Chapitre 4

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Chambéry

Je ne comprends pas. Eric Ferraz aurait dû me virer. Pourtant, j'ai merdé un max, je le sais. Oui, il aurait dû me renvoyer, mais il ne l’a pas fait. Pourquoi ? Et dire que je n’ai encore rien eu le temps d’accomplir ! Si ça continue, je vais devenir folle à tourner en rond comme ça dans mon petit appartement. Depuis hier, je ressasse sans cesse les mêmes questions. Et aucune réponse n’est venue éclairer ma nuit blanche. Sur les nerfs, je me dirige vers mon bureau et en retourne les tiroirs. Où est-il ?

Au bout de quelques secondes, je finis par mettre la main sur ce que je cherche. Le papier est froissé à force d’avoir été manipulé, mais l’écriture est encore parfaitement lisible. Je parcours du regard l’article de journal découpé dans un quotidien gratuit. La réussite d’un enfant du pays, un gros titre et quelques lignes pour retracer rapidement la carrière d’un chef étoilé de la région. Je connais par cœur ce portrait. Depuis que je suis tombée dessus, j’ai passé beaucoup d’heures à l’apprendre, à l’imaginer, à prendre des décisions avant de revenir dessus. Mais ce que je connais encore mieux, ce sont les traits de son visage. La photo est de mauvaise qualité, en noir & blanc, un peu floue. Pourtant, on reconnaît clairement son air décidé, à la fois autoritaire et confiant.

— Mia ! T’aurais pas vu ma brosse à cheveux, je la retrouve plus ?

Louise… Je sursaute et range le papier dans la poche arrière de mon jean avec précipitation. Elle ne doit pas savoir, jamais…

— Elle est sûrement là où tu l’as laissée la dernière fois. Regarde dans le salon, c’est là que tu te préparais hier soir ! Sinon, prends la mienne, elle est dans la salle de bain !

J’attends que les pas de Louise s’éloignent et me connecte sur mon ordinateur portable. Google, Eric Ferraz. Je parcours rapidement les photos. Sur la plupart, il pose sagement en costume, le regard lointain, le sourire figé. Pas une seule photo personnelle, aucune famille, son image est parfaitement contrôlée. Pourtant, quelque chose me trouble. Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer l’alliance à son doigt, cette bague qu’il tourne et retourne, tel un trophée exhibé aux yeux de ses interlocuteurs.

Serait-il toujours amoureux de vous, Madame Jennifer Ferraz, née Faulqueroy ?

Dans ce cas, ma ressemblance avec elle pourrait aussi bien devenir un atout qu’un problème…

Je farfouille à nouveau dans mes tiroirs, remets la main sur une coupure de presse plus ancienne. Un extrait du carnet blanc : le mariage de l'héritière de La Fonderie Annécienne centenaire Faulqueroy-Delors avec l'un des plus talentueux chef-cuisinier de sa génération, consacré meilleur ouvrier de France l'année précédente, Eric Ferraz. Le dernier encart journalistique découpé par mes soins concerne l'inauguration en grande pompe de L'Atelier des Mille Saveurs. Sur le cliché en noir & blanc, Jennifer Ferraz est bel et bien là, posant au bras de son époux. C'est fou comme elle me ressemble quand même ! Ou comme je lui ressemble, je ne sais pas trop. Ses parents aussi sont là, le Clan Faulqueroy au grand complet. Même s'ils ne sont pas les héros du jour, ils ne peuvent s'empêcher d'attirer la lumière à eux, comme s'ils voulaient se rappeler au bon souvenir de la mémoire collective : sans leur générosité envers leur si parfait gendre bien-aimé, le prestigieux restaurant n'aurait jamais pu ouvrir ses portes.

Je rentre sur un nouveau site internet. J’ai besoin de savoir, d’aller toujours plus loin. Passions : le judo, la moto, le cinéma et Véronique Sanson. Que des trucs que je sais déjà, me voilà bien avancée ! J’ai bien fait quelques années d’arts martiaux, mais je ne pense pas pouvoir m’en servir. Quant à la moto, je suis terrifiée par ces engins vrombissants depuis qu’un de mes amis de fac s’est tué sur l’un d’eux.

En désespoir de cause, j’ai appris méthodiquement la carrière de son idole musicale. Est-ce que ça sera suffisant ? J’en doute, mais c’est un début. Je ne sais pas où va me mener cette histoire mais je dois rester concentrée sur mon objectif, ma vengeance. Un dernier coup d’œil à son regard bleuté et je referme l’écran sur celui qui, je l’espère, changera enfin ma vie…

***

Saint-Alban-Leysse, le mercredi suivant

— Allez allez, pour les dix dernières minutes de séance, on se met en place deux par deux pour appliquer ce qu’on a appris aujourd’hui. Alors à mon signal, vous faites un combat comme en compétition. OK les kids ?

— Ouais, ça marche Eric ! répondent mes élèves en chœur.

— Hadjimé !

Tous mes petits judokas s’en donnent à cœur joie, se jettent à corps perdu dans leur combat sans oublier de respecter leur adversaire. Tous sauf un : mon fils.

— Plus offensif, Tristan, sois plus offensif, bon sang ! Et là, t’es raide comme un piquet. Sois plus souple sur tes appuis, comme Jérémie. Voilà, bien Jérémie ! Tu vois Tristan, tu t’es fait surprendre…

Je regarde mon chrono, le temps est écoulé, j’interromps les combats.

— Sorémadé ! Bon, on s’assoit sur le tatami pour faire un petit débrief’, et puis pour reprendre notre souffle aussi, libérer notre esprit. Dans l’ensemble, c’était très bien. Antoine, fais gaffe, t’es trop brusque avec ton adversaire, on n’est pas sur un ring non plus ! Loïc, décompose bien tes mouvements, et une fois que tu maîtriseras bien cette prise, tu pourras t’autoriser à être plus rapide pour surprendre ton adversaire. Tristan, j’ai rien vu, rien de ce qu’on a appris aujourd’hui, tu dors ou quoi ?

— Non, je dors pas !

— Alors fais un effort, concentre-toi, sinon tu vas te faire piétiner en compétition, la saison prochaine.

— Je veux plus faire de compétition…

— On en reparlera plus tard.

— Et moi, M’sieur, c’était bien ?

— Oui, Charlotte, de ce que j’ai pu observer, c’était pas mal. Mais comme tu viens de changer de groupe et d’arriver dans mon cours, je ne connais pas encore assez ton niveau pour t’évaluer. On verra ça dans quelques séances…

Je ne laisse pas le brouhaha s'installer et poursuis :

— Bon, on se relève, c’est terminé pour aujourd’hui. Rendez-vous la semaine prochaine, même endroit, même heure…

Ils me font tous le salut du judoka et quittent le tatami pour rejoindre les vestiaires. Seul Tristan reste planté devant moi.

— Papa, pourquoi t’es dur comme ça avec moi ?

— Je ne suis pas dur avec toi ! En tout cas, pas plus qu’avec les autres. C’est toi qui ne t’investis pas…

— Mais c’est parce que j’aime pas ça, le judo, moi !

— On en a déjà discuté, Tristan, c’est un sport qui peut t’apporter beaucoup, bien plus que d’autres disciplines. Tu verras, tu me remercieras plus tard. Allez, file prendre une douche, je suis pressé, Mathieu vient dîner avec Julien à La Galoppaz

— Ça veut dire qu’on va manger chez Cathy ? Avec Anton, Grand-Pierre et mamie Violette ?

— Exactement, mon grand, on passe la soirée tous ensemble.

— Ouais ! Trop génial !

Mon fils saute de joie dans tous les sens. Les grandes soirées familiales avec son parrain Mathieu et son meilleur ami Julien, ça lui rappelle ses plus beaux souvenirs d’enfance, les moments où, de l’extérieur, tout semblait aller pour le mieux, même si sa mère et moi, nous faisions déjà semblant…

***

— Je te préviens Franck, si tu t’approches encore une fois de Louise, si tu lui fais du mal, ou si tu envisages ne serait-ce qu’une seule seconde de recommencer, je viendrai t’égorger dans ton sommeil…

— Mais c’est qu’elle me ferait presque trembler, la brindille ! Je vais plutôt te donner un conseil, Mia : tourne les talons avant de le regretter.

— Tu ne me fais pas peur ! J’ai suffisamment de preuves contre toi pour t’envoyer passer le reste de tes jours en taule, alors écoute-moi bien...

— Oh, mais c’est ce que je fais depuis au moins cinq minutes. Et je vais te dire, t’es la meuf la plus pénible que j’ai jamais rencontrée. Alors maintenant, ça suffit…

Sa main s’abat lourdement contre ma joue. Des étoiles se mettent aussitôt à danser dans mon champ de vision. J’ai mal, mais je ne veux pas le montrer. Il peut bien me tuer s’il le veut, ça n’a aucune importance. Je me suis assurée que tout ce que j’ai réuni sur lui atterrisse dans les mains de la police si jamais il m’arrivait quelque chose. Des photos, des numéros de téléphone, des sachets de cocaïne. Je me concentre sur cette liste pour oublier les coups qui pleuvent. Je suis à terre et ses pieds heurtent maintenant mes côtes. J’entends des os craquer. Une larme m’échappe.

— Ton plan était bien pensé. J’avoue, tu m’as impressionné. Tu payes pas de mine comme ça, mais t’as des couilles. Si t’avais pas été aussi fouille-merde, je t’aurais engagé dans ma bande. Mais t’as oublié un détail : ta copine Louise m’obéit au doigt et à l’œil.

— Non, c’est fini tout ça… soufflé-je en encaissant encore. Elle ne… Te suivra plus… Elle a décidé de changer…

Je tente de protéger mon visage tout en l’affrontant du regard.

— Vraiment ? Combien de fois a-t-elle promis de changer ? Une fois ? Dix fois ?

Ses coups de pieds m’atteignent à chaque question.

— Cette fois-ci… C’est différent… Je le… Sais… J’ai confiance en elle…

Ma voix se perd, devient rauque de lutter pour trouver de l’air.

— Tu es tellement naïve, tu me fais pitié. Vise un peu ça et redis-moi que c’est différent !

Un carton s’échoue à quelques centimètres de ma tête, révélant son contenu qui se répand par terre. Mes preuves, des mois de travail, échouées telles de vulgaires déchets. Non, elle n’a pas pu faire ça. Pas Louise. Mes larmes se transforment en sanglots, puis en gémissements. Plus rien ne peut l’empêcher de m’achever maintenant. Je vais mourir. Un dernier coup et je sombre.

***

C’est toujours le soir que les souvenirs me reviennent, lorsque je suis seule avec le silence. J’ai beau être fatiguée par mes journées de travail, il y a toujours des milliers de pensées pour me tenir éveillée. Couchée sur mon lit, je fixe les fissures du plafond. Louise s’est absentée. Encore. Et j’ai peur…

***

— Où est-ce que tu vas avec une robe aussi moulante et aussi courte alors qu’il est à peine 18 heures ?

— Du calme "maman", je vais juste voir Franck. On a rendez-vous.

— Quoi ? Franck ? T’es sérieuse ? Louise, tu avais juré !

Ce prénom de mec. Il me donne envie de vomir. Je n'arrive pas à croire que le cauchemar recommence. La dernière fois ne lui a donc pas servi de leçon ? J'ai quand même failli mourir pour elle ! Je respire un grand coup et refoule ma colère, je sais que ça ne sert à rien. Même si là tout de suite, je rêverais plutôt de l’enfermer dans sa chambre à double-tour, jusqu’à ce qu’elle revienne à la raison.

— Je sais, mais c’est rien qu’un petit rencard. Promis, ça dérapera pas.

— Comment veux-tu que je te crois, tu dis ça à chaque fois…

— Tu ne peux pas m’en empêcher Mia, et fais-moi confiance un peu !

Ma meilleure amie me fixe d’un air désabusé. Elle sait parfaitement jouer de ce mélange de déception et de colère pour me faire craquer. Un petit rencard, tu parles ! C’est toujours la même chose, il contrôle sa vie, elle accepte sans rien dire, et c’est moi qui répare les pots cassés. Pourquoi ne réalise-t-elle pas qu'elle nous met en danger en le revoyant, qu'elle anéantit tout ce que j’ai fait pour elle ? Et tout ça pour quoi ? Louise se dégage de mon étreinte pour la retenir et la porte claque. Elle est partie en me laissant seule avec mes recommandations. De frustration, je me laisse glisser le long du mur en enfouissant la tête entre mes mains. Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter un karma aussi pourri ? Si seulement j’avais quelqu’un à qui me confier, une épaule sur laquelle me reposer quand la vie devient trop dure. Mais je n’ai rien de tout ça. Juste une boule au creux du ventre qui me ronge jour après jour. Un hurlement m’échappe et une bouteille qui traînait sur le sol explose contre le papier peint tâché. J’aimerais tellement réussir à nous sortir de ce cercle vicieux. J’ai déjà essayé. J’ai échoué… Mais je n’abandonnerais pas Louise : je trouverais un plan pour l’aider. Définitivement, et malgré elle s’il le faut.

***

"La Gallopaz", Curienne

— En tout cas, c’est toujours un plaisir de te retrouver parmi nous… affirme ma mère à l’attention de Mathieu.

Mon meilleur ami a toujours plus ou moins fait partie de la famille, alors il n’y a rien d’incongru à ce qu’il partage notre traditionnel dîner du mercredi soir.

— Et ce d’autant plus que tu te fais de plus en plus rare dans le coin ! renchérit Grand-Pierre - mon grand-père et l’arrière-grand-père de Tristan.

— Pour moi aussi, c’est un plaisir d’être avec vous, je me sens comme à la maison... Mais il faut bien dire que depuis que mes parents ont revendu leur villa pour migrer sur la Côte, je n’ai plus vraiment l’occasion de venir me perdre par ici.

— C’est surtout que t’es devenu un vrai citadin et que t’as honte de tes origines ! m’esclaffé-je en lui tapant fraternellement dans le dos.

— Ce que tu peux être con quand tu t’y mets… s’exclame-t-il à mon encontre, manquant d’avaler de travers.

La chaleur des retrouvailles a cette saveur d’antan, alors la bonne humeur est de mise ce soir. La flamme pétillante dans nos yeux, le sourire gagnant nos cœurs. Comme avant, même si Mathieu et moi savons que c’est différent, que dans nos vies, à lui et moi, il y a eu un avant et un après. Presque au même moment. Comme des frères de sang.

Car aujourd’hui, je le sais, c’est ce que nous sommes : des frères de sang. Unis par les mêmes blessures. Celles issues de notre incapacité respective à rendre heureuses nos femmes.

Anton, mon beau-frère, est aussi de la race de ces hommes et pourtant, lui et moi n’avons jamais été vraiment proches. Et j’ai même l’impression qu’il s’éloigne de plus en plus.

— Et dis-moi, Mathieu, ça se passe comment, là-bas, pour tes vieux ?

— Mes vieux, pouffe mon ami, comme vous y allez, Grand-Pierre ! Ben, mes vieux vont très bien, ils ne voudraient pour rien au monde quitter Menton.

— Ben quoi, c’est pas comme ça que vous disiez, Eric et toi quand vous étiez gamins ? D’ailleurs, vous avez beau avoir trente-huit ans, vous êtes toujours pour nous des gamins. N’empêche, qu’est-ce que vous avez pu en faire, des conneries, adolescents ! Vous étiez déjà comme cul et chemise… Pas étonnant que ce soit encore le cas aujourd’hui.

Nos conneries d’ados, oui, nos espiègleries, nos fugues quand on nous interdisait de sortir le soir, alors qu’on fantasmait sur la plus belle des filles. Grand-Pierre et nos paternels, à Mat’ et moi, en avaient passés des heures à nous chercher sans relâche, à battre la campagne sans jamais nous retrouver.

— C’est vrai, même moi je m’en rappelle, intervient Cathy. Vous étiez toujours fourrés sous les fenêtres de la jolie Gaby…

Mathieu et moi nous écroulons de rire en revivant nos souvenirs.

— Quoi, les garçons, qu’est-ce que j’ai dit encore ? s’offusque ma frangine. C’est pas vrai, peut-être, Eric, que tu passais des heures devant la glace à chanter Gabrielle en peaufinant ton déhanché "air-guitar" pour te la jouer rocker façon Johnny ?

— Oh oui, Gabrielle ! pleure maintenant littéralement Mathieu. J’avais complètement oublié… "Dix ans de chaîne sans voir le jour, c’était ma peine forçat de l’amour …"

"… J’ai refusé, mourir d’amour enchaîné !"

"Oui, j’ai refusé, mourir d’amour enchaîné-é !" me parodie en chœur Cathy et Grand-Pierre.

Je feins de me vexer pour la forme :

— Mais vous avez pas bientôt fini de vous foutre de moi ? D’abord, Mat’, je te signale que t’étais plus accro à Gaby que moi. Et puis surtout, faut qu’on vous raconte…

— Non, non, ne leur dis pas…

— Ah bon, je leur dis pas ?

— Allez, les gars, faites pas les rats ! nous supplie Cathy. On veut savoir…

— Ben vas-y alors, dis-le…

— T’es sûr ?

— Ben oui, de toute manière, y’a prescription maintenant.

— Pour la lose, je suis pas certain, mais bon, si vous voulez vraiment tout savoir, ni Mathieu ni moi ne parvînmes à nos fins avec Gaby. Parce qu’en réalité, elle préférait… Les filles !

Nos rires fusent de plus belle sans que personne ne remarque vraiment le regard éteint et l’air absent d’Anton.

***

Quand je me réveille, il est presque minuit. L’appartement est toujours plongé dans un silence troublant. Louise n’est pas encore rentrée, mais j’aurais dû m’en douter. Je me relève, courbaturée de sommeil. Comme d’habitude, je suis triste et en colère, frustrée que les mêmes problèmes se répètent encore et encore. Sans prendre la peine d’enfiler la salopette tâchée de peinture qui me sert habituellement pour mes travaux, je me précipite dans un coin de ma chambre, sors une toile, des tubes de peinture et me lance. Les traits que je trace sont flous à travers mes larmes, mais le pinceau semble suivre ses propres mouvements. Après quelques minutes, je m’essuie les joues et jette un coup d’œil à la création en cours, ou plutôt au gribouillis. Étrangement, moi qui ne peins plus que de l’abstrait, je viens de réaliser un paysage tout ce qu’il y a de plus classique. Comme un retour aux sources, une envie d’oublier ce que je suis pour mieux me retrouver. J’ajoute une touche de couleur, les lieux que j’ai imaginés étant trop sombres, trop étroits à mon goût. Ma tentative s’avère totalement inutile, l’ambiance de mon tableau s’accordant plus que jamais à mon humeur.

***

C’est l’odeur qui me ramène à la surface. L’odeur et la voix. J’ouvre un œil, puis l’autre. La blancheur m’aveugle, alors je les referme aussitôt. Il n’y a pas de doute, je suis à l’hôpital. Mais pourquoi ? Impossible de me souvenir…

— Mia, c’est Louise. Je suis désolée, si désolée…

Bon sang, qu'est-ce que je fous à l'hôpital ? Que s'est-il passé ? Impossible de me souvenir... J’essaye de bouger la main pour la rassurer, renonce lorsque la douleur me vrille tout le bras. J’ai envie de hurler, sauf que ma voix refuse aussi de me répondre. Un médecin entre et discute avec elle. Je ne capte rien de son discours, mais son ton a l’air soucieux. Je suis trop fatiguée pour lutter. Le sommeil est facile, bien plus facile que la réalité. Je m’y enfonce.

— Je vais être honnête avec vous, l’histoire qu’elle a racontée à son arrivée ne tient pas debout, et ses blessures parlent d’elles-mêmes : elle a été passée à tabac.

— Oh mon Dieu ! C'est un coup de Franck ! Franck...

— Mademoiselle, si vous connaissez son agresseur, vous devriez dès sa sortie d'hôpital l'accompagner à la police pour qu'elle porte plainte.

Le silence est troublé par leurs chuchotements, encore et toujours. Ma tête me lance, j’aimerais tellement qu’ils se taisent. Un reniflement passe au-dessus des voix, quelqu’un pleure. Louise, sans aucun doute. C'est alors que tout me revient. Franck, je dois la protéger ; les coups, j’ai échoué. Mais je ne renoncerai pas. Elle est comme ma sœur, il faut que je la tire de là.

— Laissez-la tranquille …

***

J’ai l’impression de connaître cet endroit. Sous mes yeux se déploient la surface d’un grand lac, lisse comme un miroir, et les montagnes au fond, majestueuses. Au premier plan, la table à laquelle je me suis assise avec lui. Mais tout est plongé dans un clair-obscur inquiétant. Je ne saurais dire s’il fait jour ou s’il fait nuit, si ce sont les rayons du soleil qui percent la surface de l’eau ou ceux de la lune. Il n’y a personne, rien que le vide immense et la solitude. Où sont passés les gens, les sourires timides des premières rencontres et les regards curieux des jours suivants ? Où sont passés ses yeux bleu-vert aussi chaleureux que mystérieux ? Je pourrais peut-être me peindre, là, tout au bord de la rive. Non, je n’ai plus envie de toucher à cette toile. Je la décroche vivement du chevalet et la dépose le long du mur. En me précipitant, je glisse un doigt malencontreux sur la peinture fraîche. Une trace noire se répand dans le ciel. On dirait une étoile filante qui s’éteint. Tout semble mort maintenant, le moindre espoir a disparu de la toile.

***

— Personne n’a vu Anton ?

Cathy s’inquiète. De l’extérieur, on peut penser que c’est pour des raisons domestiques. C’est ce qu’elle prétextera d’ailleurs. Mais le malaise entre eux est plus profond, plus palpable. Et sa voix le trahit.

— Pourquoi, t’as un problème ? demandé-je, un peu surpris quand même du ton presque chevrotant de ma frangine.

— Non… Non, c’est juste qu’il devait m’aider un peu en cuisine. La vaisselle, le dessert…

— Il ne doit pas être bien loin ! Je suis même sûr qu’il est allé fumer sa pipe dehors, au grand air…

— Oui, tu as sans doute raison, lâche-t-elle en débarrassant les assiettes, machinale.

— Hey, moi je peux t’aider ! propose Mathieu avec un empressement non feint qui m’étonne un peu.

Les tâches ménagères, ça n’a jamais été son délire. Les femmes, si. Adolescent, il lui suffisait d’un rien, un sourire qu’il savait ravageur, deux ou trois traits d’humour savamment distillés pour les faire chavirer. Et puis, il avait cette aisance, ce contact facile sans rien forcer, naturel. Un atout qu’il a transformé en art pour en faire son métier : agent immobilier.

Dans nos jeunes années, je l’enviais pour ça, son assurance, son succès auprès des filles - sauf auprès de Gaby et pour cause… Moi j’étais plus timide, plus réservé à l’époque. C’est auprès de lui que j’ai appris. Et puis, mon talent reconnu m’a aidé à m’affirmer, à avoir confiance en moi, m’a permis de porter celles et ceux qui en manquaient. Mais pas assez loin. Non, pour Jen’, pas assez loin…

Entre Cathy et Mathieu, il y a toujours eu comme un truc. Un truc que j’ai jamais su vraiment décoder, une complicité que je ne m’explique pas. Elle ne ressemble pas aux femmes qui lui plaisent, ni à celle qu’il a épousée, qui lui a donné un enfant. Cathy en est d’ailleurs bien incapable et pourtant, on dirait que leurs regards sont aimantés l’un à l’autre sans oser se le montrer, avec cette étrange pudeur à laquelle Mathieu, si démonstratif de caractère, ne m’a pas habitué.

La porte de la cuisine est entrouverte, et on perçoit presque des murmures chuchotés çà et là…

— Ça va, toi ? Tu es toute pâle…

Sourire un peu triste, un peu évanescent. Cathy ramène avec une touchante maladresse une mèche de ses cheveux derrière son oreille et pique un fard.

— Je… Enfin, oui, je… Je crois. Juste un peu fatiguée…

— Eric m’a dit que t’avais pas trop le moral en ce moment…

A cet instant, ils sont si proches l’un de l’autre, presque à se toucher.

— Eric ? Oh non… Non, ça va, je t’assure. Eric s’inquiète toujours trop pour les autres…

Mathieu lui prend la main dans un élan de tendresse inattendu, qu’Anton pourrait même surprendre s’il surgissait là, impromptu.

— Cathy, tu sais très bien qu’Eric n’est jamais alarmiste pour rien. S’il s’inquiète pour toi, c’est qu’il a de bonnes raisons ! Anton peut-être…

Cathy retire précipitamment sa main de celle de Mathieu, gênée.

— Anton ? Non, avec Anton ça va. Y’a des hauts et des bas bien sûr, mais pas plus que dans les autres couples…

— C’est pas ce que j’ai cru comprendre, Cathy. Hey, regarde-moi ! insiste-t-il en relevant son menton de son index. Eric…

— Eh bien il faut croire qu’il lui arrive, à lui aussi, de se tromper ! se dérobe-t-elle subitement en lui tournant le dos pour continuer la vaisselle.

— Je… Je vais couper le gâteau… finit par conclure mon meilleur ami, un peu ennuyé par l'embarras qu'il vient de causer.

Il ne voit pas les larmes qui coulent sur le visage de Cathy.

***

La nuit est bien avancée, je me tourne et retourne toujours dans mon lit. On dirait un parent qui attend anxieusement que son enfant rentre au bercail. Le moindre bruit me fait sursauter, la moindre porte qui claque au loin espérer. Louise devrait être là. Et s’il lui était arrivé quelque chose ? Si elle errait quelque part en ville, ivre et complètement shootée, perdue ? J’essaye de fermer les yeux pour trouver le repos. La couverture me tient trop chaud, je l’écarte, avant de la remettre aussitôt. Je tremble, mais ça ne doit pas être de froid en cette saison. Des talons claquent dans l’appartement. Comme électrisée, je me redresse sur mon lit, puis me précipite dans le couloir. C’est elle. Je m’avance, prête à la rattraper si elle vacille, mais sa démarche est assurée. Je croise son regard, lui aussi parfaitement vif.

— Tout va bien ? me demande-t-elle.

— Louise… J’étais inquiète, t’as vu l’heure ?

— Et alors ? Maman-poule attendait pour me border ?

— C’est pas drôle ! Tu sais pourquoi je suis comme ça…

— Je sais, mais ça m’étouffe. Tu peux pas tout contrôler, Mia ! T’es pas ma mère !

Un silence pesant s’installe. Elle a conscience que les mots qu’elle vient de prononcer m’ont blessée. Elle le regrette sûrement déjà, mais c’est trop tard. Je serre les dents et pars me réfugier dans ma chambre en l’ignorant. La tête plongée dans l’oreiller, je retiens mon souffle jusqu’à avoir le sentiment d’exploser. Je faisais la même chose étant petite, ce qui rendait fous mes parents. Oui, je veux tout contrôler, mais c’est parce que j’ai peur. Peur de l’avenir surtout. Mes parents ont été tellement déçus de leur fille unique. Je me souviens du jour de mon départ, lorsque j’ai décidé de tout plaquer pour l’Italie, pour Marco. Gâchis, c’est le mot que ma mère a employé pour qualifier ma vie. C’était pire qu’une claque, pire que tout. Oui, ma vie est une décharge à ciel ouvert. Mais j’essaye de devenir meilleure.

— Mia ? Je peux entrer ?

Une petite voix plaintive. Celle d’une enfant prise en faute.

— Je suis désolée… Je ne pensais pas ce que j’ai dit…

— T’as pas besoin de t’excuser, t’avais raison. J’ai pas le droit de te materner comme ça. Mais quand je vois l’état dans lequel tu t’es mise l’autre jour, je ne peux pas m’empêcher d’avoir peur pour toi. Je ne veux pas que tout ça recommence, je ne veux pas te voir replonger en enfer. Tu comprends ?

— Bien sûr… L’autre jour… C’était une erreur. Ça ne se reproduira plus. D’ailleurs, regarde, je suis parfaitement sobre et clean.

Elle a raison, je le sais. Même si ce n’est qu’éphémère, j’ai envie de croire en sa guérison. Son sourire me réchauffe le cœur. Les larmes au bord des yeux, je lui tombe dans les bras. Nos disputes ne durent jamais bien longtemps. Telles des sœurs, nous nous testons pour mieux nous aimer. Louise peut s’en sortir, c’est une certitude en cette belle fin de soirée. Elle se détache de moi pour foncer à la cuisine. Quelques minutes plus tard, elle revient avec des gâteaux et des mugs de chocolat chaud. Serrées l’une contre l’autre sous la couverture, nous allumons la télé et rions comme des ados devant les programmes nocturnes.

Éclairé par un halo de lumière cathodique, je scrute par moment son visage de poupée de porcelaine, comme ça, à la dérobée. Elle paraît si gracile, si fragile, et pourtant... Pourtant, c'est elle qui m'a maternée au début, lorsque j'ai débarqué sans le sou dans ce squat minable. C'est là qu'elle m'a appris la survie, la première fois qu'elle a sauvé ma peau aussi...

***

— Non mais faut pas se gêner, surtout ! Oh, du con, je te parle ! Qui t'a autorisé à fouiller dans mes affaires, bordel ?

Au son de ma voix, l'importun se retourne pour me faire face, le regard menaçant. Lorsque je l'ai interpellé, je ne le voyais pas aussi grand, aussi baraqué dans la pénombre. Mais à présent, cette imposante masse sombre qui s'avance vers moi me tétanise. L'homme tient quelque chose dans l'une de ses mains, un éclat scintillant qui m'aveugle brièvement, comme la lame d'un couteau. Je panique. Je panique mais suis incapable de bouger, de m'enfuir, de hurler. Il va fondre sur moi et comme une imbécile, je vais me laisser faire sans réagir. Ça ne peut pas se finir comme ça, ma vie ne peut pas s'arrêter comme ça, ici et maintenant !

— N'y pense même pas, Norman !

Une voix féminine, implacable, déterminée, suivie de l'armement d'un chien. Le cran d'arrêt s'échoue au sol sous la menace du revolver qu'un petit bout de bonne femme tient à bout de bras, sans ciller.

— Dégage ! Et ne t'avise plus jamais de remettre les pieds dans ce squat, compris ?

Acculé, ledit Norman détale sans demander son reste.

— M... Merci ! balbutié-je.

— Y'a pas de quoi ! Tu sais, si tu te laisses emmerder dans un squat, tu fais pas long feu... T'es nouvelle ici, non ?

— Euh... Oui, je suis arrivée hier.

— Moi c'est Louise, et toi ?

— Mia, enchantée...

— Mia comment ?

— Juste Mia, le reste n'a pas vraiment d'importance...

— Tu viens d'où ?

— De la quatrième dimension, sourié-je, c'est pour ça que j'ai l'air de débarquer d'une autre planète...

— T'as jamais vécu dans un squat ?

— Non.

— Alors bienvenue dans la réalité, ma belle, parce que ça va te changer !

— Pourquoi, c'est si dur que ça ?

— Ici, les gens n'ont rien, alors le peu que tu as, ils essaient de se l'approprier tu vois !

— Et ce flingue, il est à toi ou tu l'as "emprunté" à quelqu'un ?

— Première règle du squat : ne jamais poser de questions sans y être invité, surtout si elles sont indiscrètes.

— Pourquoi ? Tu m'en as bien posées à moi !

— C'est le privilège des "Anciens". Allez viens, je vais te présenter à toute la clique...

— Et t'es sûre que ce Norman ne reviendra pas ?

— Norman ? A l'heure qu'il est, il doit remercier le ciel de ne pas être passé entre les mains de mon jules. Non, fais-moi confiance, Mia, Norman ne reviendra pas. Tu as ma parole !

***

Hier, c'était elle qui veillait sur moi, aujourd'hui c'est l'inverse. Entre temps, il y a eu Christophe. Et il y a toujours eu Franck...

***

Anton est rentré de son errance nocturne avec son mastodonte. Il nous salue sans s’attarder tandis que son chien vient chercher une caresse avant d’aller se rouler en boule dans son panier. Comme lui, mon beauf’ dit être fatigué. Si ça se trouve, c’est vrai. Fatigué de Cathy, de sa propre vie.

Grand-Pierre et Violette - ma mère - en profitent pour également prendre congé. En bonne maîtresse de maison, Cathy remet un peu d’ordre dans la salle à manger, la cuisine ; nettoie encore et encore, sans doute pour repousser le plus possible l’affrontement avec son mari. Ou le non-affrontement. Oui, j’ai plutôt l’impression que c’est ça qui les bouffe, le non-affrontement, chacun gardant en lui sa propre rancœur, en voulant à l’autre sans vraiment se l’avouer en face. Il n’y a que les regards et les sous-entendus qui trahissent et qui blessent dans ce couple qui ne se parle plus.

Julien et Tristan sont à l’étage, en train de disputer une dernière partie de Gran Turismo pendant que Mathieu et moi fumons une cigarette en silence sur la terrasse.

Ce n’est pas moi qui le brise en premier, trop perturbé par ce que j’ai cru percevoir ce soir entre Cathy et lui. J’ai envie de lui en toucher deux mots, mais je ne sais pas comment l’aborder.

— Bon alors, t’en dis quoi de ce corps de ferme ? Tu veux le visiter ou pas ?

— Je sais pas trop. Je suis pas mal occupé en ce moment au resto. Surtout qu’avec ma nouvelle serveuse, ça va pas…

— J’ai cru comprendre, ouais ! Mais pourquoi tu ne la vires pas si elle est si nulle que ça ? Ça ne t’a jamais posé de problème auparavant !

— Cette femme… Comment dire ?

— Ouh, je connais ce regard, Eric !

— Quoi ? Quel regard ?

— Je te connais par cœur, vieux. Ce regard, c’est celui que tu avais la première fois qu’il s’est posé sur Jennifer. T’es amoureux, mec !

— Non, pas amoureux. Enfin pas vraiment. Troublé plutôt. Oui, c’est ça, troublé.

— Elle est si canon que ça ?

— Elle me rappelle… Elle me rappelle beaucoup de choses. Beaucoup de choses que j’ai aimées chez Jen’. Et c’est pour ça que je voudrais ralentir parfois, pour profiter de tout ce que j’ai raté avec elle. De tout ce que je pourrais découvrir aussi...

— Écoute, visiter, ça ne t’engage à rien. Et puis, je crois surtout que t’es arrivé au bout avec ton resto, que t’as besoin de nouveaux challenges pour te donner envie d’avancer. Cette fille en est peut-être un. Ton projet de gîte rural en est un autre. Mais si tu te poses trop de questions, tu vas rester là, en rade avec ton cafard ou ta foutue nostalgie de merde qui te ruine le moral. Et ça c’est pas bon pour toi. Ça l’est pour personne.

— T’as peut-être raison…

— Évidemment que j’ai raison ! Alors, viens visiter ce putain de corps de ferme demain, à 15 heures 30, et le reste on s’en fout. Moi je veux te voir à nouveau heureux, rayonnant. Sérieux, comment veux-tu emballer une nana avec une tronche d’enterrement pareille ?

— Enfoiré va !

Mathieu m’a redonné le sourire, celui qui s’éteint dès que je repense à Jenny. Les enfants accourent au moment opportun, celui où mon ami me charrie.

— Bon, il se fait vraiment tard, on va y aller. Tu remercieras Cathy de ma part…

— Tu ne veux pas le faire toi-même ? Elle va être déçue si tu pars sans lui dire au revoir.

— Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée…

— Mathieu, à quoi tu joues avec elle ?

— Je joue pas, Eric. J’ai jamais joué…

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