cathy dans le fil de mes pensées.

Vas-y vite, mon grand. Ne te mets pas en retard pour l’école. On se voit ce soir de toute façon…

Je ne te dépose pas, frérot ?

Non, aujourd’hui je vais rester à la maison. J’appellerai Isabelle pour la prévenir.

Et ta voiture ? Tu veux qu’on te la ramène avec Anton ?

On verra ça tout à l’heure. Là, j’ai juste envie de me reposer.

Ils s’éclipsent tous les deux tandis que je retourne m’allonger dans ma chambre, non sans avoir préalablement pris quelques granules d’Arnica pour me soulager. Une fois dans mon lit, j’envoie un texto à Isabelle pour lui signaler mon absence, afin qu’elle décale mes rendez-vous. Et puis surtout, je contacte Mathieu.

Salut vieux ! Dis-donc, t’as du bol que j’aie enregistré le numéro de ton fixe sur mon smartphone, sinon, j’aurais pas capté que c’était toi…

— …

Eric ?

Excuse-moi, j’ai du mal à respirer.

Merde, t’as appelé un médecin ?

C’est inutile, Mat’, je sais ce que j’ai, il pourra rien faire.

Eh mais arrête, tu me fais flipper là !

J’ai juste deux côtes fêlées et un coquart, y’a pire !

T’es chez toi, tu veux que je passe ?

Non, je préfère pas. J’ai envie d’être seul, de faire le point. J’aurais juste besoin que tu me rendes un service…

Pour toi, Eric, tout ce que tu veux.

Ton pote Fabrice, il est toujours gendarme à Tresserve ?

Oui, bien sûr.

Est-ce qu’il pourrait se rencarder sur les antécédents judiciaires d’une personne ?

Ta "petite serveuse", celle qui ressemble à Jen’ ?

Oui.

Me dis pas que…

Alors je te le dis pas.

Non mais c’est pas sérieux ça, Eric ! Je t’avais prévenu pourtant, bon sang ! C’est une fille à problèmes, cette nana. Tu t’es fait dérouiller par son mec ?

Plus ou moins. C’est pour ça, je veux savoir où je mets les pieds, tu comprends ?

Bon, c’est quoi son nom, à ce coup d’enfer ?

Parker. Mia Parker.

OK je me renseigne, et je reviens vers toi dès que j’ai du nouveau…

Mathieu ?

Oui ?

J’ai déconné hier soir. Et le type, je sais pas mais je l’ai peut-être tué. On peut remonter jusqu’à moi, j’ai perdu mon zippo dans la bagarre, en plein centre de Chambé, près du Carré Curial.

— …

Mathieu, t’es là ?

Évidemment que je suis là ! Putain, tu te rends compte dans quel merdier tu t’es fourré pour pouvoir culbuter une minette, Eric ? Est-ce que tu t’en rends compte ?

On n’a pas couché ensemble.

Eh bien vous auriez dû ! Ça aurait toujours été ça de pris avant que tu ne te retrouves derrière les barreaux.

Il faut que tu m’aides, vieux…

C’est pas d’un flic dont tu aurais besoin, Eric, mais d’un avocat !

Ton pote, il saura bien s’il y a une enquête d’ouverte pour homicide, non ?

Tu fais vraiment chier de te mettre dans des situations pareilles. Je te jure, après ça, faudra plus jamais me demander ce genre de service…

Je te promets, Mat’. T’es un frère !

Mathieu raccroche sans s’étendre davantage. Il ne savait pas qu’un jour, il aurait à me donner une preuve d’amitié digne d’une citation de Delon [6].

***

Chambéry

Le centre-ville est animé en ce milieu de matinée. Ça fait tellement longtemps que je n’ai pas fait de shopping que j’avais perdu l’habitude de cette foule grouillante. Louise a tenu à m’accompagner. Elle s’accroche à mon bras comme à une bouée de sauvetage, sûrement parce qu’elle aussi se sent un peu paumée au milieu de tous ces gens normaux. Ou peut-être parce qu’elle est plus rassurée quand nous sommes deux. Nous déambulons un moment sans oser entrer dans une boutique. Mon budget est tellement dérisoire qu’elles me paraissent toutes trop luxueuses. Finalement, je jette mon dévolu sur un petit bazar spécialisé en gadgets. J’ai une idée très précise de ce que je recherche, mais je ne suis pas sûre d’en trouver ici. Je fouille au rayon musical, repousse les affiches de concerts et les coussins ringards. Louise s’éclipse et déboule finalement d’une allée avec un chapeau à plumes roses. J’éclate de rire et dégaine aussitôt mon téléphone pour immortaliser l’instant, son sourire, ses yeux pétillants.

Je suis heureuse, plus que je ne l’ai jamais été depuis des mois. Sans doute parce que je me sens légère d’avoir enfin pris une décision. Parce que je sais qu’Eric fera bientôt parti de ce bonheur, du moins je l’espère. Parce que je ne suis plus aussi sûre de ma détermination à l’encontre des Faulqueroy. Parce que le brouillard commence tout juste à se lever et que ce qu’il me dévoile est beau.

— Dis Mia, on cherche quoi au juste ?

— Un cadeau pour Eric, je te l’ai déjà dit.

— D’accord, ça j’ai bien compris que tu voulais gâter ton chevalier boiteux, mais quoi comme cadeau ?

— Montre-lui un peu plus de respect s’il te plaît, il m’a protégée contre Franck hier, je lui dois beaucoup tu sais !

— N’empêche que je ne comprends toujours pas pourquoi tu t’es entichée de ce type. Il est pas mal pour son âge c’est vrai, mais il est quand même carrément plus vieux que toi ! Et puis pas du tout du même monde. Et aussi, accessoirement, très bizarre. Pourquoi il fait tout ça pour nous ? Juste par altruisme ?

— Je ne sais pas encore ce qui le pousse à m’aider, je n’en suis pas certaine, mais j’ai envie d’y croire. De croire en lui, tu comprends ? C’est un mec bien, vraiment. Bon, il est loin d’être parfait, je te l’accorde, avec ce côté autoritaire qui vire parfois à l’égoïsme et que je déteste. Mais il y a aussi tout le reste. Eric est un homme sensible, à fleur de peau, on sent qu’un rien pourrait le briser encore plus qu’il ne l’est déjà, et pourtant il essaye toujours de protéger du mieux qu’il le peut les gens qui l’entourent. Il est honnête, fort et droit. Avec des manières un peu à l’ancienne, maladroites mais charmantes. C’est peut-être ce que j’apprécie tant chez lui, son côté rassurant. Une épaule sur laquelle je pourrais me reposer. Et surtout, il cherche à s’améliorer, comme moi…

— J’ai juste peur pour toi, Mia, s’inquiète inutilement ma coloc’. Peur que tu sois déçue, alors fais gaffe. Protège-toi…

— Ne t’inquiète pas, je gère. Et je sais très bien m’occuper de moi.

— Bien sûr… Au fait, qu’est-ce que tu dirais d’une boîte de Viagra pour ton vieillard ?

Un juron affectueux m’échappe, mais elle est déjà partie en courant. Je me retiens de la pourchasser comme une enfant. Je me replonge dans mes recherches et finis par trouver le trésor convoité. Il n’est pas aussi beau que l’original, il n’est pas gravé de ses initiales, n’a aucune valeur, mais je suis certaine que le geste le touchera. Je passe à la caisse et ressors du magasin. Louise m’attend dehors. Elle a laissé tomber son éternel blouson en jean pour découvrir ses épaules et je l’imite en enlevant ma veste en cuir usé. Le soleil brille, offrant à nos corps le réconfort dont ils manquent tant. Nous décidons ensuite d’aller faire un tour dans une parfumerie, juste pour le plaisir de sentir toutes ces odeurs sucrées et fleuries, de pouvoir essayer ces jolis flacons qu’on ne pourra jamais s’offrir. Emportée par l’euphorie, je m’autorise quand même quelques achats : un rouge à lèvres pour moi et une petite palette d’ombres à paupières pour Louise. Après tout, Eric a soldé mes dettes. Je ne dois plus rien à Franck. Peut-être que Louise non plus s’il est mort. Ça serait réellement la fin de nos soucis, mais cette idée me donne envie de vomir. Je n’ai jamais souhaité la mort de personne. Surtout pas aux dépens d’Eric, qui devrait vivre avec ça pour le restant de ses jours. Et puis, subsiste sencore le problème de la cure de désintoxication à régler.

Un peu refroidie par ces idées sombres, je suis Louise jusqu’à un fast-food en traînant des pieds. J’ai l’impression de passer de la joie à la tristesse en permanence. C’est comme vivre sur des montagnes russes sans jamais pouvoir en descendre. Louise ne s’est aperçue de rien et continue de débriefer de mon "idylle" avec Eric alors que mon esprit s’évade. J’aimerais tellement qu’il puisse comprendre, ne serait-ce qu’un millième de mon histoire, de ce que je suis. J’aimerais accélérer le temps pour aller jusqu’à demain, quand enfin il saura tout. Ou du moins une partie de ce que je lui ai dissimulé jusqu’à présent. J’essaye d’imaginer le décor du restaurant, ce qu’on va se dire, ses réactions. Me prendra-t-il dans ses bras ? Me sourira-t-il en découvrant que j’ai toujours tout fait pour les autres, pour Louise ? Ou me rejettera-t-il à cause de mes mensonges ? Peut-être devrais-je faire ça ailleurs que sur notre lieu de travail… Non, ça ne sert à rien de reculer. Et puis, je suis prête à tout encaisser. Tout sauf des adieux.

— Hé ho, y’a quelqu’un ? Tu m’écoutes ? Mia ?

— Pardon, excuse-moi, j’étais partie ailleurs…

— Sans blague ! Ailleurs auprès de ton croulant ?

— Tu comptes sérieusement me faire toute la liste des synonymes pour vieux ?

— Possible, rigole Louise. Bon d’accord, j’arrête…

Soudain, ma meilleure amie redevient sérieuse. Son visage se teinte d’un air grave et adulte.

— Tu sais Mia, tu penses sans doute que je ne vois rien à travers les nuages de coke, que je suis imperméable au monde qui m’entoure, que je ne me soucie pas de toi, mais tout ça, c’est faux… Non, laisse-moi finir ! Je suis très lucide sur l’existence qu’on mène, sur les sacrifices que tu as faits pour moi. Et je ne veux pas que tu gâches le restant de tes jours indéfiniment. C’est la première fois depuis qu’on se connaît que je te vois avec ce regard-là quand tu parles d’un homme. Même avec Christophe, c’était pas pareil. Et si tu peux te mentir à toi-même en niant ce que tu ressens pour Eric, moi j’ai compris à quel point tu en es tombée amoureuse sans oser te l’avouer. C’est pour ça que je t’ai mise en garde tout à l’heure, pour que tu t’assures de la réciprocité de tes sentiments. Mais tu ne peux pas laisser passer ta chance plus longtemps, surtout si tu pressens qu’il est l’amour de ta vie. Alors si j’ai un conseil à te donner : vas-y, fonce ! Si tu ne le fais pas, tu t’en mordras les doigts, je te jure !

— Et si…

— Et si quoi ? Et si ça recommençait comme avec Marco, ton italien ? Mais enfin, Mia, tu n’étais encore qu’une ado et c’était il y a au moins huit ou neuf ans ! Si tu cogites trop, tu trouveras toujours une excuse pour ne pas te jeter à l’eau et il ne se passera jamais rien. Allez, va vite le rejoindre, ton Roméo ! Et que ça saute !

Mes joues s’empourprent et une boule me bloque la gorge. Je n’arrive plus à lui répondre, je n’arrive plus à rien. C’est vrai que depuis Marco, j’ai toujours trouvé une excuse. La crainte d’être à nouveau quittée, trompée comme l’a été ma mère avant moi, d’être prisonnière, dépendante d’un homme, comme Louise, au point de ne plus pouvoir s’en défaire, à en avoir mal. Même Christophe en a souffert, souffert de cette auto-protection qui tue dans l’œuf le moindre embryon de relation avec un mec.

***

Ça te dirait qu’on se prenne un appart’ ensemble ? Tu sais, ça fait un petit moment que j’y pense, et j’ai regardé, avec mon salaire et tes petits boulots d’appoint, ça pourrait le faire. Bon, ça serait pas Byzance, mais au moins on aurait un "chez-nous", et davantage d’intimité qu’ici…

Je mastique mon sandwich avant de formuler une quelconque réponse, le regard ailleurs.

Et Louise ?

Quoi Louise ? Louise, elle est avec Franck. Et quoi qu’il se passera entre eux, elle sera toujours avec Franck. T’arriveras pas à l’arracher de là, à l’arracher à lui contre son gré. Bon sang, Mia, regarde-moi ! Il ne s’agit pas de Louise, il s’agit de toi et moi !

Je balance ma serviette en papier dans une poubelle de fortune en m’auto-congratulant pour mon superbe panier à trois points avant de plonger mes yeux dans les siens.

Je ne suis pas prête pour la vie de couple, Christophe, je suis pas faite pour ça. J’ai essayé une fois, mais ça a foiré. Alors depuis, je milite pour mon indépendance, ma liberté. C’est la seule richesse qu’on ne pourra jamais m’enlever.

Et nous deux, ça veut dire quoi pour toi ?

Je ne me projette plus, je ne trace plus de plan sur la comète, je vis au jour le jour. Aujourd’hui, on est ensemble. Et demain ? Demain, j’en sais rien. Et toi non plus, tu n’en sais rien. Et c’est pas en s’enfermant à deux dans un appart’ que ça te confortera davantage dans tes certitudes !

Je me lève, presque en colère, et il le sent, tente de me retenir en vain par la main :

Mia…

Ecoute-moi bien, Christophe, des nénettes qui rêvent de t’avoir dans leur pieux, et qui fantasmeraient volontiers sur ton couple "deux pièces - cuisine", il y en a à la pelle ! Alors si nous deux, ça ne te convient plus, tu peux aller voir ailleurs, je ne te retiens pas…

Irritée, je tourne les talons et me hâte de descendre l’escalier pour me retrouver à l’air libre. Ne surtout pas se retourner. Pour ne pas voir ses larmes couler, pour ne pas me culpabiliser d’avoir été aussi dure avec lui. Il ne sait pas que ce n’était pas le bon moment pour en parler. Il ne sait pas que mon père est mort il y a deux jours et que je l’enterre demain…

***

Une caresse de Louise sur ma joue me ramène à la réalité. Et si après tout elle avait raison ? Et si c’était mon tour cette fois-ci, tout simplement ? Et si j’arrivais enfin à un tournant de mon existence ? Oui, je dois apprendre à lâcher prise, à oublier mes démons. A sauter dans l’inconnu.

***

11 heures. Je me suis reposé un peu, et puis je n’ai pas pu m’en empêcher. J’ai quitté mon lit pour me poster devant mon PC en grimaçant. Il faut que j’en sache plus, que j’en découvre davantage sur Mia.

Je pianote, frénétique, mais ne trouve rien. Pas de compte Facebook, Twitter ou Instagram, pas le plus petit lien en rapport avec son nom et son prénom sur la toile. Dans un monde ultra-connecté comme le nôtre, c’est quasiment impossible de ne pas laisser la moindre trace virtuelle quelque part sur le net. Et là, c’est comme si Mia Parker n’existait pas. Comme si elle n’était que le fruit de mon imagination, un fantasme. Une illusion, un mirage dans mon désert affectif. Un personnage inventé de toute pièce par mon esprit en mal d’amour.

C’est sans doute pour ça qu’elle te ressemble tant, Jen’, parce que je crève de solitude. Peut-être parce que j’idéalise toute notre histoire, que je t’idéalise toi. C’est pour ça que je te vois partout. Parce que je suis incapable de voir une autre femme.

Seulement je ne suis pas fou, je n’ai pas perdu la raison. Mia ne peut pas être fictive. Il y a forcément une explication rationnelle à tout ça. Oui, si ça se trouve, Mia Parker n’est qu’un nom d’emprunt, un pseudonyme pour protéger sa véritable identité.

Bon sang, Mia, qui es-tu ?

La sonnerie de mon smartphone me tire violemment de ma réflexion. L’Atelier. Je décroche.

Ferraz, j’écoute…

Monsieur, m’interpelle Isabelle d’une voix hystérique. Il faut que vous veniez, vite. Ils ont tout cassé !

"Ils" ? Qui ça "ils" ?

Je ne sais pas, des jeunes avec des battes de base-ball…

Et Mia, elle n’a rien ? Je veux dire, personne n’a été blessé ?

Non, nous avons tous réussi à nous barricader dans les vestiaires. Et pour votre gouverne, sachez, Monsieur, que Mia était encore absente de son poste ce matin.

Je marque une pause, très perceptible par mon interlocutrice.

Il y a beaucoup de dégâts ?

On ne pourra pas rouvrir avant plusieurs semaines…

Isabelle, contacte immédiatement notre assurance pour la prévenir du sinistre. J’arrive…

Très bien, mais attendez-vous à un choc. Un énorme choc. Parce qu’il ne reste plus rien…

Je coupe la communication, balance de rage mon téléphone portable qui s’explose au sol et prends ma tête entre les mains. Dix ans. J’ai consacré dix putains d’années de mon existence à cet établissement, à mon rêve, je lui ai tout sacrifié, et voilà que tout s’effondre. Ma saison, mon chiffre d’affaires, bousillés. L’emprunt contracté pour mon extension, ma dette envers mes beaux-parents qui court toujours. Et les salaires, les réservations, la réputation de L’Atelier Je suis en train de tout perdre, tout. Serait-ce à cause de ce petit merdeux, cette petite frappe qui ne supporte pas qu’on lui tienne tête ? Ce Franck ?

Suis-je vraiment prêt à supporter tout ça, repartir à zéro pour toi, Mia ?

***

Le début d’après-midi teinte le ciel de couleurs chaudes. J’ai le sourire et l’envie de siffloter l’air débile entendu plus tôt à la radio. Après une bonne quinzaine de minutes de trajet pour rejoindre Le Bourget-du-Lac, je me gare un peu à l’écart du restaurant. J’ai envie de marcher pour profiter du beau temps, imaginer encore ce que je vais dire à Eric. Je me rembobine une nouvelle fois la scène. Je pousse la porte, il est au milieu de la salle, il m’attend. J’avance vers lui, doucement, alors qu’il me couve du regard. C’est une véritable comédie romantique qui se joue dans ma tête, violons et trompettes, confettis et petits cœurs. Perdue dans mes pensées, je manque de percuter un couple de personnes âgées qui se promène, bras dessus-bras dessous. Je m’excuse et repars, légère, presque sautillante. C’est une belle journée.

Par réflexe, je vérifie une centième fois que je n’ai pas oublié son cadeau. Je sais que je ne remplacerai jamais sa femme, qu’elle restera son premier amour, la mère de son fils, mais ce geste symbolique que je m’apprête à faire est un premier pas. Bientôt, je serai capable d’estomper son passé et le mien, de colorer à nouveau nos existences. Oui voilà, nos vies sont comme des grandes toiles de peinture. En cas d’erreur, une deuxième couche peut permettre de les rectifier. Je suis cette deuxième couche. Toute de rose vêtue. Soudain, mon téléphone me rappelle à l’ordre, vibrant en rythme.

— Bonjour bonjour, que puis-je pour vous ?

— Mia, où êtes-vous ?

C’est sa voix, froide, tellement froide. Pire qu’une douche glacée. Pire que la gravité qui se remet en marche. Je m’écrase au sol.

— Juste à côté du restaurant, j’allais justement vous rejoindre, j’ai une surprise à vous offrir…

— Dépêchez-vous, il s’est passé quelque chose. Il faut absolument que vous voyiez ça.

Sans attendre ma réponse, il raccroche. Mon cœur panique et se met à jouer les marteaux-piqueur. Mon Dieu, faites qu’il ne soit pas blessé ! Je commence à courir, d’abord lentement, puis de plus en plus vite. Oubliés les violons et les répliques guimauves de mon conte de fée. La peur est revenue, cruelle adversaire impossible à battre. Sous mes yeux, le décor défile, rendu flou par la vitesse et l’angoisse. Et enfin, la façade du restaurant apparaît devant moi. Des détails se détachent, sans vraiment atteindre mon cerveau. Il y a des gyrophares, de l’agitation et une foule curieuse tout autour. Je joue des coudes pour me glisser au premier rang. C’est alors que, le souffle coupé, je découvre l’effroyable vérité. Il ne reste de l’œuvre de la vie d’Eric que des miettes éparpillées. Des éclats de verres sur lesquels mes pieds crissent. Des morceaux de son existence arrachés.

Le temps suspend sa course, je réalise à peine. Le message est signé Franck, sans aucun doute. Je fais un pas en avant, puis un autre. Un gendarme tente de m’arrêter, mais sa voix me parvient assourdie. Je pousse la porte, Eric est au milieu de la salle, il m’attend. J’avance vers lui, doucement. Tout est comme dans mon rêve. Sauf qu’il ne me couve pas du regard, il me fusille. On dirait qu’il se retient de pleurer, les yeux rougis, la mâchoire crispée. Ses épaules sont voûtées, comme tordues par le poids trop lourd d’un drame. Et il se tient toujours le côté du corps, sûrement à cause de ses côtes. Autour de lui, un chaos sans nom. Un champ de bataille dévasté. J’ai la gorge qui se serre à cette pensée. Mon sac contenant son cadeau s’échoue par terre. Une seule phrase s’échappe de ma bouche.

— Je suis désolée…

Reprenez-vous, Mia, lui ordonné-je , et cessez de vous donner en spectacle ! Il y a plus grave que votre absence totale de ponctualité, vous ne trouvez pas ?

Vous ne comprenez donc pas ? s’étonne-t-elle en se baissant pour ramasser ses affaires.

Venez avec moi, vous allez m’expliquer ce que je devrais comprendre, lui dis-je en l’entraînant à l’écart, sans ménagement, sous le regard interrogateur d’Isabelle, alors en pleine conversation avec deux officiers de gendarmerie.

Une fois isolés du brouhaha environnant, je darde sur le clone de Jennifer un regard noir et tente de contenir au mieux la rage qui couve en moi. La sécheresse de mon ton, même sans élever la voix, la trahit néanmoins.

Je vous écoute, Mia, puisque pour vous, tout est normal, d’une limpidité confondante…

C’est… C’est un coup de Franck… Ou de ses sbires…

A cause de cette nuit ?

C’est bien possible oui ! Ce serait même tout à fait son genre…

Vous lui devez encore de l’argent ?

Non, pas du tout !

Alors quoi ? aboyé-je. Pourquoi s’en est-il pris à mon établissement, bordel ? Parce que vous êtes ensemble ? Parce qu’il a cru que nous avions une liaison, vous et moi, et qu’il n’a pas digéré votre séparation ? Si c’est le cas, je vous conseille de clarifier la situation au plus vite, Mia, parce que j’ai déjà raconté aux gendarmes ce qui s’est passé hier soir entre votre ex et moi.

On s’était mis d’accord pour ne rien leur dire ! Et puis, je vous le répète, ce n’est pas mon ex !

Les forces de l’ordre m’ont demandé si quelqu’un pouvait m’en vouloir, et à part ce type, non, il n’y a personne. Personne qui soit assez timbré pour mettre ainsi à sac mon resto. Et puis merde, Mia, regardez autour de vous ! Regardez ce qu’il reste de ma vie ! Plus rien, une ruine !

Je ne voulais pas ça, croyez-moi ! Pardon…

Mais qu’est-ce que ça peut bien me foutre que vous rampiez ventre à terre pour vous faire pardonner, hein ? Qu’est-ce que ça peut bien me foutre ? hurlé-je hors de moi en maudissant la terre entière. Alors vous allez prendre vos clics et vos claques et me débarrasser le plancher sur-le-champ, vous êtes renvoyée ! Pour votre salaire et vos indemnités de licenciement, vous verrez avec Isabelle…

Sans un mot, elle me balance un petit paquet cadeau à la figure avant de tourner les talons sans demander son reste.

Tandis qu’Isabelle se dirige vers moi, je range le présent dans ma poche et rend son téléphone portable à ma secrétaire dévouée. Elle semble n’avoir rien perdu de la scène, et même plutôt satisfaite que je me sois enfin débarrassé de cette employée-catastrophe.

Tu en as terminé avec ta déposition ? m’enquiers-je auprès d’elle.

Oui Monsieur.

Ça ne t’ennuie pas de me raccompagner chez moi avec ma voiture ?

Non, pas du tout, ce serait avec plaisir. Je suis simplement surprise que vous me le demandiez, et surtout que vous me laissiez conduire votre coûteux 4x4.

Si tu as déjà conduit une automatique, tu devrais t’en sortir sans problème…

Je lui tends les clés avec un sourire emprunté de circonstance, qu’elle me rend en les prenant, sans doute flattée de ma considération soudaine. Nous saluons les gendarmes encore sur place, Yann et quelques membres de mon personnel, complètement abasourdis et à qui je distribue des paroles qui se veulent rassurantes. Puis, Isabelle et moi nous dirigeons lentement vers le parking, et une fois installé sur le siège passager de ma BMW X5, je jette un dernier coup d’œil à L’Atelier dévasté.

Dieu sait combien tu l’as jalousé, détesté ce restaurant, Jenny, comme il est légitime pour une épouse de jalouser sa rivale ! Mais jamais tu n’aurais songé, ne serait-ce qu’un seul instant, à le détruire, à le réduire en pièces comme l’a fait ce Franck.

Notre périple jusqu’à Curienne est silencieux, la radio en mode sourdine et la discussion aux abonnés absents. Engoncé dans le cuir beige de mon fauteuil, les yeux dans le vague, je farfouille dans ma poche pour en ressortir le cadeau de Mia. A mesure que je déchire l’emballage pour le découvrir, je sens Isabelle se crisper au volant, mais elle ne dit rien, préférant se concentrer sur la route.

C’est un briquet. Un briquet à l’effigie de Véronique Sanson, pour remplacer celui que j’ai perdu dans la bagarre de la nuit dernière.

Pour remplacer le tien, Jen’.

Il est moins beau, c’est vrai, mais l’intention est louable. Et avant les événements de ce matin, elle m’aurait touché.

Je me souviens encore de cet instant, celui au cours duquel tu m’avais offert ce zippo gravé de mes initiales, le soir de l’inauguration de L’Atelier. Et ce ne fut pas ton seul cadeau…

***

"La Galoppaz", Curienne, mai 2005

Cathy, tu es là ?

Oui, à l’étage, dans la chambre d’amis. Monte.

Tu ne te fais pas prier et retrouve ma frangine au milieu de ses valises.

Salut ma Cath’ ! Tu fais du rangement ?

Vous vous embrassez avant que Cathy ne se retourne en soupirant sur le spectacle de sa bagagerie amoncelée sur le lit double.

Non. C’est Anton, il a enfin accepté de lâcher la ferme pour le week-end et m’emmène quelques jours sur la Côte…

Mais c’est génial ça ! Je suis trop contente pour vous deux ! t’écries-tu en serrant ma sœur dans tes bras.

Ça fait tellement longtemps qu’on n’est pas partis que je ne sais même plus faire une valise, ni même laquelle prendre…

Je peux t’aider si tu veux. Mais avant, j’ai un immense service à te demander.

Ah oui ? Lequel ?

Tu n’es pas sans savoir que la soirée d’inauguration du restaurant aura lieu dans deux mois jour pour jour… Eh bien, deux mois, c’est pile-poil le laps de temps qu’il me reste pour préparer ma surprise à Eric.

Ta surprise ? Mais quelle surprise ?

Je veux interpréter pour lui une chanson de Sanson, et pour cela, j’ai besoin que tu m’accompagnes au piano. Bien sûr, je n’ai pas sa voix, mais j’avais pensé à une chanson dans laquelle elle ne la pousse pas trop : Bahia.

Wouah ! Alors là, c’est sûr que ça va lui faire super plaisir… Deux mois, c’est court, mais en même temps, je t’ai déjà entendue chanter, et avec un peu de travail, tu devrais y arriver.

C’est vrai, t’es d’accord ?

Évidemment que je suis d’accord, Jen’ !

Oh, merci, merci beaucoup, ma Cath’ ! Bon, maintenant que ce point-là est réglé, occupons-nous de ton problème de valises… Le vanity-case déjà, tu le prends.

Tu crois ? En même temps, Anton n’aime pas vraiment sortir, alors je ne sais pas si j’aurais l’occasion de me maquiller…

Mais bien sûr que si ! C’est votre seconde lune de miel, alors tu vas lui en mettre plein les yeux pour que ce soit magique, inoubliable. Et en voyage, le vanity est le meilleur allié de la femme.

Telles deux adolescentes aussi espiègles que complices, vous partez dans un fou-rire mémorable. Le reste de l’après-midi, tu continueras à lui délivrer tous tes secrets de beauté et d’élégance pour être irrésistible, faire fondre un homme à tous les coups et ranimer la flamme de leur amour.

***

Comment ai-je pu ne plus être autant sous le charme qu’aux prémices de notre idylle, Jenny ? Comment ai-je pu te laisser faner, dépérir sans réagir, sans rien voir ? Pourtant, on avait tout, et moi je t’avais toi, amoureuse. Prête à tout pour me plaire, comme ce soir-là…

***

Le Bourget-du-Lac, juillet 2005

La présence d’un piano droit dans la salle principale de L’Atelier des Mille Saveurs m’intrigue, et quand j’interroge ma secrétaire fraîchement engagée pour me seconder, elle en ignore la raison. Passablement agacé, je fais néanmoins bonne figure devant le parterre de convives que j’ai invités à la soirée inaugurale d’ouverture de mon restaurant.

Mon père, ma mère, Grand-Pierre, Coline, Isaac, mes beaux-parents… Ils sont tous là pour assister à mon envol en solitaire. Tous, sauf Anton. Lui qui n’a jamais aimé les mondanités a préféré jouer les baby-sitters auprès de notre fils, né quatre mois auparavant.

En grande conversation avec la maire du Bourget-du-Lac, un célèbre critique gastronomique, un journaliste du Dauphiné Libéré et notre couple d’amis Estelle et Mathieu, bientôt parents à leur tour, je ne prête pas attention à votre entrée en scène, à Cathy et toi. C’est ta voix dans le micro qui coupe la parole à mon interlocutrice.

Bonsoir à toutes et à tous. Je n’ai pas vraiment l’habitude de m’exprimer en public, surtout devant tant de monde, mon mari Eric est plus doué que moi pour ça… Mais, je tenais en premier lieu à vous remercier de votre présence ici ce soir. L’Atelier des Mille Saveurs, c’est avant tout la concrétisation du rêve d’une vie. Le tien, mon amour. Et comme un cadeau ne vient jamais seul, c’est à mon tour de t’offrir le mien en chanson. Ce n’est pas grand-chose, ça n’a aucune valeur marchande, c’est simplement pour te dire combien je t’aime…

Les applaudissements, les sifflements d’acclamation saluent l’initiative, l’encouragent tandis que je reste abasourdi.

Le trac te tétanise sur les premières notes jouées par Cathy, mais au fil de la chanson, à mesure que tu lis l’émotion que suscitent en moi les mots de mon idole susurrés par ta voix, tu prends davantage d’assurance et me bouleverses.

"Il n’y a pas d’ouragans, c’est un mot païen

Les jours de pluie ça n’existe pas

Les jours de pluie ne reviendront pas

Et je t’aime

Caresse-moi…"

"Caresse-moi…", cette invitation, ces paroles m’entêtent et je me précipite vers toi à la fin de la chanson pour te voler un fougueux baiser.

Merci ma belle Jenny ! Mesdames et messieurs, après pareille ouverture, je vous propose sans plus tarder de passer à table !

Plus tard dans la soirée, tu m’offriras un second cadeau, dans l’intimité de mon bureau : ce fameux zippo dont je ne me suis jamais séparé jusqu’à hier soir. Touché de tant d’attention, c’est avec un certain amusement que je te pose cette question :

Et tu n’es pas jalouse ? Je veux dire, Véronique prend quand même beaucoup de place dans ma vie !

Oui mais au moins, je sais à quoi ressemble ma rivale, et puis elle est beaucoup moins dangereuse qu’une maîtresse anonyme que tu me cacherais…

Ah bon ? Et pourquoi donc ?

Ce n’est qu'une icône, un amour chimérique. Rien ne laisse penser que les sentiments que tu lui portes sont réciproques…

Et si j’étais fan de toi ?

Fan jusqu’à quel point ?

Au point d’avoir envie de toi, là, maintenant, tout de suite…

Et d’oublier Véronique ?

Et d’oublier Véronique…

Alors "caresse-moi" !

Ces mots soufflés au creux de mon oreille, encore. Je ne peux pas refuser une telle demande, je ne peux pas…

***

Il n’y a plus rien ici pour moi. J’ai tout foutu en l’air. D’un point de vue financier, j’aurais pu choisir n’importe qui, mais c’est tombé sur lui, parce qu’il était marié à une Faulqueroy. Et à cause de ma connerie, sa vie est partie en fumée. J’accélère le pas, sors du restaurant en coup de vent et retraverse en sens inverse la foule curieuse. Comme toujours, la fuite est la seule solution qui m’apparaisse envisageable. Des larmes commencent déjà à envahir mon visage. Je ne dois pas m’effondrer, pas ici, pas maintenant. Quelqu’un me rattrape par le bras. Pourvu que ça soit lui… Non, il ne faut pas que ça soit lui ! Je m’essuie rapidement la joue d’un revers de main et me retourne. C’est un gendarme, lieutenant d’après les barrettes de son uniforme, entouré de deux autres collègues moins haut gradés. Par réflexe, je me tends.

— Mademoiselle Parker ?

— Oui ?

— Nous avons quelques questions à vous poser.

— A moi ? Mais… Pourquoi ça ? Je ne suis au courant de rien…

— Monsieur Ferraz nous a parlé de la soirée d’hier. Nous aimerions entendre votre version.

— C’est à dire que… J’ai beaucoup à faire aujourd’hui… Je peux passer plus tard… bafouillé-je, quelque peu paniquée à l’idée qu’ils puissent découvrir ma véritable identité.

— Veuillez nous suivre au poste, s’il vous plaît ! Vous ne voulez pas que l’on ait recours aux menottes ?

— Non, bien sûr que non. Je vous suis…

Sans ménagement, le plus imposant des trois gendarmes me pousse vers leur voiture. J’ai l’impression d’être une criminelle, mais peut-être est-ce ce que je suis, au fond ? Depuis le temps que je mens, que je triche, j’ai fini par me perdre. Jusqu’à oublier pourquoi j’étais ici, ce que j’étais venue faire au départ. Eric a effacé tout le reste. J’appuie ma tête contre la vitre froide pour retrouver mes esprits. Ce n’est pas le moment de penser à lui. Je dois protéger Louise. Franck l’a trop souvent entraînée dans ses trafics pour qu’elle s’en sorte les mains propres, et je n’ai aucun doute sur le fait que d’une enquête à l’autre, des liens seront vite établis. Je répète dans ma tête l’histoire que je vais leur raconter. Pas des mensonges cette fois, juste une version arrangée de la réalité. Une version où je ne m’épargne pas. Tant pis si je paye pour les autres.

***

Les locaux sont clairs et propres, contrairement à ce que je m’étais imaginé la première fois que j’y ai mis les pieds. Les agents en revanche sont durs comme des rocs. On ne me propose pas à boire, personne ne vient prendre de mes nouvelles durant tout le temps que je patiente dans le couloir. Je suis seule et complètement perdue. Je vois défiler des délinquants, des amis de Franck parfois. L’un d’eux me lance au passage un geste de menace parfaitement compréhensible. Je suis déjà venue ici pour témoigner dans des affaires impliquant Franck ou Louise, mais jamais en tant que complice. Je n’avais même jamais été arrêtée de ma vie.

Je ne vais pas y aller par quatre chemins mademoiselle, soit vous parlez, soit vous plongez avec vos petits amis.

Mais je ne sais même pas pourquoi je suis ici ! Je venais chercher ma meilleure amie, je l’ai déjà dit à vos collègues !

Bien sûr, ils disent tous ça : "Je ne sais rien, je n’y suis pour rien, je ne connais personne, bla bla bla…"

Monsieur l’agent, écoutez-moi, je vous promets que je veux juste sortir mon amie de cet enfer !

Dans ce cas, balancez-moi le nom du type à la tête de ce groupe de connards !

Je ne peux pas… Je suis désolée… Je ne peux pas…

Ils ne comprennent pas, jamais. Les règles sont les règles. Tu dénonces, t’es mort. Louise et moi, on le sait depuis longtemps. Et puis, ce n’est pas une solution. Avec son influence, Franck aurait vite fait de ressortir de taule. Non, ce qu’il nous faut, c’est un nouveau départ. Et pour ça, j’ai besoin d’argent. Pendant que le policier me parle, une ébauche de plan commence à se former dans mon esprit. Premièrement, il faut que j’éloigne Louise de Franck. Deuxièmement, il faut que je trouve quelqu’un pour m’aider, n’importe qui, riche de préférence. Enfin, il faut que je m’invente une nouvelle identité. Oui, c’est ça, Mia Delors n’est plus. Désormais, je serai Mia Parker.

***

— Mademoiselle Parker ? Vous êtes toujours avec nous ?

— Oui, désolée, je réfléchissais… Je suis là. Vous disiez ?

— Nous voulions savoir qui était votre agresseur d’hier soir ?

— Je ne sais pas. Un type bourré dans un bar, sûrement…

— Est-ce que vous avez conscience que se taire n’est pas une solution ?

— Sans doute… Mais c’est la seule. La seule qui ne mette personne en danger.

L’agent derrière son bureau soupire. Il aimerait sans doute être ailleurs en ce moment, peut-être auprès de sa famille. Oui, quelqu’un l’attend certainement chez lui le soir. Quelqu’un qui ne s’enfuira pas du canapé avant même le lever du soleil. Comment ai-je pu imaginer une seule seconde qu’Eric pourrait accepter mon passé, mes mensonges et mes zones d’ombre ?

***

T’as le fric ?

Je l’aurai…

C’est sept cents pour une carte d’identité, cinq cents pour un permis.

Il me faut les deux.

A quel nom ?

Parker. Mia Parker.

T’as pas plus classique ? Pour pas se faire pécho, c’est mieux.

Quitte à choisir un nom, autant en prendre un qui claque, qui fasse un peu classe, un peu exotique. Un qui m’éloigne le plus possible de ma famille. C’est un nouveau départ que je veux. Une autre vie.

C’est toi qui vois. Bon, j’ai tout ce dont j’ai besoin. Par contre, si j’ai pas la tune à la livraison, non seulement tu pourras dire adieu à tes papiers, mais en plus je me ferai un plaisir d’arranger ta jolie petite gueule. Compris ?

Compris… Et pour Louise ?

Pour ta copine, je ferai pas. Elle est pas fiable, c’est trop risqué… J’ai pas trop envie de me faire serrer par les keufs.

Mais t’as un autre tuyau pour elle ?

Peut-être… Le Grenoblois, je vais voir avec lui.

Fais vite, s’il te plaît. Faut que je l’éloigne de tout ça…

Pourquoi tu t’arraches pas de cette merde toute seule, Mia ? T’es plutôt mignonne, intelligente, alors pourquoi ? Tu sais très bien qu’un jour ou l’autre, Louise replongera.

Ça c’est mon problème, Jimmy. Je n’ai qu’elle, je me bats pour elle. Et je vais la sortir de là.

T’y arriveras pas…

On parie ?

***

Les larmes reviennent, plus brûlantes cette fois, plus amères aussi, des larmes de lassitude ; pourtant je ne bouge pas. Immobile sur ma chaise, dans ce minuscule bureau de la gendarmerie, j’attends que mon corps cesse d’être secoué de sanglots. On pousse une boîte de mouchoirs vers moi et soudain je comprends que je ne risque rien. Je ne suis pas coupable, je suis une victime par ricochet. Ils veulent m’aider. Et puis, à propos de mon identité, ils ne soupçonnent rien…

— Bien, je n’ai rien contre vous, alors vous pouvez partir !

— Merci. Quelles vont être les suites pour le restaurant de Monsieur Ferraz ?

— Il va y avoir une enquête et si aucun suspect n’est confondu, l’affaire sera classée sans suite.

— Et qu’encourrait le responsable d’un tel… Carnage ?

— Selon le code pénal, la destruction, la dégradation ou la détérioration d’un bien appartenant à autrui est punissable de deux ans d’emprisonnement et de trente mille euros d’amende, Mademoiselle.

— Dans ce cas… J’espère que vous le trouverez…

— Si vous vous souvenez de quelque chose, n’hésitez pas à revenir nous voir, d’accord ?

Je hoche la tête et me lève. Je ne reviendrai pas, c’est certain. Ni ici, ni ailleurs. Il est temps que je fasse ce que j’aurais dû faire depuis des années. Partir. Loin d’ici, des Faulqueroy, d’Eric. De Louise, de Franck. Partir toute seule. Partir…

[6] Définition de l’amitié selon Alain Delon :"Un ami ? C’est quelqu’un à qui on peut téléphoner à trois heures du matin en disant qu’on vient de commettre un crime et qui vous répond seulement : “Où est le corps ?”"

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