Chapitre 8

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"La Galoppaz", Curienne, dix jours plus tard

Le matin s’étire sur les murs lavande de la suite parentale. Réveil sans radio, sans musique. Les escaliers, fatigué ; la cuisine américaine, trop lumineuse, trop agressive ; un expresso bien noir, sans sucre… Cathy pénètre dans la pièce à pas de velours, m’embrasse avec douceur et s’assoit sur l’un des tabourets de bar en m’observant avec curiosité.

— Salut, tu veux un café ?

Elle me fait non de la tête, continue à m’observer.

— Oui, je sais que j’ai des cernes…

— C’est pas ça que je regarde. C’est cette alliance que tu ne portes plus depuis quelque temps. Je me demande pourquoi.

— Pourquoi quoi ?

— Pourquoi maintenant ? Ça fait cinq ans que tu refuses de la quitter, et là, d’un seul coup, elle disparaît de ton doigt. C’est à cause de cette fille ?

— Peut-être…

Ça ne fait que quelques jours que Mia a repris son service à L’Atelier, mais dès que je la vois, que nos regards se croisent, mon cœur s’accélère. Pourtant, ses retards ou ses maladresses sont toujours d’actualité mais je ne m’emporte plus contre elle ; je dirais même que sa présence m’apaise. Et puis, il y a eu cette soirée au bowling, celle que j’organise trimestriellement pour resserrer les liens de mon staff en dehors du cadre strictement professionnel, comme d’autres convieraient les membres de leur personnel à un séminaire d’entreprise. Mia et moi étions dans la même équipe. Et malgré le vouvoiement de rigueur, il y avait une certaine complicité entre nous, des fou-rires et des sourires de connivence, des explosions de joie parfois lorsque l’un d’entre nous réalisait un strike, un soupçon de séduction aussi quand nos mains se frôlaient, s’enlaçaient ou quand nos prunelles se rencontraient furtivement par mégarde, avant de se détourner avec pudeur.

***

— Strike ! Et de trois !!! Je crois qu’on a pris une sacrée avance…

— Décidément, vous nous aviez caché ce talent pour le bowling, Mia !

— Si seulement elle pouvait être aussi adroite au resto… souffle quelqu’un.

Les mots me parviennent à peine, chuchotés à l’intention de Yann. Mon premier réflexe est de prendre la défense de Mia, mais elle rit avec Karl et Maria, deux autres de mes employés. Elle ne semble pas avoir entendu la vacherie lâchée dans son dos. Alors, je serre le poing.

— Je commence à avoir soif, pas vous ? lancé-je à la cantonade. Allez, c’est ma tournée !

Mon équipe réagit dans un joyeux brouhaha. Je note leurs commandes avant de me diriger vers le bar. Au dernier moment, je me retourne vers eux, le regard focalisé sur une seule personne.

— Mia ? Vous venez m’aider à porter tout ça ?

— Bien sûr, avec plaisir, accepte-t-elle docilement.

Nous marchons d’un même pas jusqu’au comptoir, une distance respectueuse entre nous, même si son bras touche le mien lorsqu’elle tourne la tête pour me sourire. Nous nous asseyons sur deux tabourets hauts en attendant que le serveur réunisse toutes nos boissons.

— Alors, vous vous amusez bien ? lui demandé-je poliment.

— Oui, beaucoup. Cette soirée est une excellente idée !

Son enthousiasme est sincère, mais il y a autre chose derrière. Comme une retenue. Comme si… Évidemment qu’elle est au courant de ce que les autres disent sur elle. Comment ai-je pu être assez stupide pour croire le contraire ? Je reste muet un instant, les yeux rivés sur les bouteilles derrière le bar, cherchant les mots qui ne la brusqueront pas. Ceux qui, enfin, la feront se livrer.

— Vous n’êtes pas obligée de me mentir, Mia. Je les entends, vous savez. Mes autres employés, quand ils médisent sur votre compte, je les entends. Et je ne supporte pas qu’ils s’en prennent à vous.

— Oh ! s’exclame-t-elle, surprise. C’est gentil de votre part, mais ça n’a aucune importance. J’ai connu bien pire dans ma vie que quelques moqueries de cour d’école.

— Je veux bien vous croire, sauf que ce n’est pas une raison pour que j’accepte un tel comportement au sein de mon équipe. Nous allons retourner là-bas et je leur dirai le fond de ma pensée.

— Non, je vous en prie ! Ne gâchez pas ce bon moment. Ça ne ferait que renforcer leur animosité envers moi, et envers vous par ricochet. Et puis… Je crois qu’au fond, j’aime bien ça…

— Être leur bouc émissaire ? m’étonné-je, pas vraiment certain de comprendre.

Sa main se rapproche de la mienne, la frôle sur le zinc du comptoir. Ses doigts recouvrent les miens, s’y lient naturellement, comme si leur place avait toujours été celle-ci. J’ai soudain très chaud.

— Non, qu’ils soient jaloux de notre relation…

***

Oui, je me souviens de tous ces petits riens qui en disaient déjà beaucoup sans ouvertement l’avouer. De cette nouvelle envie viscérale de protéger Mia contre le reste du monde. Il y a eu tout ça, mais c’est trop précieux, trop secret pour accepter de le partager, même avec ma frangine. D’ailleurs, c’est sa voix qui me ramène sur terre et se rappelle à moi :

— T’as pas envie d’en parler ?

— Non, pas vraiment… Je préférerais parler de mon fils. Comment il va ?

— Comme un gosse qui en veut à son père, qui se sent trahi. Il se réfugie dans sa bulle, il a besoin de ça. Même avec nous, les contacts sont limités. Mais ne t’inquiète pas, il textote pas mal avec Julien. Il va l’aider à franchir le cap. Ils sont un peu pareils, tous les deux, ils ont eu une enfance meurtrie…

— Sauf qu’Estelle ne l’a pas abandonné, lui.

— Elle a quand même plié bagage du jour au lendemain alors qu’il n’avait que cinq ans.

— C’est vrai, mais elle n’était pas totalement absente non plus !

— Il n’empêche que ça les a rapprochés, vos deux gamins. Ils ont un peu la même histoire… C’est pour ça qu’ils se comprennent, se soutiennent mutuellement. Ils sont amis et frères, comme Mathieu et toi pouvez l’être…

Ma sœur égare un regard tendre et presque envieux sur le cadre-photo qui trône sur la console : Estelle et Mathieu, Jennifer et moi, tout sourire du temps où le bonheur était encore possible. Mes yeux croisent les siens, elle rougit, ajuste son châle pour se donner une contenance.

— Et toi, Cathy, tu es nostalgique de quoi ?

— La nostalgie, Eric, c’est pour les gens qui ont perdu quelque chose. Quelque chose ou quelqu’un. C’est un luxe que je ne peux pas me permettre ; j’ai déjà suffisamment affaire avec le présent…

Elle avise furtivement l’horloge design du salon.

— Oulà, faut que j’y aille ! Je ne voudrais surtout pas mettre en retard ton fils pour l’école…

— Cathy ?

— Oui ?

— Je t’ai déjà remercié pour tout ce que tu fais pour Tristan, pour moi ?

— Pas récemment, non. Mais c’est pas grave, j’en ai pris l’habitude tu sais. Parce que ça fait longtemps que plus personne ne me remercie de rien…

Quand elle dit "personne", c’est Anton qu’elle désigne, avec l’amertume d’une femme blessée. Parce qu’elle se sent impuissante à sauver toute seule son couple du naufrage conjugal. Un naufrage qui la mine. Avant de disparaître derrière la porte communicante, elle se retourne une dernière fois pour lâcher une phrase dont le sens profond m’échappe encore :

— C’est dangereux d’aimer, Eric. C’est dangereux les apparences… Alors s’il te plaît, prends garde à toi !

***

Chambéry

Un autre matin. Un de plus. 7 heures. Le jour se lève sur ma vie en désordre. Je repousse les draps froissés, pose un pied par terre, traîne derrière moi mes questions qui se superposent en rafales. Pourquoi ? Comment ? Je ne me souviens plus de la dernière fois où j’ai passé une nuit tranquille. Cela fait des semaines que les miennes sont hantées par ces échos sans réponse, par ces cauchemars bien trop réels. Mes cernes et mon visage chiffonné en témoignent. Je suis tout juste bonne à avancer encore, pas après pas, mécaniquement, sans vraiment prêter attention au monde qui m’entoure. Il n’y a plus qu’Eric, mes problèmes et moi. Si seulement je pouvais démêler ce sac de nœuds. J’ai la désagréable impression d’avoir mis le doigt dans un engrenage infernal dont je n’arrive plus à m’extraire. Et maintenant, il va pourtant falloir que je me fasse violence pour retourner au restaurant, pour faire face à tous ceux qui jalousent la bien trop visible nouvelle complicité qui nous unit, mon boss et moi, depuis cette fameuse soirée au bowling. Et même s’il ne s’est concrètement rien passé entre nous, je devrais en être satisfaite, mon plan fonctionnant à merveille. Mais je me sens de plus en plus tiraillée à mesure que je me rapproche d’Eric : j’ai beau savoir qu’il fait partie du Clan Faulqueroy, je n’imagine pas me servir de lui ni le faire souffrir. Parce que ça ne me ressemble pas. Et parce que ce que je découvre petit à petit de cet homme me plaît, m’éloigne de l’idée préconçue que j’avais de lui avant de le rencontrer. Et ce n’est pas que physique, même si j’avoue qu’il est craquant et que je serais prête à fondre si je ne me retenais pas…

Bon sang, Mia, qu’est-ce que tu racontes ? Tu délires ou quoi, ma vieille ? Allez, ressaisis-toi, souviens-toi du pourquoi de ce jeu de séduction !

Oui, il est grand temps de reprendre enfin la main sur ce jeu dont j’ai voulu inventer les règles.

***

"L’Atelier des Mille Saveurs", Le Bourget-du-Lac

— Tu as une sale tête ! Vraiment !

— Merci pour cette gentillesse matinale…

— De rien. Je suis aussi honnête que tu l’as toujours été.

J’offre un sourire piteux à Karl. Je ne suis pas d’humeur à plaisanter, mais il le mérite bien. Après tout, avec Maria, une commise de cuisine avec laquelle j’ai rapidement sympathisé, il est l’un des seuls au sein de L’Atelier à m’adresser la parole sans arrière-pensée. Et ce malgré notre mauvais départ. Contrairement à tout ce que j’aurais pu imaginer, j’ai fini par apprécier ce garçon un peu gauche au fil des jours. C’est vrai qu’il est collant, bavard comme pas deux, et qu’il continue de me placer sur un piédestal, mais il est plutôt agréable et sa compagnie me change les idées. Il me fait oublier les coups d’œil assassins d’Isabelle et ceux tout aussi hargneux de Yann, la soirée "bowling" n’ayant rien arrangé, bien au contraire ! Et dans ce contexte d’hostilité quasi permanente, la présence de Karl est une sorte de rempart, une protection contre ceux qui veulent ma peau. Je termine machinalement de nettoyer une table et passe à la suivante, pendant que mon jeune collègue continue de jacasser dans mon dos.

— C’est marrant parce que, tu vois, je pensais que t’étais plutôt du genre à passer des heures devant ta glace à te préparer le matin. Mais je me rends compte que pas du tout. En fait, tu t’en fous carrément de ressembler à une souillon, et pourtant, tu ne devrais pas. Déjà parce que t’es jolie. Et ensuite, parce que le boss, il n’aime pas vraiment qu’on ne soit pas clean. On est obligé de bien présenter. Je te l’accorde, on fait un peu pingouin coincé dans le genre, mais c’est le milieu qui veut ça. Alors moi…

Soudain, le silence. Karl s’est enfin interrompu, et avec lui, toute la salle. Quelque chose cloche. Je me retourne et me retrouve face à Eric. Un ange passe tandis que les employés se rangent en bataillon. Je ne comprends toujours pas cet accueil presque cérémonial que lui réserve son personnel, mais je m’y plie malgré tout. Cessant toute activité, je me glisse parmi les autres et baisse légèrement la tête. Ce n’est pas une marque de respect, ni même une façon de dire bonjour, en réalité j’ai juste peur de croiser ses yeux clairs. Peur d’y lire quelque chose que je ne veux pas. Un nouveau rejet, cette distance que je déteste, ou n’importe quel reproche, comme ceux qu’il a pu me faire il y a une dizaine de jours. Ses derbies apparaissent dans mon champ de vision et mon cœur rate un battement. Allez courage ! Souviens-toi que tu mènes le jeu !

Non Mia, tu mènes que dalle…

— La mise en place est impeccable, beau boulot Mia.

— Merci Monsieur, je fais de mon mieux…

Sa main se pose sur mon épaule pour me féliciter. Elle s’y attarde un instant. Pas assez pour que les autres s’en aperçoivent. Suffisamment pour que j’ai le temps d’être troublée. Nos regards se cherchent, se croisent, plein d’interrogations. Je suis incapable de trouver les mots, alors je reste bêtement à le contempler. Un nombre incalculable de détails insignifiants se fixent dans ma mémoire. Son costume impeccable qui retombe parfaitement sur son corps bien entretenu. Son air grave, mais pas hostile. Et surtout, les deux petites fossettes qui se creusent dans ses joues lorsqu’il me sourit. Et quel sourire ! Subitement, tous mes membres se relâchent. Oui, ça valait la peine d’être patiente. Maintenant, j’ai la certitude que ce qui s’est passé entre nous au bowling ou au musée, cette sensation magique de s’être trouvés, n’était pas qu’une illusion à laquelle je m’accrochais en vain ces derniers jours. Il poursuit son chemin, alors que mes doutes s’envolent. Enfin, je respire. Pour un temps. Faut surtout pas que je m’attache, parce qu’après, je le sais, la douleur est trop vive. Pour celui qui quitte autant que pour celui qui est quitté.

***

— Pourquoi Mia ? Pourquoi me fais-tu ça ?! C’est dégueulasse !

— Je suis désolée Christophe… Crois-moi, c’est parce que je tiens à toi que je ne peux plus être égoïste… Je sais que tu as envie d’autre chose, de construire une vraie relation de couple avec moi, mais faut plus que je te donne de faux espoirs…

— Arrête tes conneries ! C’est que du vent tout ça ! La vérité, c’est que tu ne veux pas de moi !!!

— Non, c’est faux. C’est juste que… Tu mérites tellement mieux comme vie, tellement mieux que moi. Quelqu’un qui n’ait pas peur de s’investir, qui sache partager, aimer. Moi je sais rien faire de tout ça. J’ai rien à t’offrir, rien !

— Mais je ne veux pas de quelqu’un d’autre, je veux être avec toi, tu comprends ?

— Christophe… Ne complique pas les choses…

Les larmes perlent déjà au bord de ses paupières. J’ai le souffle coupé, la sensation d’étouffer. Il faut que je sorte de cet endroit, sinon je vais m’évanouir. C’est si difficile de le quitter, si cruel et si douloureux. C’est comme me planter moi-même un couteau en plein cœur. Et pourtant, je le fais pour lui. Je n’ai jamais réalisé d’aussi beau geste pour personne. Il l’ignore, mais je compte bientôt partir d’ici avec Louise. Nous réinventer une nouvelle vie, dans un autre décor. J’aurais pu l’entraîner avec moi dans cette fuite en avant, mais un couple se construit à deux, pas à trois. Il n’y a pas de place pour lui entre Louise et moi. Il en souffrirait parce que notre histoire serait vouée à l’échec, et je ne le veux surtout pas. Lui faire du mal n’est vraiment pas ce que je souhaite. Et puis… Je ne suis pas certaine de l’aimer.

Pourtant, il est hyper gentil, si tendre et attentionné, super beau gosse en plus. Alors pourquoi mon cœur refuse-t-il de réagir lorsqu’il m’embrasse ? Pourquoi mon corps ne frissonne-t-il pas sous ses doigts ? Pourquoi n’apparaît-il dans aucun des plans que j’imagine pour le futur ?

Parce qu’il n’est pas l’homme de ma vie, voilà pourquoi ! Parce que lui aussi est ailleurs, peut-être loin de cette cité. Quelque part… Je dois juste le trouver.

— Si tu m’aimes vraiment Christophe, si tu tiens autant à moi que je tiens à toi, laisse-moi partir…

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