100. Inquisition (partie 3/3)

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Un peu moins de deux heures après, alors que la faim fait grogner nos estomacs. Léonie et le shérif entrent par la porte arrière. Maman se lève avec enthousiasme :

— À table !

Léonie se penche devant Jésus, tournant le dos aux autres clients et l’œil regagne son orbite. Celui-ci se frotte les mains de plaisir et se laisse glisser du fauteuil pour rejoindre la grande table.

— J’ai un appétit d’ours !

Je me lève, libérant Urbain. Léonie me sourit :

— On aurait dit une reine sur son trône.

Elle fait glisser mon œil entre deux boutons de ma chemise. Je reste immobile le temps qu’il prenne sa place, puis je lui prends le bras pour faire semblant de la guider.

— La table est par ici.

— C’est la chaleur humaine qui m’a attirée.

Nous nous installons. Le shérif remplit son verre, le lève à notre attention.

— Demain, nous nous mettons en route.

— La route sera longue, ajoute Daniel. Soyez reposés.

Je croise le regard d’Urbain. Après avoir assisté au meurtre de l’évêque, je n’ai pas encore eu assez de câlins. Il me sourit, croise le regard de son frère qui me regarde à son tour avec un air rempli de regrets. Je lève une épaule pour lui dire qu’il aurait dû être plus rapide.

Après le dîner et une toilette, je suis sortie promener Cadeau. En remontant les escaliers, toutes les portes sont fermées sauf la mienne. Maman est allongée, alors qu’elle pourrait directement aller rejoindre son amant. J’hésite quelques secondes, puis décide de céder à mon besoin de câlin. Sans entrer, je ferme la porte de ma chambre et pousse celle qui me fait face. Les jumeaux sont assis sur l’unique lit, torses nus, coupés en pleine discussion. Cadeau me précède dans la chambre. Les deux garçons me regardent avec surprise. Je pose mon ceinturon au sol, et je défais ma chemise. Tandis que Daniel fixe mes seins, Urbain se lève, et m’ouvre ses bras. Je place ses mains dans mon dos. Je le sens frémir tandis que j’approche ma peau de la sienne. Je pose mon front contre sa joue. Il hume mes cheveux, et je glisse mes ongles le long de sa colonne vertébrale. Il tremble, je sais qu’il est en mon pouvoir. Daniel ne dit rien, je savoure cette étreinte et lui dis :

— J’avais prévu de dormir ici sans penser que vous n’aviez qu’un lit. Si tu veux, tu peux prendre mon lit. Ma mère doit déjà être avec ton père.

Daniel se lève sans un mot. Je pose ma bouche dans le cou d’Urbain et hume son odeur. Les mains inattendues de Daniel se posent sur mes hanches, un peu hésitantes.

— Laisser à Urbain seul, la fille la plus désirée de Saint-Vaast ? C’est mal me connaître. Il va falloir te couper en deux.

Urbain m’observe avec un sourire de malice. Aucune jalousie entre eux, donc pourquoi me priver ? Je plie la nuque pour m’appuyer sur son épaule et je lui souris :

— Sous-estimer ma gourmandise, c’est mal me connaître.

Il m’embrasse, tandis que les doigts d’Urbain glissent sur mon ventre avant de se hasarder vers mes seins. Enfin, je vais vivre mon fantasme ! J’agrippe la ceinture d’Urbain pour le maintenir contre moi et cherche l’ouverture du bout des doigts.

Soudain un puissant jappement, moitié dauphin, moitié canard, me glace le sang. Daniel balbutie :

— C’était quoi, ça ?

— C’est Alpha, dis-je.

Il recommence à crier. Je m’approche de la fenêtre, mon troisième œil ouvert, et j’aperçois la silhouette fantomatique d’une femme avec le crâne allongé comme un bec d’oiseau et des grandes faux à la place des bras. Elle s’approche d’Alpha qui tourne autour de la créature en gonflant sa gorge pour l’intimider. L’humanoïde lève le bras et tente de décapiter Alpha. Ce dernier l’esquive et se jette gueule béante sur son agresseur. Elle tombe au sol et plante son bras dans les flancs d’Alpha. Il lâche un hurlement de détresse à réveiller tout Lutèce.

Les pas de Léonie frappent le parquet à toute vitesse. Elle descend les escaliers et ouvre la porte. Elle crie de désespoir :

— Nooooon !

— Qu’est-ce qui se passe ? demande Urbain.

— Il y a une créature invisible avec des bras coupants qui vient de tuer Alpha !

La créature s’avance, presque féminine dans la démarche. Léonie sanglote :

— Delta ! C’est moi, ta maman.

La créature lève un bras menaçant et Léonie se recule juste avant qu’il s’abatte. Elle rentre précipitamment dans l’hôtel et remonte les marches quatre par quatre. Les garçons prennent leurs pistolets, alors je ramasse le mien.

— T’as la seule qui peut la voir, me dit Daniel.

Je m’avance hors de la chambre, les bras tremblants, le revolver tenu à deux mains. Léonie s’arrête au fond du couloir. J’entends les pas de Delta dans les escaliers. Sa tête apparaît, sa démarche est calme, comme un prédateur habitué à ne pas être décelé. Je tire deux balles. La première percute son épaule, la seconde se perd au-dessus. Delta se cambre en pépiant de douleur elle tombe dans l’escalier. Urbain et Daniel se placent derrière-moi et l’un d’eux me murmure :

— Tu vises, on visera comme toi.

Le shérif sort, l’arme au poing.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Ils ont envoyé Delta nous tuer, répond Léonie abattue.

J’avance au contact des bustes des garçons. Je regarde le bas des escaliers, sans rien voir. Elle semble s’être enfuie. Cadeau avance sans vraiment comprendre sur le bord du palier. J’approche du haut des escaliers, mon troisième œil me renvoie l’image de la créature blessée au pied des marches. Elle tourne la tête vers moi. Je vide les quatre dernières cartouches. Cadeau se couche, la queue entre les jambes. Delta s’enfuit brutalement. Les garçons tirent dans la même direction alors qu’elle est déjà partie. Les barillets vides, ils s’exclament en chœur :

— Munitions !

— Elle n’est plus là ! crié-je.

— Elle est où ? demande le shérif.

— Je ne sais pas. Dans la salle du restaurant.

— Vous montez la garde. Vous autres ! Faites vos paquetages !

Il nous donne nos ceinturons. Nous les attachons, chassons les étuis vides qui roulent sur les marches. Les doigts fébriles, mon troisième œil ne lâchant pas les escaliers, je réapprovisionne mon barillet à la hâte. Derrière-nous, j’entends chacun s’activer. Après deux minutes le shérif pousse Léonie, armée d’un pistolet à côté de moi et pose sa carabine sur son épaule.

— Allez vous habiller !

Je retourne à la chambre, ramasse ma chemise, mais la noue au-dessus du nombril. Hors de question que je masque mon œil. Je vais à ma chambre récupérer mes affaires. Maman pose ses mains sur mes joues.

— Ça va, ma chérie ?

— On se hâte, aboie son amant.

J’opine du menton. Je soulève mon sac et m’avance, arme à la main. Le shérif me fait passer devant lui et conseille :

— Fanny, tu passes dos au mur pour ouvrir l’angle.

Léonie et moi descendons les escaliers d’un même pas. Je longe le mur, les mollets rasés par la truffe de Cadeau, et je passe d’un bond la dernière marche pour balayer la salle du regard. Le gérant, fusil à la main, m’observe d’un air ahuri. Léonie se replace à côté de moi. Elle s’agenouille et passe le doigt sur une goutte de liquide noir irisé, invisible aux yeux des autres.

— Elle saigne.

Nous avançons dans la salle désertes. Les autres clients ont préféré rester enfermés dans leurs chambres. Pas de trace de Delta. Il n’y a ni porte, ni fenêtre ouverte. Elle est quelque part, peut-être dans les cuisines, peut-être dans le couloir du rez-de-chaussée. Le shérif, m’interpelle :

— Fanny, les écuries. Léonie, dos à nous.

J’ouvre la porte menant aux enclos. Le corps d’Alpha repose sur l’herbe rase. Des yeux avertis peuvent voir les brins écrasés.

— Elle n’est pas là.

— Carole, les garçons, les chevaux, ordonne-t-il.

Maman et les jumeaux récupèrent les chevaux. Marmiton s’avance sans qu’on l’appelle, les oreilles tournant sans cesse, comme s’il cherchait à comprendre l’instant présent. Tandis que Léonie et moi montons la garde, les autres se chargent de seller et d’attacher les paquetages.

Sitôt Jésus en selle, nous l’imitons. Léonie nous rejoint et le patron de l’hôtel s’avance vers le shérif qui lui fait signe. Celui-ci lui dit :

— Si l’église vient, inutile de leur mentir. Nous avons séjourné ici, et il y a eu des coups de feu.

Le shérif lui tourne le dos sans lui laisser le temps de répondre, saute sur son cheval avec l’agilité d’un acteur de cinéma, puis nous partons au trot dans jusque dans la rue. Le shérif passe devant, puis lance son cheval au petit galop. Nous tournons le dos à Versailles, prenons la direction du Sud sous une lune voilée. Lorsque les maisons laissent place aux arbres et aux buissons, je me détends.

Après presque une heure de chevauchée à travers la campagne, le shérif bifurque dans un chemin. Du trot soutenu, nous passons au pas. Marmiton redresse les oreilles tandis que mes fesses me disent merci.

Nous nous enfonçons dans un sous-bois jusqu’à parvenir à une zone assez grande pour camper. Le shérif, sans élever la voix, distribue les ordres :

— Carole, Urbain, Daniel, mettez le campement en place. Léonie et Fanny, vous montez la garde.

Carabine à la main, je reste assise sur Marmiton. Léonie et moi commençons à tourner autour du campement. Les jumeaux déroulent les sacs de couchages. Maman vient cherche celui sur ma selle et me fait un clin d’œil :

— Je vais le mettre entre ceux d’Urbain et de Daniel.

— Merci.

— Léonie, Fanny, nous interpelle le shérif. Choisissez qui de vous deux monte la garde en premier. Trois heures chacune.

— Repose-toi, je n’ai pas sommeil, me dit Léonie.

— Desselle ta jument en premier.

Léonie met pied à terre et désangle le ventre de son cheval. Puis, elle place son œil sur son épaule et garde son fusil contre elle. À mon tour, je libère l’échine de Marmiton. Je déchausse juste mes bottes, et je rejoins mon sac de couchage entre les jumeaux. Je garde mon pistolet sur la poitrine, ma carabine au-dessus de la tête.

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