Chapitre 5

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Chambéry, huit jours plus tard


Pfffffff ! Bon sang, mais qu’est-ce qui m’a pris d’accepter d’accompagner Tristan en sortie scolaire ? Au musée des Beaux-Arts en plus, moi qui n’y connais absolument rien en peinture, et qui déteste rester planté devant une vague œuvre graphique à laquelle je comprends que dalle. De toute façon, je trouve ces tableaux tous plus laids les uns que les autres. Ça fait une heure que le conservateur nous bassine d’anecdotes insipides, et moi je soupire d’ennui à chaque fois qu’il en rajoute une couche. Tristan me balance discrètement un coup de coude pour me rappeler à l’ordre :

— Papa ! Écoute un peu !

— J’essaie, fiston, j’essaie…

— Ouais ben Cathy, elle au moins, elle s’intéresse. Pourquoi c’est pas elle qui est venue, d’abord ?

— Elle ne pouvait pas, elle a pris un nouveau poste à Saint-Alban, à la bibliothèque municipale. Tu sais, je t’en avais parlé…

— Ah bon ? C’est pour ça qu’elle s’était faite toute jolie ce matin alors ?

— Oui, c’est pour ça…

— Mais elle travaillera plus à la mairie avec Grand-Pierre ?

— Si, c’est juste un job d’appoint, en plus. Mais du coup, elle est moins disponible qu’avant…

C’est surtout qu’Anton et elle ont vraiment besoin de tune ! La semaine dernière, la banque leur a encore refusé un crédit qu’ils contractaient pour renouveler leur matériel agricole et s’agrandir. Grand-Pierre et moi leur avons bien proposé de leur prêter du fric, mais Anton a refusé catégoriquement. Accepter aurait été pour lui un échec et équivaudrait à reconnaître que reprendre l’exploitation de mon père avait été une connerie. Il ne sait pas que Cathy l’aime bien au-delà de ça, qu’elle le suivrait au bout du monde pour tout recommencer s’il le fallait.

L’argent doit rentrer, coûte que coûte. Mon beau-frère ne rechigne pas à la tâche, multiplie les petits boulots intérimaires, se fait embaucher pour les vendanges chez un de ses amis, viticulteur à Chignin. Mais ça ne suffit pas. Alors, il envisage de postuler pour un emploi saisonnier dans les alpages, en tant que gardien de troupeaux.

Cathy n’en a pas envie. Elle sait ce que ça signifie : quatre mois en altitude sans redescendre dans la vallée ; quatre mois toute seule à tout assumer à la ferme ; quatre mois de solitude… C’est pour ça qu’elle ne chôme pas, qu’elle se démène comme une lionne pour sauver son couple d’une situation financière chaotique. Pour ne pas perdre Anton. Déjà qu’il la regarde différemment depuis qu’ils ont appris qu’elle ne pourrait jamais lui donner d’enfant… L’amour entre eux est toujours là, mais file dangereusement. Parce que tout ce qu’ils investissent mutuellement dans leur relation et leur projet de vie est en train de partir en fumée…

Le brouhaha monocorde du conservateur me tire de mes songes, et se poursuit alors que mes prunelles s’égarent sur une silhouette familière. Je m’y attarde avec insistance, ce que ne manque pas de remarquer Tristan.

— C’est qui ? Tu la connais ?

Je m’empourpre sans le vouloir, espère que la personne que je fixe me verra sans vraiment deviner ce que je commence à ressentir pour elle. Ressentir… Oui, le mot est sans doute un peu fort mais, je ne sais pas, il y a quelque chose en elle qui me fascine, qui m’attire comme un aimant. Il n’y a pas que sa beauté brute ; des filles canons, il y en a à la pelle. Non, ça va bien au-delà de ça, de son enveloppe charnelle : elle a du charme, énormément de charme. Dans sa gestuelle, sa façon de sourire ou d’être ailleurs, parfois, sa répartie insolente aussi…

— C’est une de mes employées… finis-je par répondre.

— Ben, va lui dire bonjour alors !

— C’est son jour de repos, je ne voudrais pas la déranger ou l’embarrasser. Je suis son patron tout de même…

— En tout cas, elle est vachement belle, dis donc !

— Elle est pas mal, oui… concédé-je faussement désintéressé.

Mia Parker se retourne en nous entendant discuter, mon fils et moi. Je m’approche donc d’elle d’un pas décidé pour la saluer en lui tendant une main franche et professionnelle.

— Monsieur Ferraz ? Ça par exemple, quelle surprise ! J’ignorai que vous vous intéressiez à la peinture…

— En fait, pas vraiment. Disons que je suis là… Par obligation. J’accompagne mon fils en sortie scolaire.

— Bonjour Madame… la salue mon fils.

Je me suis retournée au son de sa voix, ai feint l’étonnement, l’ai interrogé sur la raison de sa présence. Ça sonnait un peu faux, mais il n’a pas eu l’air de s’en rendre compte. Je n’ai jamais vraiment eu de talent pour la comédie. Mais aujourd’hui, je n’ai pas le choix. Louise a replongé malgré tous mes espoirs. Je l’ai retrouvée hier, allongée dans le hall de l’immeuble, les vêtements en vrac et le regard absent. Je m’en suis occupée avant de me rendre au travail, inquiète et encore plus étourdie que d’habitude. Heureusement, Eric Ferraz n’était pas là. Il n’y avait que sa secrétaire, cette femme arrogante et précieuse, à la voix haut perchée, qui discutait avec lui au téléphone. C’est son débit de mitraillette qui m’a interpellé en premier. Des mots s’envolaient à toute vitesse de sa bouche peinturlurée de rouge vif : musée, sortie, planning, matinée. A ce moment-là, j’ai compris que ma chance se dessinait juste sous mes yeux. En rentrant, je me suis mise à tout prévoir dans ma tête, échafaudant mon plan dans les moindres détails, imaginant cent fois la scène. Mais dans ma précipitation, je suis passée à côté d’une information capitale.

En arrivant au musée des Beaux-Arts, il était bien là. Plus décontracté que d’habitude, mais l’air ailleurs. Comme en décalage avec l’endroit. Un enfant haut comme trois pommes s’est précipité vers lui, parlant sans cesse avec animation, aussitôt suivi d’autres camarades. Il ne lui ressemble pas vraiment, plus chétif, plus rêveur, mais leur lien ne fait aucun doute. Ce petit garçon est son fils. Je les ai observés, je l’ai observé lui, pendant près d’une demi-heure, alors qu’il restait planté devant le Triptyque de la passion de Domenio di Michelino, à écouter distraitement le conservateur. Son désintérêt pour la peinture était d’une telle évidence qu’un pincement au cœur m’a saisi. Pourquoi ne voyait-il pas qu’au-delà du Christ souffrant, qu’au-delà des symboles religieux, c’est toute la beauté de l’Italie qui s’offre à lui ? Je suis restée au loin, à imaginer l’envers du décor pour passer le temps, en espérant qu’il me repère parmi la foule de ce mercredi matin. Je me suis alors souvenu des églises florentines de mes seize ans, des ruelles bondées de monde, de l’odeur des pizzas sortant du four et de la sauce tomate sur le bout de nos nez quand nous mangions comme des enfants, des glaces aux parfums extravagants. Marco et moi, seuls au monde, lorsque nous faisions l’amour dans son minuscule appartement.

Des souvenirs si lointains, presque flous. Où est passée l’adolescente qui n’avait que la liberté comme guide ? A quel moment est-elle devenue cette menteuse, froide et calculatrice, qui essaye de séduire un homme pour s’en sortir ? Allez Mia, tu n’as pas le droit de t’apitoyer sur ton sort ! Tu as choisi de te détacher totalement des tiens, alors maintenant assume ! Eric Ferraz me regarde toujours, son fils glissé dans son ombre. Le petit garçon paraît tellement sage, presque trop mûr pour son âge, avec cette façon d’être que seuls peuvent avoir les enfants qui ont souffert. Je ne le connais pas, mais j’ai l’impression de le comprendre. Décidément, la vie des Ferraz me réserve bien des surprises ! Et moi qui croyais avoir tout prévu, tout planifié dans les moindres détails… Je pensais naïvement que ce serait facile. Bon sang, quand vais-je enfin apprendre de mes erreurs ?

— Bonjour Madame… me salue son fils.

— Tu me trouves si vieille que ça pour m’appeler Madame ? répond-elle à Tristan.

— Non. C’est juste que mon papa m’a dit que quand on ne connaît pas une personne, on lui dit : "Bonjour Madame" ou "Bonjour Monsieur".

— Ton papa a raison. Vous l’avez bien élevé, ce petit…

— Je ne suis pas petit, j’ai dix ans !

— Tristan ! Va rejoindre ta classe, j’arrive de suite…

— Au revoir Ma… Demoiselle !

— Au revoir, jeune homme…

J’attends que mon fils s’éloigne pour reprendre le fil de la conversation. Je n’ai pas envie qu’il remarque le trouble que provoque en moi "ma petite serveuse".

— Vous ne mentiez pas quand vous disiez vous intéresser à l’art.

— Pourquoi vous aurais-je menti sur ce point ?

— Je ne sais pas, vous m’avez bien baratiné sur d’autres choses…

Bon sang, Eric, arrête de tout ramener au taf ! T’es con ou quoi ? Essaie plutôt de paraître normal, naturel, et abandonne au plus vite ta posture de big boss arrogant, celle dont tu uses pour te donner une contenance. Parce qu’en dehors deL’Atelier, ça sonne trop faux…

— Mais nous ne sommes pas ici pour parler boulot, reprends-je, je vais vous laisser poursuivre votre visite sans vous importuner davantage…

— Vous ne m’importunez pas. Je connais ce musée par cœur, en particulier cette galerie, consacrée à la peinture italienne. Vous avez déjà visité Florence ?

Florence… Bien sûr que j’ai déjà visité cette ville d’art, ce berceau de La Renaissance. Mais comment lui dire que je n’étais alors pas seul, qu’il y avait Jen’ avec moi ?

— Avec mon épouse, oui, une fois. Elle aussi était férue de peinture.

— Était ?

— Oui, était. Je suis veuf, depuis cinq ans…

"Ma petite serveuse" s’empourpre. Elle l’ignorait.

— Oh, je suis confuse. Pardonnez-moi !

— Vous n’avez pas à vous excuser, vous ne pouviez pas savoir.

— Papa, qu’est-ce que tu fais ? On a bientôt fini la visite du musée, même qu’on a perdu Elise et Tom…

Je n’ai pas vu mon fils débarquer dans mon dos. J’essaie de ne pas avoir l’air trop ahuri ni trop surpris.

— Elise et Tom ont disparu ? Ils ne doivent pas être bien loin… Cours devant, je te rejoins !

Il s’éloigne en criant : "TO-OM, ELI-ISE ?"

— Bon, faut que je vous laisse, mon devoir d’accompagnateur et de papa m’appelle…

— Attendez, je peux peut-être vous aider à retrouver les camarades de votre fils.

— Oh oui, pourquoi pas ? Excellente idée !

Son enthousiasme a l’air sincère, presque enfantin. Je calque mes pas sur les siens, cherche du regard les deux écoliers qu’il me décrit, tout en songeant à ce que je viens d’apprendre. J’ai parfaitement feint la surprise quand il m’a révélé le décès de sa femme mais, bizarrement, j’ai aussi senti le rouge me monter aux joues. J’ai eu honte de moi. Jouer sur de tels sentiments est difficile d’autant plus que la mort de son épouse semble l’avoir profondément marqué et explique beaucoup de choses. Son besoin de tout contrôler, la fragilité contenue qui perce parfois sa carapace, ses yeux habités par trop de fantômes. Tout ce silence qu’il entretient savamment sur sa vie privée, sa pudeur…

Dans quoi me suis-je embarquée ? Est-ce vraiment plus facile de se battre contre une absente ? Contre l’image d’une femme plutôt qu’une épouse en chair et en os ? Rien n’est moins sûr…

Je reporte mon attention sur le petit Tristan qui galope toujours devant nous. Il n’a pas pris grand-chose de son père, ni le regard bleuté ni les cheveux sombres. Oui, physiquement, il tiendrait davantage des Faulqueroy, de Jennifer ; je dirais même qu’on peut déceler dans certains traits de son visage le portrait de sa grand-mère, Marie-France. J’imagine combien ça doit être dur pour ce gamin de croiser ce reflet dans la glace chaque matin, celui qui doit tant lui rappeler sa mère au quotidien.

Et dire que je vais en rajouter une couche par mon unique présence…

Pourtant, il n’a pas l’air si malheureux d’être à demi orphelin. Il semble plutôt épanoui malgré sa grande maturité. Entouré de ses camarades, il sourit à pleines dents, blague, parle de son père avec fierté.

— Tenez, les voilà. Ils n’étaient pas partis bien loin.

— Je vous demande pardon ?

— Elise et Tom, les enfants qu’on cherchait, ils sont là, m’explique-t-il.

Brusquement tirée de mes pensées, je mets un moment à comprendre. Les enfants, bien sûr…

— Ah oui, tant mieux ! Quel soulagement !

— Je vous avoue que ça m’aurait plutôt soulagé d’en perdre quelques-uns au cours de la matinée…

Je le regarde, étonnée. Est-ce une tentative pour détendre l’atmosphère ou une vérité ?

— Ne faites pas cette tête outrée, on voit bien que vous n’avez jamais eu à gérer une classe de trente élèves excités comme des puces.

— Je plaide coupable, c’est une expérience qui me reste inconnue. Du moins, jusqu’à aujourd’hui.

— Je suis ravi de vivre ça avec vous. Il paraît qu’on n’oublie jamais ses premières fois.

— C’est vrai, ce sont même elles qui nous construisent…

Je baisse les yeux, à la fois enchantée et gênée par cette esquisse de séduction entre nous. Je n’ai même pas eu besoin de faire le premier pas. La maîtresse vient de rejoindre les élèves et reprend les choses en mains. On dirait qu’il hésite, pèse le pour et le contre d’une idée un peu folle. Il se lance avec un sourire en coin.

— Vous aimez les expériences inédites ? Dans ce cas, attendez-moi ici juste une minute…

Il s’éloigne, s’entretient brièvement avec l’institutrice puis avec Tristan, soudainement mécontent, et reviens vers moi, triomphant.

— Ça y est, nous sommes désormais libres comme l’air !

Mon incompréhension doit se lire sur mon visage, puisqu’il s’empresse d’ajouter :

— J’ai prétexté un contre-temps professionnel me contraignant à m’absenter. Vous êtes toujours partante pour vous éclipser avec moi ?

D’un signe de tête, j’acquiesce avec l’enthousiasme d’une petite fille à qui l’on vient de promettre un séjour de rêve à Disneyland !

Malicieusement, il m’attrape la main et m’entraîne vers la sortie, sans plus se soucier de la classe de son fils. Je proteste juste une fois pour la forme, lui rappelle ses obligations, mais il rit doucement. Cette sensation de faire l’école buissonnière est grisante pour lui comme pour moi. Tels deux adolescents en cavale, nous franchissons la porte du musée sans nous retourner. L’air est vif dehors, le ciel clair. La sensation de sa main dans la mienne fait battre mon cœur en rythme. Ça faisait longtemps que je ne m’étais pas sentie aussi vivante, que je n’avais pas eu l’impression d’être autant moi-même. Enivrée par tout ça, je me permets une petite provocation.

— Je vous préviens, je suis très exigeante en termes de surprise.

— Alors vous n’allez pas être déçue, je vous le promets…

Ça fait des années, des années que je ne me suis rien autorisé de fou, d’improvisé, moi qui planifie toujours tout. J’ai l’impression de revenir dix-sept ans en arrière, quand j’étais prêt à faire n’importe quoi pour séduire Jen’, comme lui concocter un festin de roi sur la plage du Lido, un dîner aux chandelles champêtre avec mon amour comme seule flamme. Celle qui réchauffe, qui consume.

Mia a ce pouvoir-là, celui de me rendre insouciant, presque aussi espiègle que lorsque l’on courtisait Gabrielle, Mathieu et moi. Je me sens pousser des ailes, rajeunir, vivant. Oui, Mia est une source de jouvence à elle seule. Un peu plus d’une décennie nous sépare, c’est vrai, mais j’ai envie de la surprendre, de lui plaire. De mordre la vie avec elle. De plonger dans ses prunelles noisette, de m’y noyer tout entier.

C’est la première fois depuis Jenny qu’une femme me fait cet effet-là. Je ne comprends pas ce qui m’arrive, pourquoi ça me pousse à jouer les séducteurs. Est-ce ma façon à moi de revivre les prémices de mon idylle avec mon épouse, la nostalgie du rose avant le noir ? Ou est-ce autre chose, quelque chose dont j’ai oublié le parfum depuis qu’il s’est éventé, et dont je suis incapable aujourd’hui de reconnaître la fragrance ? A moins que ce ne soit un signe, celui que je suis désormais prêt à refaire ma vie…

Mia aime l’art, les trucs un peu déjantés peut-être, "avant-gardistes" puisque c’est ce qu’elle dit peindre. Alors, je connais un endroit où elle va en prendre plein les yeux. Un endroit qui ne ressemble à rien de connu, qui avait émerveillé Jennifer lors de sa première visite quand elle en avait rencontré le propriétaire. Et qui m’avait émerveillé moi aussi, malgré ma faible fibre artistique. C’est une question d’ambiance, d’atmosphère : un véritable voyage des sens !

C’était il y a longtemps, bien avant Tristan…

***

Il faut absolument que je te montre quelque chose…

Quoi ? Quelle chose ?

Ne pose pas de questions et suis-moi ! Allez, viens…

Le minois pétillant et le sourire radieux, Jenny m’entraîne dans les ruelles de la vieille ville, jusqu’à une petite galerie d’art qui ne paie pas de mine, au détour d’une traboule.

C’est ça ton truc fabuleux ?

Attends, le meilleur est à l’intérieur ! Isaac est un pur magicien.

Isaac ?

Oui, c’est un vrai génie, un artiste qui a de l’or dans ses doigts. Tu te rends compte, il m’a même proposé d’exposer mes peintures sur verre…

Bon… Eh bien allons-y pour la découverte de cette caverne d’Ali Baba !

Tu vas voir, je suis sûre que tu ne vas pas le regretter…

Mais mon portefeuille, lui, oui !

***

— Voilà, c’est ici.

Mia et moi avons couru dans le dédale des ruelles, sans nous arrêter, comme de jeunes adolescents amoureux, pressés de s’aimer. Avides de rattraper ce temps qui ne nous appartient plus. Reprenant son souffle, Mia me regarde interloquée, de la même manière que j’avais dévisagé Jen’ la première fois qu’elle m’avait conduit là.

— C’est ça votre surprise ?

— Ne vous fiez pas aux apparences, Mia. Vous savez ce qu’on dit : "Qu’importe le flacon…"

— "…pourvu qu’on ait l’ivresse", oui, mais il va quand même falloir qu’il se surpasse votre flacon, parce que là…

— Sa beauté est intérieure. Et puis surtout, vous ne connaissez pas Isaac !

— Isaac ?

— Ce serait trop long à vous expliquer…

La porte vitrée s’efface, laissant s’échapper de la galerie une musique noire africaine. Sur le palier, un grand black affable en tenue traditionnelle sénégalaise.

— Eric ? Bon sang, Eric, c’est toi ? Dans mes bras mon ami !

L’accolade est chaleureuse, fraternelle.

— Isaac, ça fait combien de temps, dis-moi ?

— Je n’ose même plus compter…

— Tiens, je te présente l’une de mes employées, Mia Parker, une jeune femme passionnée d’art.

Troublé par sa ressemblance avec Jennifer, Isaac réagit à contretemps, le sourire contrit :

— Enchanté Mademoiselle…

Pour se donner une contenance, il nous invite à entrer dans son antre qui fourmille de trésors, tous plus inattendus les uns que les autres. Mia est émerveillée, admirative. Elle bondit d’une sculpture à l’autre, d’une toile à l’autre, comme une gamine dans un magasin de jouets. Un peu à l’écart, un tribut dédié à mon épouse, un lieu où quelques créations de sa période "heureuse" s’exposent. Des paysages lacustres pour la plupart, griffés JF. Des paysages qu’elle ne peindra quasiment plus les dernières années de sa vie, trop mélancoliques, trop sombres. Trop "destroy", à l’image de ses œuvres rouge sang-ébène qui les jouxtent, déstructurées, incomprises. Avant-gardistes aussi, peut-être…

Mia ne les a même pas vues, elle ne bouge plus depuis quelques minutes. Elle a jeté son dévolu sur une statuette célébrant la fécondité.

— Je vous l’offre si vous voulez…

— Vous plaisantez ? Ça doit être hors de prix !

— C’est le prix de l’authenticité… Ici, rien n’est made in China.

Je me rapproche d’Isaac pour lui payer son dû. Et je m’abandonne dans la contemplation de ma compagne du jour pendant qu’il débite ma carte bleue.

C’est d’abord son visage qui me captive, ses yeux légèrement grimés qui m’accrochent, ses lèvres à peine glossées, ses longs cheveux clairs négligemment nattés en une tresse un peu floue laissant deviner ses oreilles délicates, lourdement ornées de boucles-breloques tendance hippie-chic. Le maquillage est léger, le velouté de sa peau presque saupoudré d’un rien, une peau de porcelaine…

Puis je descends légèrement sur son corps. Elle a des bijoux un peu partout sur les mains, qu’elle agite sans cesse comme une Italienne, quand elle me parle en érudite. Des bagues ou bracelets, les deux se mélangeant parfois. Des trucs un peu ethniques ou ésotériques, je ne saurais dire. Mais elle a laissé son port de tête blanc et nu. Pour ne pas trop le surcharger sans doute, pour qu’on en tombe amoureux, assurément. Parce qu’elle est fine, gracieuse et féminine, beaucoup plus élégante que lors de notre première rencontre. Une élégance qui ne le dit pas, qui ose les contrastes bohèmes : une veste en cuir cintrée jetée sur une petite robe chamarrée, vaporeuse, le tout monté sur des bottines à talons pour tricher, se grandir un peu. Séductrice sans vraiment le vouloir, à son insu…

C’est Isaac qui me tire de ma rêverie, assez brutalement.

— Eric, c’est qui cette femme pour toi ?

— Mia ? C’est personne. Enfin si, je te l’ai dit, mon employée…

— Ne lui fais pas confiance, jamais ! Elle a pris l’apparence de ton épouse pour te charmer, mais c’est un serpent cette fille. Un serpent ! Prêt à t’inoculer son venin…

— Isaac !

— Un serpent, je te dis ! Elle n’est pas la vie, la fécondité. Elle est la mort, le mal. Jennifer est parmi nous, mais elle ne peut rien contre elle. Parce qu’elle est invisible et que tu ne la vois pas. Mais ce n’est pas parce que tu ne la vois pas qu’elle n’est pas là. Alors écoute-la. Cette Mia Parker va se servir de toi, de ton passé pour te posséder. Et te déposséder de tout ce que tu as.

— J’interdis quiconque, Isaac, et je t’interdis toi de me dicter ma conduite, tu m’entends ? Et encore moins tes conneries de croyances à la noix ! Je sais combien Jenny et toi étiez proches, mais ça fait cinq ans que je m’empêche de vivre à cause d’elle, cinq ans que je me reproche sans cesse son geste. Tu crois que ça suffit pas ?

— J’ai pas dit ça…

— Non, mais tu le penses ! Tout le monde le pense, que l’unique responsable, c’est moi ! Seulement, je ne veux plus que ça m’empoisonne, plus jamais. Tu peux comprendre ça non ?

— Oui, je peux…

— Alors lâche-moi, bordel ! Lâche-moi…

Je rejoins Mia vers la statuette qui l’hypnotise, espérant qu’elle n’ait rien capté de notre dispute. Je m’achète un sourire, celui que je me compose, VIP, dans le moindre interstice multimédia où s’affiche mon image, en priant Dieu pour qu’elle n’y voie que du feu. Ce n’est pas que je ne sois pas sincère avec elle, non, c’est autre chose. Le fantôme de Jen’. Il est partout dans cette galerie. Partout. Parce qu’Isaac était son meilleur ami. A l’évidence, je n’aurais jamais dû revenir dans cette boutique. Et surtout pas avec Mia.

— Il faut qu’on parte, m’annonce-t-il en revenant.

— Oh oui, d’accord…

Sa main reprend la mienne, plus brusque que tout à l’heure, plus impérieuse. Le sourire est là, mais l’attitude ne trompe pas. Il ne tient pas à ce qu’on s’attarde dans cette galerie. Je le suis un peu à reculons. Cet endroit est extraordinaire, j’en suis tombée raide dingue dès que j’y suis entrée. C’est comme si quelqu’un comprenait enfin ce que j’essaye d’exprimer depuis si longtemps. Les peintures, les sculptures, les photographies, tout est à mon image. Un mélange d’inspirations qui me bouleverse. Surtout les toiles avant-gardistes dans l’angle de la pièce. Pour un peu, j’aurais refusé de sortir s’il n’y avait eu cette conversation. Ces mots chuchotés, ces accusations… Ils croient que je ne les ai pas entendus, mais c’est faux. Cet homme n’a mis que quelques secondes à percer mon secret, alors qu’il ne m’a jamais rencontrée. Comment est-ce possible ? Je me compose à mon tour un visage dénué de toute émotion. Une chose est sûre, je ne remettrais jamais les pieds ici.

— Tout va bien ?

— Parfaitement.

Dans la rue, la foule grouille de vie. Le centre-ville dévoile ses rues joyeuses et ses habitants pressés. Je sers la statuette contre moi depuis qu’Eric a relâché son étreinte. J’ai froid bien que la température soit tout à fait clémente. On dirait que maintenant que nous sommes seuls, il ne se donne plus la peine de faire semblant. Son air est sombre et il ne prononce plus un mot. A quoi pense-t-il ? Je lui jette un regard à la dérobée et croise ses yeux bleu-vert. Gênés, nous nous détournons et continuons notre promenade silencieuse. Je crois que c’est la pudeur qui nous retient de parler de ce qui s’est passé. J’ai peur de savoir ce qui relie l’endroit que nous venons de visiter à son épouse. Peur de sa réaction suite aux avertissements de son ami. Peur que mon plan ne fonctionne pas comme je l’espérais.

— Je suis désolé… souffle-t-il finalement.

— Vous n’avez pas à l’être. J’ai adoré cette galerie et je ne pourrai jamais assez vous remercier pour votre cadeau.

— J’aurais aimé que vous puissiez y rester plus longtemps, mais c’est encore difficile pour moi d’y revenir.

— A cause de votre femme ? Ou de cet homme ?

— Un peu des deux. Isaac était un ami de Jennifer, un ami très proche. Je crois qu’il s’est donné pour mission suprême de veiller sur moi au nom de leur amitié, mais je n’aime pas beaucoup qu’on se mêle de ma vie. Et puis, il y a encore trop de souvenirs de nous là-bas, alors…

— Je comprends. Vous n’avez pas besoin d’en dire plus…

Je me rapproche de lui et pose ma tête sur son épaule, simplement, pour ne pas le brusquer. Il se tend, sûrement surpris par ma soudaine témérité, mais se laisse faire. Après quelques secondes, sa main vient se glisser autour de ma taille pour m’attirer un peu plus près. Notre proximité me réchauffe, je me sens bien contre lui. En arrivant devant mon immeuble, nous nous arrêtons pour prendre le temps d’un au revoir. Nous sommes à un souffle l’un de l’autre. Il traîne dans l’air des parfums de premier baiser. C’est à cet instant que ma conscience décide de se rappeler à moi. Mais à quoi est-ce que je joue ? Eric a été tellement gentil avec moi aujourd’hui. Plus que ça, il a été prévenant. Il a dévoilé une part de lui que je ne soupçonnais pas. Derrière l’homme sûr de lui, maniaque du contrôle et autoritaire, il y a quelqu’un de sensible. Un être meurtri par l’existence, qui se protège en permanence. Je ne peux pas me servir de lui, lui infliger de nouvelles blessures. J’ai naïvement cru en être capable, au nom de mon enfance isolée et à la mémoire de mon père, sauf que je ne le suis pas. Et puis, ça faisait longtemps que je ne m’étais pas sentie aussi bien aux côtés d’un homme. Ça me fait bizarre. Bizarre parce que ces brefs instants volés, cette parenthèse dans nos deux existences en vrac, auront suffi à tout remettre en question, me faire douter. Je ne sais plus quoi faire à présent : continuer de jouer à la femme fatale, calculatrice, pour parvenir à mes fins, ou renoncer et disparaître définitivement de sa vie ? Un simple baiser à la commissure de ses lèvres, pour ne pas l’éconduire totalement ni lui laisser de trop vains espoirs. Un entre-deux en quelque sorte, pour me donner le temps de réfléchir avant que tout ne devienne irréversible…

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