101. Voyage, voyage

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L’aube perce les feuillages de la clairière où nous nous sommes réfugiés. Comme convenu, j’ai pris le second tour de garde, assise un peu en hauteur sur une souche. Au début, j’avais froid au dos et au ventre, maintenant les premières lueurs assèchent l’air. Les hommes dorment sur le dos, Jésus ronflant assez fort pour éloigner les moustiques. Maman, sur le côté, se tourne régulièrement. Léonie, est immobile, en position fœtale. Elle a retrouvé son air vulnérable et fragile. Pendant plus d’une heure, elle a étouffé les sanglots, les larmes qu’elles ne peut pas verser à cause du tain qui couvre ses yeux. Elle a perdu Alpha, qui a été celui qui l’a protégée et aidée à survivre durant les décennies d’emprisonnement. Je la trouve extrêmement forte. À chaque fois que je repense à ce qu’elle a enduré, je partage sa satisfaction du meurtre de l’évêque de Versailles. Parfois, j’aimerais tuer la Mère Suprême de mes mains, puis, les yeux dans les yeux, m’assurer qu’elle se sente partir.

Les chevaux paissent autour du campement, parfois l’un d’eux fait entendre une vibration de naseaux. Marmiton broute près de moi, comme s’il ne voulait pas me laisser. Cadeau est assis droit comme un chien de garde, même s’il ne sait pas ce que nous guettons.

Le shérif se tourne sur le côté, et s’assoit lentement, le visage vieilli. Il chausse ses bottes, puis vient vers moi.

— Ça va ?

— Ça va.

Il fait trois pas pour me tourner le dos et urine sur le premier arbre. Il aurait pu choisir n’importe quel tronc, mais il a choisi le plus proche de moi. J’ai envie de lui demander s’il a déjà marqué son territoire sur les autres, mais je choisis de m’éloigner. Marcher détend mes jambes engourdies. Lorsque le shérif revient, il pousse ses fils du bout de la botte. Ces derniers se redressent, se repèrent d’un regard autour d’eux, comme s’ils me cherchaient. Il se lèvent puis avancent vers moi. Ils déposent chacun un baiser sur mes lèvres, puis s’éloignent pour uriner côte à côte, au même endroit que leur père. Peut-être les hommes marquent-ils inconsciemment leurs phéromones. Le shérif s’accroupit auprès de ma mère et lui caresse l’épaule pour l’éveiller. Elle ouvre les yeux. J’approche de Jésus en chantant :

— Allez les gars, réveillez-vous, on va au bout du monde.

Sans ouvrir les yeux, il se met à brailler fort :

— C'est un fameux trois-mâts, fin comme un oiseau !
Hissez haut !

Léonie fait un bond dans son duvet, Cadeau aboie, et je pouffe de rire.

— Tu confonds deux chansons.

Il l’ouvre l’œil et affiche un sourire bienheureux en s’asseyant. Le shérif lâche une pique :

— Si des pisteurs nous cherchent, ils nous ont trouvés.

— Qu’ils viennent ! Je cours trop vite pour eux, shérif.

L’humour de l’Estropié n’est pas du goût de notre chef de meute, mais les jumeaux sourient. L’un d’eux sort une poignée d’herbes sèches d’une sacoche, puis la pose au centre d’un cercle de pierres. Son frère place du petit bois par-dessus et, d’une allumette, ils enflamment l’ensemble. Ils posent la cafetière en étain sur les cailloux et la remplissent de l’eau d’une gourde. Je m’assois en tailleurs, prend mon mug métallique et y verse le café lyophilisé que Maman a ramené. Son amant a l’air particulièrement accroc au café de notre monde, car il y met deux doses.

Léonie est la dernière à enrouler son duvet. Une fois qu’elle l’a sanglé à sa selle, elle s’agenouille à côté de moi et demande au shérif :

— Combien de jours, selon vous, pour atteindre Puy-Indompté ?

— Cinq jours pour arriver au pied des montagnes. Après, une grosse journée pour arriver jusqu’à Puy-Indompté, et ensuite, je ne connais pas la route menant au couvent. La montagne, ça change les distances.

— De la gare au couvent, je mettais une petite journée à cheval.

— Ça tombe bien, nous avons des chevaux, sourit Jésus avant de se tourner vers moi pour me faire une confidence. Après, s’il faut marcher, j’ai l’endurance. Mes jambes ne ressentent plus l’effort.

Je souris simplement. Le shérif reprend :

— Il faut que nous nous arrêtions à une petite ville pour récupérer des vivres, des munitions, et de la farine pour coller à la créature, au cas où elle se soit remise de ses blessures. Et il nous faudra des vêtements chauds. Plus nous descendrons vers le sud, plus il fera froid.

— Possible qu’il neige déjà en montagne, acquiesce Léonie.

— J’adorerais voir de la neige, confie Jésus.

— La première fois que me suis rendue, il neigeait…

Léonie nous narre le chemin fait pour rejoindre le couvent. En souriant, elle nous raconte le froid qu’il faisait, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur des murs, et combien de temps ils avaient mis pour retrouver les clés, le passage ayant été condamné depuis trop d’années. Pendant quelques minutes, parcourir le royaume des Opaques lui avait presque été agréable tant il y faisait bon. Avec précision, elle explique que c’est une des premières grottes barbares condamnées par l’église. La construction d’un édifice religieux, sur le lieu sacré des tribus était un symbole fort. Le bâtiment a donc été pensé comme une forteresse, avant de servir de couvent, des décennies plus tard. La vie y est spartiate, monastique. À son époque, il y restait encore des cages suspendues au-dessus du vide pour y mettre les prisonniers. L’accès à la chambre quantique se fait au sous-sol le plus profond, donc nous croiserons forcément des nonnes sur notre chemin.

Pendant la narration, Daniel remplit les tasses d’eau chaude, nous comblons nos estomacs avec de la brioche, puis nous prenons la route.

La matinée de chevauchée est agréable. Les jumeaux sont à nouveaux souriants, le shérif et ma mère mènent la route botte à botte. Apollinaire n’est pas du genre bavard, mais il est à l’écoute. Je n’ai jamais vu mon père accorder autant d’attention, et donc ma mère semble intarissable.

Alors que Jésus ferme le cortège avec les garçons, et qu’il leur raconte des anecdotes, Léonie approche sa jument noire de mon âne et me sourit :

— Alors ? T’as réussi à en avoir deux pour le prix d’un ?

— On dirait.

Je jette un œil par-dessus mon épaule et les deux frères me sourient. Léonie ajoute :

— Ça a l’air d’être une relation sage.

— Ils sont galants, mais si on fait une halte dans un hôtel, je compte bien passer une nuit mémorable.

— Il le faut.

— C’est toi qui me dit ça ?

— On ne sait pas de quoi demain sera fait. Je ne pense pas que Mélanie s’attende à ce que nous nous rendions au couvent. Mais si elle le devine, j’ignore ce que nous réserve sa cruauté.

Je me sens mal à l’aise, et lui confie :

— Je préférais la version optimiste du petit-déjeuner.

— Il faut juste ne pas être aveugles aux différentes éventualités.

J’opine du menton, et préférant un sujet plus gai, je lui souris :

— Pas trop jalouse des jumeaux ?

— Non.

Léonie est difficile à cerner, mais ça me convient qu’elle n’ait pas envie de les tuer pour me garder que pour elle.

En fin de matinée, notre petit groupe arrive aux abords poussiéreux de Villeneuve, un grand village de maisons blanches, aucune ne dépassant un étage. Dix éoliennes sont bâties tout autour de la ville ancienne. Des habitations plus récentes ont commencé à naître sur les extérieures. À contrecœur, je dénoue ma chemise, et la rentre dans le pantalon. Au lointain sur un crêt, file le train que nous aurions dû prendre. Léonie nous dit que Villeneuve a une gare, mais elle est dédiée à une ligne régionale qui relie les villages à la capitale. Deux fois par jours une petite locomotive tractant un wagon voyageur et un wagon de marchandises y fait une halte. Léonie ajoute :

— Ça s’est bien étendu depuis.

— On commencerait bien par manger, suggère Jésus. J’ai l’estomac dans les talons.

— Vous connaissez un aubergiste que vous avez remis dans le droit chemin ? demande Maman.

— On va en choisir une avec une terrasse, répond le shérif. Je veux garder un œil sur les chevaux.

Nous le laissons choisir où nous arrêtons les chevaux. Il choisit une taverne ne disposant pas de terrasse, mais semblant dédiée aux voyageurs. Deux grands abreuvoirs sont disposés devant le trottoir. Il tend ses rênes à Maman et nous dit :

— Attendez-moi.

Il descend de son cheval et pousse le portillon à double-battant. Je le vois désigner la table côté fenêtre, puis il nous fait signe de le rejoindre. Nous attachons les rênes au-dessus des abreuvoirs, les chevaux abrités du soleil sous de larges tentures. Lorsque nous entrons à l’ombre, le tavernier au tablier immaculé pose ses yeux sur les étoiles sui ornent les vestes des jumeaux. Nous nous installons à la table, côté fenêtre pour veiller sur nos bagages. L’hôtelier prend un air amical.

— Trois hommes de loi, ce doit être une marchandise précieuse.

— Je ne sais pas, répond Maman. Si vous considérez que les femmes sont des marchandises, oui.

— Notre Fanny, ici présente, est très précieuse, sourit Jésus. C’est la danseuse la plus adulée de notre région.

Je redresse les épaules.

— Et bien vous vous êtes perdus ou bien un spectacle est-il prévu à Villeneuve ?

— Nous recrutons des danseuses à travers toute la France pour un grand spectacle, répond Maman.

— Vous trouverez sans doute plus de danseuses à Versailles.

— Nous en avons trouvé deux, sourit Jésus.

— Boirez-vous quelque chose pour célébrer ça.

— Un whisky, répond le shérif

— De l’eau, déclare Maman.

Nous rebondissons tous sur sa demande en levant l’index pour un verre d’eau. Seul le shérif est assez robuste pour tenir l’alcool par cette chaleur. Même ses fils ne s’y risquent pas. Lorsque le tavernier s’éloigne, je le charrie :

— Vous buvez de l’eau, parfois ?

— Seulement en mangeant. Et jamais à outrance.

— Tu ne verras jamais Papa ivre, me dit Daniel.

— Peut-être à un prochain mariage, dis-je en passant mes bras de chaque côté de mes amants. Leur père réplique avec un sourire narquois :

— Quel hâtif présage !

— Rien que pour vous appeler beau-papa devant tous les coincés de Saint-Vaast.

— En France, on ne peut se marier qu’à un seul homme. Tu risques de faire un jaloux.

— Mais je ne pensais pas me marier.

Comprenant qu’il n’y ait qu’une seule autre façon pour que je le traite comme un beau-père, il me dit, sans jeter un regard vers ma mère.

— Tu t’avances dans un avenir très brumeux, Fanny.

— Moi, j’imagine bien un mariage à l’église de Saint-Vaast, sourit Jésus. L’Echo du Seigneur signerait une sacrée Une : Le mariage de la puterelle du Païen avec deux hommes, sous la bénédiction du Père La Béraudière.

— Moi, je suis comme Fanny, reconnaît ma mère. Voir la tête de ces commères si la fille la plus décriée devenait la bru de l’homme le plus respecté de Saint-Vaast…

— J’entends déjà la tournure des conversations lorsque j’arbitre des conflits de voisinage, grommèle le shérif.

— Ta réputation est trop solide pour que cela y change quelque chose, déclare Jésus.

— Dans une petite ville comme Saint Vaast, toute chose a son importance, conclut le shérif. Mais comme je disais, c’est un sujet qui ne se pose pas pour le moment.

— Tu nous accompagnes, dis-je.

— La mairie me paie pour.

— La réputation du Maire se joue, sourit Jésus.

— Elle se joue depuis qu’il assiste aux spectacles de Fanny. Je doute qu’il soit réélu.

— Un nouveau maire pourrait-il faire fermer le Païen ? s’inquiète Maman.

— Pas tant que je suis le shérif.

— Mais admettons qu’il ait assez d’influence pour vous faire remplacer ? Ou que vous vous fassiez tuer.

— L’Église pourrait profiter des prochaines élections pour y placer un pion, indique Léonie.

— Il pourrait demander mon remplacement, en effet.

— Et faire fermer le Païen légalement ? demande Maman.

— Si un nouveau Maire veut trouver une raison légale, il en trouvera toujours une.

Le tavernier revient pour disposer des assiettes devant nous.

— Ce midi, nous servons un civet au laurier.

Nous hochons tous du menton, il s’éloigne et Jésus reprend la conversation :

— Un nouveau maire aurait un sacré courage de demander ton remplacement, et il faudrait qu’il soit prêt à s’attirer les foudres des Saint-Vaastais s’il fait fermer le Païen.

— Jésus, tu ne sors pas assez, sourit le shérif. Qu’est-ce qu’une poignée de mécontents à côté du reste de Saint-Vaast ?

— Nous avons des soutiens précieux, maintenant, sourit Jésus. Landry Picot, entre autres.

Le shérif laisse un sourire narquois répondre à l’Estropié. Le tavernier dépose sa marmite entre Léonie et Urbain, et remplit nos écuelles. Moi, cette menace potentielle sur le Païen me déplaît. Mais je n’ai pas fait des études de commerce pour ignorer l’influence que pourrait avoir mon projet sur l’économie locale. Je passe mes doigts dans les cheveux de mes amants en griffant leur nuque. Leurs yeux mi-clos m’indiquent tout le bien que cela leur prodigue. Je regarde Maman et je leurs dis :

— Je ne suis pas inquiète. Le projet du Païen 2 est bien plus ambitieux que ce que vous imaginez. Ce sera bien plus qu’une vulgaire taverne pour les Saint-Vaastais éreintés par leur journée. Et avec une publicité ciblée, nous allons attirer du monde à Saint-Vaast. À commencer par ce Jean Bonneau.

— Henri-Xavier, me corrige Jésus en riant.

— Si nous arrivons à avoir une portée au-delà de Saint-Vaast, ce dont je ne doute pas, nous n’aurons qu’à organiser des soirées exceptionnelles, avec des tracts que nous distribuerons jusqu’à Versailles. Tous les commerçants jouiront de l’affluence de gens extérieurs. L’hôtel de Saint-Vaast sera obligé de s’agrandir, l’imprimerie devra embaucher un commis pour nos tracts, même Gilles Gros devra assurer avec sa taverne car nous ne pourrons pas recevoir tout le monde. Lorsque tous les commerces auront goûté à notre influence, ils ne voudront pas voir un nouveau maire réduire leurs gains de manière aussi arbitraire.

— Encore une prédiction hâtive, sourit le shérif. Mais c’est un succès que je vous souhaite.

— Tu n’as jamais vu Fanny danser, lui dit Maman.

Il sourit :

— J’en ai eu quelques échos. J’irai la voir danser avant de décider si elle pourra ou non m’appeler beau-papa.

— Cool ! m’exclamé-je.

Villeneuve ne nous offre pas le loisir d’acheter des vêtements chauds. Mais nous récupérons de la magnésie chez un apothicaire et quelques vivres pour notre trajet.

Le soir venu, nous avons trouvé un abri entre des rochers, à défaut d’avoir beaucoup de végétation. Nous allons dormir à nouveau à la belle étoile. Je déroule mon tapis entre celui des jumeaux. Même si la proximité de nos aînés m’empêche d’initier mes amants à la découverte de pêchés hors-mariage, j’apprécie de pouvoir me blottir contre eux, comme lors de notre voyage à a Cité Pieuse.

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