Chapitre 9

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"L’Atelier des Mille Saveurs", un peu plus tard dans la journée

La soirée s’avance lentement, le service a été calme avec peu de réservations. Isabelle et Yann me saluent, ils sont quasiment les derniers à prendre congé.

J’en profite pour faire la tournée d’inspection de mon restaurant, éteins peu à peu toutes les lumières quand tout à coup je me retrouve nez à nez avec Mia.

— Pardonnez-moi, j’ai cru que vous étiez déjà partie.

— Non, j’ai traîné un peu, je n’avais pas très envie de rentrer chez moi ce soir…

— Ah ? Dans ce cas, ça vous dirait d’aller boire un verre ?

Elle semble hésiter mais finalement accepte avec un plaisir non dissimulé. Pour elle, c’est sans doute l’occasion rêvée de repousser l’échéance de se retrouver en tête à tête avec cette ordure qui partage sa vie.

— Par contre, j’ai perdu l’habitude de fréquenter les endroits à la mode. Vous avez un bistrot sympa à me recommander ?

"Bistrot", le terme, désuet, la fait sourire…

— Ce n’est pas à proprement parler un "bistrot", mais plutôt un pub ou un café-concert. Le Cosmo, à Chambéry, vous connaissez ?

— Le Cosmo vous dites ? Non, j’en ai jamais entendu parler…

— C’est au Carré Curial, je peux vous y conduire si vous voulez. En plus, ce soir, il y a un super groupe qui y joue sur scène : Les Burning To Lose. Je les ai déjà vus une fois, à Musilac [5], ils sont fa-bu-leux ! Alors vous êtes partant ?

— Euh… Oui, pourquoi pas ?

En réalité, l’idée d’aller assister au concert d’un groupe déjanté, probablement très éloigné de mes goûts musicaux, ne m’enchante guère ; j’aurais préféré l’ambiance plus feutrée d’un piano-bar jazzy, mais je ne veux pas passer pour quelqu’un d’has been ou souligner davantage notre différence d’âge déjà notable. Et puis surtout, j’ai très envie de la découvrir, de découvrir son univers pour me rapprocher d’elle…

C’est ainsi que nous quittons L’Atelier et nous dirigeons vers son véhicule, une antique Peugeot 205 à la carrosserie fatiguée.

— Vous ne voulez pas qu’on prenne plutôt ma voiture ?

— Non, je préfère conduire…

— Comme vous voudrez !

Je m’installe à bord. Je n’ai plus l’habitude d’être assis aussi bas. Je possède un gros SUV bavarois depuis quelques années.

La musique est forte, sans doute pour couvrir les hurlements du moteur qu’elle matraque comme un pilote de rallye. Je cherche une poignée de maintien pour m’y accrocher, mais elle ne doit plus exister depuis bien longtemps.

— C’est ce genre de groupe que vous aimez ?

— Pas trop non. Mais bon, quand j’ai acheté ma vieille guimbarde, le CD était coincé dans le lecteur. Du coup, maintenant, je le connais par cœur… C’est une compil’ des années 80.

— Ah ? Vous savez, je n’ai jamais été très pop anglaise…

— Oui, vous c’est plutôt Véronique Sanson.

— Comment vous savez ça ? lui demandé-je, surpris qu’elle soit au courant de mon sérieux penchant pour mon idole musicale.

Elle ne répond pas tout de suite, réfléchit peut-être à un moyen de ne pas perdre la face. Je la devance.

— Vous avez fait des recherches sur moi, c’est ça ? Qu’est-ce que vous savez d’autre ?

— Rien, s’empourpre-t-elle. Enfin si, tout ce que tout le monde sait. Et puis, c’est normal, quand on postule pour un poste, de se renseigner sur son futur employeur, non ?

— Peut-être, mais il faut tout de même sacrément fouiller pour savoir que je suis fan de Véronique…

— Parce que vous l’appelez par son prénom ? Que c’est mignon !

— Oh, ça va, arrêtez de vous moquer…

Nous éclatons de rire tous les deux.

— Et vous l’avez déjà rencontrée ?

— Qui ça ?

— Ben Véronique !

— Je l’ai vue en concert plusieurs fois. Et quand j’étais apprenti chez Bocuse, j’ai même eu l’honneur de cuisiner pour elle. On nous a présentés, mais j’ai été incapable d’articuler plus de trois mots tellement j’étais intimidé.

— Je suis sûre que ça a été un très beau moment dans votre vie.

— Oui, même si elle l’a sûrement oublié depuis…

Nous arrivons à proximité du Carré Curial, elle se gare en deux temps - trois mouvements, un peu à l’arrache, une roue sur le trottoir, coupe le moteur et la radio.

— Dites-moi, vous l’avez décroché où, votre permis ?

— Ben quoi, vous êtes encore vivant, c’est tout ce qui compte, non ?

Je souris. Nous sortons de la voiture et je prends sa main, si douce, si blanche, lorsqu’elle me rejoint du côté passager. Sous la lumière d’un réverbère, il y a ce soir quelque chose de très enjoué dans son regard, ses prunelles luisent d’une intensité particulière. Comme si le fait d’être avec moi, de partager ce moment, lui permettait d’oublier un quotidien que j’imagine morose… Pour accentuer cette complicité naissante entre nous, je poursuis ma taquinerie d’un air goguenard :

— Faudra quand même que je vous explique deux ou trois trucs en matière de conduite, parce qu’on a failli plus d’une fois y rester…

Je n’avais jamais remarqué à quel point ses yeux s’éclairent lorsqu’il sourit. Ils ne sont plus seulement bleu ou vert, ils sont traversés par toutes les nuances d’un lac un beau jour de printemps. Turquoise de l’eau contre la rive, émeraude de la mousse sur les rochers. Et puis, il y a ces petites rides qui dessinent comme des soleils au coin de ses paupières. Il semble léger ce soir, à nouveau insouciant. Je réponds à sa joie communicative et me détend complètement cette fois. Comment pourrait-il en être autrement alors que ses doigts se lient aux miens avec plus d’assurance ? Nous nous dirigeons d’un même pas vers le pub. La musique traverse les murs jusqu’ici, inondant l’extérieur de ses tonalités pop-rocks. Quelques personnes fument ou boivent dehors. Certaines dansent même, hochant juste la tête en rythme pour les plus timides, agitant les bras pour les plus téméraires. J’ai toujours aimé cet endroit, son ambiance, ses habitués. Tout ça m’a manqué. C’est comme une partie de moi-même, mon milieu, mon élément.

— Je vous préviens tout de suite, il est hors de question que je danse !

— Ah oui ? Pourquoi ça ? Vous ne savez pas ou vous avez honte ?

— Disons que je me trémousse encore plus mal que vous ne conduisez…

— Dans ce cas, je peux peut-être vous apprendre. En échange des leçons de pilotage.

— N’y comptez pas, je suis une catastrophe…

La grimace qui accompagne ses mots me fait rire. Je me sens bien. Eric pousse la porte du Cosmo et nous entrons. L’atmosphère intérieure est saturée, mélange de fougue et d’énergie, de corps en ébullition et de cœurs comblés. La musique est encore plus forte ici, explosant les tympans, à tel point qu’on ne s’entend presque pas parler. Nous nous frayons difficilement un chemin à travers une coursive, dont les murs imitation vieille pierre sont envahis de tableaux épurés savamment agencés. L’endroit, étroit et voûté, semble surpeuplé. Puis, nous commandons chacun une boisson au bar, mojito pour moi et pression pour lui, avant de chercher une place où s’installer. La pièce principale s’ouvre sur un mobilier de style bistrot, avec une estrade surélevée au fond, qui accueille le groupe déjanté. De part et d’autre de cette travée centrale, des petites niches plus intimistes s’égrènent. Je me dirige d’office vers l’une des alcôves dont l’arcade séparative s’habille de voiles écrus, presque transparents, et m’écroule sur un grand fauteuil en résine tressée. Eric m’imite, moins à l’aise, davantage sur la réserve maintenant que nous sommes plongés dans une ambiance qu’il ne connaît pas.

— Alors comme ça, vous venez souvent ici ? reprend-il.

— Avant oui, c’était mon repaire. Louise et moi, on y a fait de sacrées fêtes…

— Louise ? C’est une amie à vous ? me demande Eric.

— Oui, c’est ma meilleure amie et aussi ma colocataire.

— Ah ? Vous ne vivez pas avec… Enfin je veux dire… Il n’y a personne d’autre dans votre vie ?

— A part le restaurant et la peinture, non je ne vois pas…

Le groupe se tait, l’entracte offre maintenant un silence plus profond, plus familier. Eric paraît réfléchir à mes dernières paroles. On dirait qu’il essaye de remettre en place les morceaux d’un puzzle un peu trop complexe. Que peut-il bien deviner de mes gestes mesurés et des mots choisis avec soin ? Entrevoit-il la fille derrière le masque, celle que je cache ? J’ai l’impression que ses yeux me transpercent, fouillent en moi pour y découvrir un semblant de vérité. Je baisse la tête, les joues rougies par la gêne, les mains moites de ce qui se joue entre nous. Le naturel qui s’était installé en début de soirée est en train de s’évanouir pour quelque chose de plus brut encore. Les barrières sont sur le point de tomber, l’évidence nous rattrape. Mais il ne faudrait surtout pas qu’il devine, qu’il débusque qui je suis et pourquoi je suis là, à tenter de le séduire.

— Il y a quelque chose que j’aimerais comprendre… Votre coquard ?

— C’est une histoire compliquée, je ne suis pas sûre d’être prête à en parler.

Non, ne rien lui dire de trop personnel, qui pourrait le mettre sur la voie et le faire fuir. Et ce d’autant plus que je me sens bien avec lui. En mission commandée, certes, mais il y plus désagréable compagnie que cet homme. Je suis même certaine que bien des femmes se damneraient pour l’avoir dans leur lit. Parce qu’il a beau avoir trente-huit printemps, il est sacrément bien foutu ! Mon Dieu, qu’est-ce que je raconte ? Voilà que je me mets à fantasmer ! Ressaisis-toi ma pauvre fille, ce n’est pas le moment de tomber sous le charme et de perdre de vue ton objectif : te venger. Pourtant, sa voix chaude ne cesse de me ramener à lui :

— Bien sûr, excusez-moi, je ne voulais pas paraître insistant mais…

— Je vais aller me chercher un autre verre. Je reviens tout de suite.

Je m’esquive. Une nécessité. Il faut que je reprenne la main, que je ne me laisse pas troubler, mais comment faire quand son cœur commence à battre la chamade ?

Elle est belle, merveilleusement belle, mais tellement secrète. Que cache-t-elle de si inavouable ? Depuis que nous sommes dans ce pub, je n’ai pas cessé de la regarder, de l’étudier même… Je veux comprendre. Je veux dire, c’est pas comme si elle se forçait à être là, avec moi. Ça, c’est quelque chose que je sens très vite chez les gens, l’hypocrisie. Là, c’est autre chose. Il y a une gêne inexpliquée, un pan de son existence qu’elle se refuse à me dévoiler. Par pudeur ? Par honte ?

Je l’observe depuis ma place, accoudée au comptoir. Silhouette sculpturale drapée d’une robe-tunique plutôt courte, de style bohème, légèrement décolletée et près du corps. Position un rien lascive quand elle s’adresse au barmaid, qu’elle semble connaître depuis des lustres. Et puis ses mains qu’elle agite en permanence avec élégance quand elle s’exprime, ses mains si délicates, si fines, parées de bracelets multicolores qui vont se nicher parfois sous ses manches évasées, le long de ses menus poignets d’artiste.

Elle est infiniment plus extravertie que Jenny, à qui je la compare sans cesse, sans doute à cause de leur ressemblance physique, mais plus mystérieuse aussi.

J’aime ses jambes merveilleusement galbées, je rêve de faire courir mes doigts sur sa peau nue, d’embrasser son cou, de caresser ses épaules, son buste, de me repaître de sa fragrance et de ses seins… Je fantasme. Je fantasme alors qu’on est encore loin de tout ça, qu’elle n’est probablement pas prête à franchir ce pas avec moi.

Elle revient. Elle rayonne, me sourit, sublime. Et moi, j’ai l’air de quoi ?

— Je vous ai repris la même chose, m’annonce-t-elle d’un ton presque solennel en déposant les verres sur la table.

— Je voulais vous demander… La différence… Je veux dire, la différence d’âge dans un couple, entre un homme et une femme, ça vous dérange, ça vous choque ?

Ma question est un peu gauche, un peu maladroite, amenée comme ça, à brûle-pourpoint, mais elle me brûlait les lèvres. J’ai besoin de savoir. Savoir si mon âge peut être un obstacle entre nous.

— Non, pourquoi ça me choquerait ?

— Je ne sais pas, parfois les gens ont des idées préconçues… Et puis, il y a le fossé générationnel quand même, avec des goûts différents, des envies différentes. Vous par exemple, je suis sûr que vous rêvez d’avoir un jour des enfants à vous. Alors que moi, c’est une envie que j’ai déjà assouvie, et puis je me sentirais trop vieux pour être à nouveau père.

— L’âge qu’on a, il est surtout dans sa tête. Le reste, on s’en fout.

Je suis estomaqué par sa réponse, presque incrédule. Elle a vingt-cinq ans, j’en ai trente-huit. Treize ans d’écart à l’échelle de nos courtes existences, ça n’a rien d’anodin, de dérisoire. C’est peut-être aussi pour ça que Mathieu se l’imagine en femme-enfant, ce qu’elle n’a pourtant pas l’air d’être.

— Mais au fond de vous-même, en votre for intérieur, c’est quoi votre ambition dans la vie, votre but ultime ?

— Être heureuse, peu m’importe où, comment, avec qui. Oui, être heureuse, tout simplement.

— Alors on a au moins ce point en commun, répliqué-je en recouvrant sa main de la mienne.

Un bref instant, le temps semble s’arrêter et nous sommes seuls au monde. Mais pas longtemps.

— Qu’est-ce que tu fous là ? nous interrompt un type plutôt baraqué, la mine patibulaire.

Le regard de Mia se fait soudain plus sombre, plus dur. Il n’y a subitement plus de connexion entre elle et moi.

— Qu’est-ce que ça peut te foutre, Franck ? Je ne suis pas ton jouet, j’ai pas de compte à te rendre !

— Oh que si, ma jolie ! rétorque-t-il en la saisissant par le menton. Tu sais très bien ce que tu me dois. Et puis ici, tu es chez moi, sur mon territoire. Et ça aussi, ça se paie.

— Ça suffit ! aboyé-je. Laissez-la tranquille !

Le dénommé Franck relâche son emprise sur Mia et me dévisage.

— C’est qui, cet avorton ? Il veut s’en prendre une lui aussi ?

Mia bondit de son fauteuil et s’interpose entre nous.

— Non, je t’en prie, Franck, ne lui fais pas de mal, il n’a rien à voir avec nous ! Je te promets que je te rembourserai dès que j’aurai l’argent…

Je me lève à mon tour, écarte fermement Mia de cet enfoiré qui nous agresse et le regarde droit dans les yeux, déterminé :

— Si vous osez encore toucher ne serait-ce qu’à un cheveu de ma compagne, je vous taille en pièces, vous m’entendez ? Je vous taille en pièce !

— Putain, tu le sors d’où, ton Molière ? s’esclaffe Franck. Vous avez entendu ça, les gars, Molière va m’en mettre une si je touche à sa poule.

Le bar se fait hostile.

— Combien vous doit-elle ?

— Bien plus que ce que tu as sur toi…

— Combien ? insisté-je.

— Deux mille.

Je sors mon portefeuille de la poche intérieure de ma veste et allonge quatre billets de cinq-cents euros sur la table.

— Désormais, elle ne vous doit plus rien. Seulement, si j’apprends que vous l’approchez encore ne serait-ce qu’une seule fois, je vous casse la tête, c’est clair ?

— Toi, Molière, tu me casses la tête ? Mais t’es qui pour me parler comme ça ? s’emporte-t-il en me chopant par le col.

— Lâche-moi. Tout de suite.

— Ah ouais ? Et si j’obéis pas, qu’est-ce que tu vas me faire ?

— Je ne te conseille pas d’essayer. Tu vas gentiment ramasser ton fric, rejoindre tes potes et nous laisser partir, Mia et moi.

— Elle doit sacrément être bonne au pieu, ta putain, pour te faire lâcher de la tune aussi facilement et prendre autant de risques avec ta gueule d’ange. Si j’avais su, moi aussi je me la serais faite, la jolie Mia…

— Je ne te permets pas de l’insulter…

— Qu’est-ce que tu sais d’elle, hein, bouffon ? Si ça se trouve, elle racole pour moi derrière ton dos. Si ça se trouve, elle taille des pipes dans les chiottes et écarte les cuisses à la demande…

— Ne l’écoutez pas, Eric ! C’est faux…

— Tu le vouvoies, ton bellâtre ? C’est comme ça qu’on s’envoie en l’air dans la Haute ?

— Dans la Haute comme tu dis, on bosse, on ne passe pas son temps à jouer les caïds en rackettant les autres…

— Franchement Mia, là tu m’épates. D’habitude, tu te dégotes des princes charmants d’opérette, à moitié sortis des poubelles, et là tu te tires le gros lot, beau gosse, bien élevé, chevalier servant et plein aux as. Manquerait plus que ce soit un bon coup au plumard pour me rendre jaloux… Déjà qu’il a les couilles de me tenir tête !

— J’en ai suffisamment supporté comme ça, maintenant tu dégages de mon chemin !

— Oh, Molière s’énerve, dites donc…

— Allez, venez, Mia, on s’en va.

Jusqu’à présent, je me contrôle. Avec difficulté, mais je me contrôle. Comme je l’ai appris en judo, même si je sais que la meilleure défense, c’est l’attaque. Le problème, c’est que si je m’en prends à ce mec, il y en a au moins une dizaine qui me tombera dessus. Sans parler de ce qu’ils pourraient faire de Mia. C’est pour elle que j’évite le conflit, le corps à corps, pour la protéger.

A mon grand étonnement, Franck et ses sbires nous laissent passer. Eric m’attrape par le bras, peut-être un peu trop brusquement, et m’entraîne au-dehors sans demander son reste. Je tremble comme une feuille, incapable d’assimiler tout ce qu’il vient de se passer. Je ne comprends pas : Franck n’aurait jamais dû être là ce soir !

Au milieu de toutes ces idées qui se bousculent, l’une d’elles prend subitement le dessus. Sur le moment, je ne m’en suis pas rendue compte, mais Eric a pris ma défense spontanément, naturellement. Il n’a pas fui, ne m’a pas laissée là avec mes problèmes et je sens qu’il se retient d’exploser pour me protéger. Il me fait passer avant lui. Comme s’il tenait à moi, comme si nous étions un couple et pas seulement deux collègues prenant un verre ensemble. A part Louise, à deux reprises, personne ne m’a jamais fait passer en premier… Mais j’essaye de chasser rapidement ces pensées de mon esprit pour reprendre le contrôle. Il faut absolument qu’on s’éloigne de cet endroit, que je mette Eric à l’abri. Alors sans parler, nous traversons la rue d’un pas vif pour rejoindre ma voiture. Éclairée seulement par la lueur pâle d’un vieux lampadaire, je mets de longues secondes à trouver mes clés. Eric me rejoint et pose une main rassurante sur la mienne pour contenir les secousses qui m’empêchent de les insérer dans la serrure. Son regard franc m’apaise immédiatement.

— Tout va bien, ils ne vous feront plus aucun mal, je vous le promets.

— J’aimerais vous croire, Eric, mais vous ne savez pas dans quoi vous avez mis les pieds…

— Je pense que je commence à comprendre. Et je peux vous aider.

— Ça m’étonnerait, du con !

Un coup de poing interrompt mon protecteur. Violemment touché à l’estomac, il se plie en deux en s’étouffant. Je hurle, terrorisée. Sans laisser le temps à Eric de se redresser, Franck lui balance son genou dans les côtes. J’aimerais me jeter entre les deux hommes, mais je suis paralysée. Les coups pleuvent sur Eric. Collée contre la voiture, une main sur la bouche pour retenir mes sanglots, je ne peux qu’assister impuissante à la scène. Au moment où je tente de glisser la main dans mon sac, cherchant en vain une arme de fortune à laquelle me raccrocher, le dealer écrase de plus belle ses phalanges sur la joue de mon compagnon. Un filet de sang vient rougir le trottoir. Cette fois-ci, je sens que je vais tourner de l’œil. Le prochain uppercut est déjà prêt à partir lorsque soudain, électrisé par l’adrénaline, Eric saisit les poignets de son adversaire et l’attire à lui. Tout va vite, très vite. J’ai à peine le temps d’apercevoir son pied qui se place au bon endroit, qu’entraîné par l’élan, Franck s’écroule au sol. Le souffle court, j’écoute le silence pesant qui s’écoule tout doucement avant que le gémissement d’Eric ne me ramène à la réalité. Je me précipite vers lui.

— Oh mon Dieu… Est-ce que vous… Vous êtes blessé ?

— Ça va aller, je crois que je n’ai rien. Et lui ?

— Je… Je sais pas… Il bouge plus…

— Ecoutez-moi bien Mia, il faut qu’on se tire d’ici !

— Oui… Bien sûr… On peut aller chez moi.

— Parfait, il faut juste que vous m’aidiez.

Avec précaution, je passe un bras autour de sa taille pour le remettre sur pied. Je vois bien qu’il souffre, mais il tient bon jusqu’au siège de la voiture. Je fais le tour, me glisse à la place du conducteur et pose les deux mains sur le volant. Les tremblements sont toujours là, discrets mais terriblement dérangeants. Il me faut encore deux essais pour trouver le contact. Enfin, je quitte mon emplacement, la rue et laisse la nuit nous emporter. Heureusement, il n’y a pas beaucoup de circulation à cette heure-ci. Après avoir manqué de prendre un sens interdit, couper une ligne blanche et griller un stop, nous arrivons enfin devant mon immeuble. Je me gare au plus près possible, faisant mordre la roue sur le trottoir. Eric ne réagit même pas, il a les yeux fermés et la respiration sifflante. J’ai tellement peur que ses blessures soient plus graves que ce qu’il m’en dit. S’il lui arrivait quoi que ce soit, je m’en voudrais terriblement. Je n’ai jamais voulu ça, lui faire du mal, du moins physiquement. Outre l’intérêt financier que je lui portais - et il m’a prouvé ce soir que l’argent n’était pas un problème pour lui - il ne devait être qu’un dommage collatéral, un marche-pied pour affronter les Faulqueroy, les mettre en face de leurs responsabilités et les faire payer.

Je n’ose même pas le toucher, de peur d’amplifier sa douleur. Et Franck ? Est-il vraiment mort ? Je ne me souviens plus s’il respirait ou non quand nous nous sommes enfuis. Maintenant, c’est sûr, la police va débarquer d’un moment à l’autre pour nous arrêter. Et me foutre encore davantage dans la merde s’ils venaient à mettre au jour ma fausse identité. Je descends du véhicule et me mets à tourner en rond pour trouver une solution. Après tout, c’est ma spécialité, me sortir des situations compliquées. La portière passager émet un clic et s’ouvre.

— Ne songez même pas à m’emmener à l’hôpital…

— Eric ? Je… Vous avez besoin d’un médecin. Je ne sais pas quoi faire…

— J’ai juste besoin de repos. J’espère que votre appartement est au rez-de-chaussée.

— Quoi ? Non, il est au premier, mais…

— Je plaisantais Mia. Je peux marcher.

Un petit sourire se dessine sur son visage. J’y crois pas, cet homme vient de se faire passer à tabac et il trouve encore la force de blaguer avec moi pour me détendre ! J’aimerais lui rendre son geste, montrer que j’assure, que je n’ai pas peur, mais je n’y arrive pas. Eric attend que je lui montre le chemin. Il se tient toujours les côtes, grimaçant à chaque pas. Son œil est aussi en train de prendre une drôle de couleur.

Allez Mia, secoue-toi, il a besoin que tu prennes les choses en main, pas que tu te morfondes !

J’ouvre la porte du bâtiment, enclenche la minuterie et lui indique les escaliers. Devant l’appartement, je marque un temps d’arrêt. Le paillasson n’est plus à sa place et la clé de secours a disparu. Je tends l’oreille et distingue des bruits de fracas à l’intérieur. Mon Dieu, faîtes que les hommes de main de Franck ne soient pas déjà venus se venger ! J’ouvre le battant sans faire de bruit et passe ma tête dans l’embrasure. C’est alors que je tombe nez à nez avec une frêle silhouette.

— Putain Mia, tu m’as foutu une de ces trouilles !

— Louise ? Quand est-ce que t’es rentrée ?

Et merde, manquait plus que ça…

Ça me fait un mal de chien, cette douleur qui me comprime la cage thoracique. Je souffle comme un bœuf, on dirait un asthmatique. J’ai grimpé une simple volée de marches d’escalier, et c’est comme si j’avais gravi l’Everest. Je perçois assez nettement l’inquiétude de Mia, très palpable, même si elle la dissimule autant qu’elle le peut : il y a quelqu’un dans l’appartement. Si ça se trouve, ce sont les hommes de main de ce type, ce Franck. Celui que j’ai laissé pour mort dans une ruelle sombre. Mort ? Bon sang, cette nuit est un cauchemar, un vrai cauchemar ! Je vais me réveiller. Il faut que je me réveille, que je me sorte de cette merde noire… Non, c’est bien réel. Je suis toujours là, sur le palier d’un vieil appart’ fatigué, en hyper vigilance, au cas où un de ces mecs me tombe encore dessus.

— C’est bon, vous pouvez venir, ce n’est que Louise, ma colocataire.

J’ai un pauvre sourire en pénétrant dans le vestibule. Je dois avoir une tronche à faire peur. Mais Louise n’a aucun mouvement de recul. Elle est juste là, à se laisser glisser contre le mur en sanglotant, on ne sait même pas pourquoi. On dirait une brindille qui se casse sous l’effet du vent. Une brindille ou une enfant. Mia me cherche du regard, comme si elle attendait mon approbation pour s’occuper de son amie en perdition, des fois que je m’écroule moi aussi.

— Allez-y. Indiquez-moi juste un endroit où je puisse m’allonger.

— Le salon, à votre droite. Il y a un canapé. Je suis à vous tout de suite.

Je me traîne comme je peux jusqu’au clic-clac et m’y affale comme une loque, ma dernière once de fierté m’ayant elle aussi lâchement abandonnée. J’aurais voulu aider Mia à relever Louise, à la conduire dans sa chambre, mais j’en suis incapable. Au bout de quelques minutes, Mia revient avec une poche de glace pour mon œil tuméfié et une couverture, au cas où j’aurais froid.

— Tenez, appliquez-la sur votre paupière, sinon ça va enfler…

— Merci… Comment va-t-elle ?

— Probablement mieux que vous. Et vous, comment vous sentez-vous ?

— Un peu comme si quatre rouleaux-compresseurs m’étaient passés dessus, si vous voyez ce que je veux dire.

— Je suis désolée…

— Vous n’avez pas à vous excuser, vous n’y êtes pour rien. Enfin si, vous devriez changer de fréquentations quand même, les vôtres ne sont pas très recommandables.

Ma tentative pour détendre l’atmosphère ne fonctionne pas vraiment. J’ai besoin d’une cigarette. Quand plus rien ne va, il me reste toujours une cigarette. Du moins, je l’espère…

— Je peux fumer ?

— Euh… C’est pas trop conseillé dans votre état. Déjà que vous avez du mal à respirer… Attendez, je vais desserrer un peu vos vêtements.

— Et moi qui vous faisais la morale sur votre présentation ! Regardez-moi ce costume, il ne ressemble plus à rien maintenant !

— Chut ! me dit-elle en posant son doigt sur ma bouche. Ne bougez plus et laissez-vous faire.

De la tendresse et de la douceur. Tout ce dont j’ai besoin à cet instant précis. Elle m’aide à ôter mon blazer, dénoue avec dextérité ma cravate, déboutonne mon gilet, le haut de ma chemise pour dégager mes voies respiratoires. Nos regards se croisent, ma main s’attarde dans ses cheveux, je pourrais oublier ma douleur et l’embrasser tout de suite. Grimer le noir de la nuit pour la repeindre en rose. Mais c’est elle qui détourne les yeux. Ne subsiste que le verbe pour dissiper le trouble.

— Mes cigarettes, s’il vous plaît. Dans la poche intérieure droite de ma veste.

Elle s’exécute, en ressort un paquet de Stuyvesant tout écrasé et me le tend d’un air désolé. Heureusement, les deux clopes qui se battent en duel à l’intérieur n’ont pas trop souffert. Je m’en saisis d’une.

— Mon zippo, même poche.

Elle fouille et retourne le vêtement dans tous les sens, et à part mon portefeuille et mon smartphone, fort mal en point lui aussi, aucune trace dudit zippo.

— Vous l’avez sans doute perdu dans la bagarre avec Franck, tout à l’heure.

— Putain mais c’est pas vrai ! C’est pas vrai ! m’écrié-je, affolé. Mia, il faut qu’on prévienne immédiatement la police. Si le type est mort, ils vont me retrouver, ils vont savoir que c’est moi.

— Arrêtez votre parano, Eric, vous n’êtes pas le seul type au monde à vous balader avec un zippo dans sa poche ! tente-t-elle de tempérer.

— C’est un cadeau de Jennifer, mon épouse. Et au-delà de sa valeur sentimentale, c’est un exemplaire unique, gravé à l’effigie de Sanson et frappé de mes initiales.

— Ah merde !

— Vous comprenez pourquoi on doit appeler la police…

— On ne peut pas l’appeler, me coupe sèchement Mia.

— Mais enfin, pourquoi ? Il nous a attaqués, on s’est défendus, et s’il ne survit pas, c’est juste un accident. Tandis que là, on a fui et on l’a laissé pour mort. C’est plus du tout la même chose.

— Franck a un casier. Ils n’iront pas vous chercher des noises parce qu’ils croiront à un règlement de compte entre voyous. Votre zippo ne prouvera rien. Ça pourrait très bien s’être passé auparavant, cette rue est un lieu public, un lieu de passage.

Je soupire en me passant la main sur le visage.

— J’aimerais être sûr d’une chose, Mia : ce gars, il est quoi exactement pour vous ? Votre mec, votre mac, votre fournisseur de dope ?

— Il n’est rien de tout ça, bon sang, je vous l’ai dit ! s’emporte-t-elle avec véhémence, agacée. Pour qui me prenez-vous ? Je lui devais juste du fric, c’est tout.

— C’est jamais anodin de devoir du fric à quelqu’un, Mia.

— Parce que vous n’avez jamais été fauché, peut-être ?

— Je n’ai pas toujours roulé sur l’or, mais je n’ai jamais dépensé l’argent que je n’avais pas.

Ce n’est pas tout à fait vrai, mais il me paraît alors inutile de lui expliciter la provenance d’une partie de la somme faramineuse qu’il m’avait été nécessaire de réunir pour réaliser mon rêve : ouvrir mon propre restaurant. Car sans l’apport conséquent de mes beaux-parents, je n’aurais jamais pu créer L’Atelier.

— C’est facile de juger quand on ne sait rien ! me balance-t-elle, bêcheuse.

— Mia, je ne demande que ça, savoir. Sinon, comment je pourrai vous aider, hein ?

— Il est tard ! élude-t-elle. Vous êtes fatigué, je suis fatiguée, je vous souhaite donc une bonne nuit.

— Qu’est-ce que vous fuyez, bon Dieu, Mia ? Mia ?

La lumière s’éteint. Je reste là, comme un con avec mes questions, mon costard ruiné et ma douleur dans la poitrine. Pourquoi tu t’entiches toujours des nanas les plus compliquées ? Si je le savais, Mat’, si seulement je le savais !

Mais qu’est-ce qu’il croit ? Que sa tête de chien battu va me faire cracher tous mes secrets ? Que parce qu’il s’est pris des coups à ma place, je suis à lui ? Il est hors de question que je craque maintenant, simplement parce que les circonstances se prêtent aux confidences, au dérapage incontrôlé. Si je l’embrasse, si je lui avoue qu’il est ma seule issue de secours, qu’il peut me sortir de là en un claquement de doigts, je ne ferais que profiter d’un moment de faiblesse. Il est si fragile, si désarmant quand il prétend vouloir m’aider. Et il y a cette lueur dans ses yeux, cette peur qui passe quand il craint pour sa vie, pour la mienne, l’affrontement avec la police et tout ce que cette nuit de cauchemar contient. Je crois qu’en vérité, les barrières que je voulais ériger entre lui et moi, que j’ai tentées de dresser pour nous protéger, n’ont jamais existé. Que le besoin s’efface devant l’envie. L’amour peut-être ? Et si je faisais demi-tour, pour me coucher près de lui sur notre vieux clic-clac avachi et laisser le destin panser nos plaies respectives ? Non, si je fais ça, je nous embarque tous les deux dans quelque chose qui nous dépasse. Je ne peux pas lui faire ça. Ni me servir de lui. Pas maintenant.

Alors, parce que je sais que c’est la meilleure solution, je me force à avancer, encore et toujours, jusqu’à la chambre de Louise. Ma meilleure amie est prostrée, en position fœtale sur son lit, l’air hagard et le maquillage en vrac. Je m’assieds à côté d’elle et lui caresse les cheveux. Parfois, j’aimerais pouvoir faire comme elle, juste me laisser aller. Laisser les autres prendre soin de moi, ne pas me soucier de ce qui se passe autour de moi, rester enfouie dans ma douleur. Mais je ne peux pas. Parce que j’ai choisi d’être la responsable, celle qui s’occupe de nous deux. Je sais parfaitement ce que cette soirée rappelle à Louise, les angoisses qu’elle réveille. Franck et ses crises de violence quand elle refuse de lui obéir, de se soumettre, de retourner sur le trottoir pour ramener toujours plus de pognon en acceptant de jouer les prostituées pour lui. Un jeu qui n’amuse que lui puisqu’il la contraint, à tapiner, à se laisser faire quand lui en a envie, envie d’elle. Bien sûr qu’il sait s’y prendre, se faire pardonner, la culpabiliser pour qu’elle l’excuse et revienne vers lui, pour la tenir sous sa coupe. Bien sûr qu’il use de la coke pour la rendre dépendante et l’illusionner sur leur "couple", sur le fait que c’est lui sa dope. Et il me fout les mêmes angoisses qu’elle, à chaque fois que je revis ce qu’il m’a fait endurer. Le bruit du cran de sécurité d’un revolver qui résonne encore à mes oreilles et me fait sursauter lorsqu’une porte grince. L’odeur âcre et acide des sous-sols de banlieue qui m’envahit lorsque je descends les poubelles. Le regard de Franck que je croise toujours dans mes nuits agitées.

— Ce n’est pas de ta faute Louise, tu n’y es pour rien, la rassuré-je.

— Mais il s’en est pris à toi, à vous… Il n’avait pas le droit !

— Il l’aurait fait un jour ou l’autre, ce n’était qu’une question de temps.

— Non, ça ne serait pas arrivé si je n’étais pas retournée le voir.

— On n’en sait rien. Ce type est imprévisible, dangereux.

— Je sais, j’aurais dû t’écouter…

— Promets-moi que cette fois, tu as compris.

— J’ai compris, oui, je te jure que j’ai compris…

J’essuie une larme sur la joue de Louise. Encore un mensonge, un de plus. Nous savons toutes les deux qu’elle n’a rien compris. Tout comme je sais qu’elle est en partie responsable de notre agression de ce soir. Mais à quoi cela nous servirait-il d’énoncer ces évidences à voix haute ? La seule question valable à présent est celle-ci : quand sortira-t-on de cette boucle infernale ?

***

— N’y va pas Louise ! Tu n’as pas à lui obéir…

— Si, parce que toi et moi savons très bien ce qui se passera si je ne fais pas ce qu’il veut.

— Il n’osera pas venir te chercher ici. Il y a trop de monde qui lui ferait barrage, à commencer par Christophe et moi.

— Sauf qu’il y aura toujours un moment où je serai obligée de quitter le squat, où je me retrouverai toute seule dans la rue, que ses gars saisiront forcément cette opportunité pour me tomber dessus. Je ne peux pas rester cloîtrée indéfiniment ici, je ne veux pas vivre dans la peur en permanence.

— Bon sang, Louise, c’est ce que tu vis au quotidien, la boule au ventre ! Dans la crainte de te faire cogner par ton mac quand tu ne rapportes pas assez de tune à son goût, ou par un client pour te forcer à faire des trucs que tu ne veux pas…

— Oui, mais cette peur-là, elle m’est familière ; je la maîtrise parce que je la connais. Et puis, Franck est gentil avec moi, parfois. Au début, c’est ce qui m’a plu chez lui. C’est le seul homme qui m’ait jamais offert quelque chose, le seul à m’avoir fait prendre conscience que je n’étais pas une moins que rien. Alors, j’y ai cru… Parce que quand t’es une enfant de la DDASS, quand t’es comme moi, sans racine, t’as envie de croire à ce genre de choses, au prince charmant, à toutes ces conneries. Et puis surtout, je ne sais pas faire comme toi, Mia, me blinder et donner de l’amour à personne. Non, être insensible, je ne peux pas. Mais il y a une chose dont je suis certaine : c’est que si je tombe, tu seras là pour moi. Toujours.

***

Oui, c’est pour toi que je fais tout ça, Louise. Par amour. C’est par amour, et tu ne le sais pas…

***

Je me relève péniblement sur le sofa en repoussant rageusement le plaid frangé, m’empare de mon téléphone portable à l’écran tactile fendillé.

— Allez, allume-toi, bordel ! Allume-toi !

L’écran finit par répondre. Je parcours mon répertoire jusqu’à Valensky, le nom marital de ma frangine, et lance l’appel. La tonalité, puis plusieurs sonneries avant de basculer sur la messagerie.

— Merde ! Merde ! Merde !

Je raccroche et essaie à nouveau en avisant l’affichage numérique : 3 heures 40. Cathy décroche in extremis à la quatrième sonnerie.

— Eric ? T’as une idée de l’heure qu’il est ?

— Ecoute-moi, petite sœur, j’ai pas le temps de t’expliquer le pourquoi du comment, mais il faut absolument que tu viennes me chercher.

— Tout de suite ?

— Ben oui, tout de suite ! Pas dans six mois !

— Ton 4x4 est en rade ?

— Je ne peux pas t’en dire plus maintenant, viens seulement me récupérer au 95 avenue Jean Jaurès, à Chambé.

— OK, j’arrive dès que possible. Mais c’est vraiment parce que c’est toi…

— Et s’il te plaît, ne fais aucun commentaire.

— Aucun commentaire sur quoi ?

— Sur n’importe quoi me concernant. Je veux juste que tu me ramènes sans me poser de question.

— Tu t’es fait jeter, c’est ça ?

— Cathy, j’ai dit pas de question !

— T’as raison, ça ne me regarde pas. Enfin si, un peu quand même, parce que t’es en train d’empiéter sur mon sommeil, et que j’ai une dure journée qui m’attend.

— Plus vite tu seras là, plus vite tu pourras retourner pioncer…

— T’es un chieur Eric ! Tu le sais ça, que tu es un chieur ?

— Je le sais, oui…

— Je raccroche parce que sinon, je risque de te dire le fond de ma pensée, et tu n’apprécieras assurément pas.

— Alors ne me dis rien, Cathy, mais merci à toi, encore une fois.

— C’est ça, oui…

La communication s’achève. Je cherche dans le salon un papier et un crayon pour griffonner un mot, pour ne pas partir comme un voleur. Je trouve un bloc de post-it et un stylo Bic sur le guéridon, près du téléphone. En rédigeant mes quelques lignes, je m’attarde, amusé, sur le boîtier CD qui traîne là, négligemment : Véronique Sanson, Olympia 1975. Une réédition que Mia s’est sans doute procurée pour découvrir mon idole, pour mieux comprendre mes goûts. Mais elle en sait si peu sur moi, et moi si peu sur elle. Peut-être que Mathieu a raison, peut-être que cette soirée est le reflet de ce que serait notre histoire, peut-être qu’on va droit dans le mur en continuant ainsi. Ou peut-être pas. Peut-être pas…

[5] Musilac est un festival annuel de musique pop-rock qui a lieu chaque été sur L’Esplanade du lac à Aix-les-Bains

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