99. Inquisition (partie 2/3)

11 minutes de lecture

Au restaurant, les garçons sont plus détendus qu’en présence de leur père. Jésus, pourtant redevenu aveugle, démontre son habituelle approche candide et positive fasse aux évènements.

Le repas terminé, Daniel se lève le premier et déclare :

— On retourne à l’hôtel par les bords de la Versaillaise ?

— Pourquoi pas, accepte Maman.

— Jésus, tu veux mon dos ?

— Je vais payer, annonce Urbain.

Nous nous levons de table. Jésus s’accroche aux épaules de Daniel. Alors que nous nous éloignons, Urbain me fait un signe de tête de rester. Maman m’appelle :

— Fanny, tu viens ?

— J’arrive.

Ils s’éloignent, alors j’apostrophe Urbain :

— Tu veux me parler ?

— Je voulais te demander quelque chose tout à l’heure, et tu ne m’as pas trop laissé le temps.

— Désolée.

Il compte ses billets et me laisse attendre. Il ne lève pas le regard et dit :

— J’étais venu te proposer… Enfin te dire que j’ai réfléchis. Et j’aimerais bien m’engager dans une relation avec toi.

Mon cœur sursaute. Il lève ses yeux vers moi. Je fais le tour de la table, lentement, un pied devant l’autre en cherchant une réplique qui fasse mouche. Mais finalement, je me sens surtout bête de l’avoir chassé tout à l’heure. Je pose ma bouche doucement sur la sienne.

— Tu laisses Charlène à Daniel ?

— Sans hésiter.

— Je t’avais dit que t’étais le plus courageux.

J’ouvre sa bouche avec la langue.

— Allez faire ça dans un hôtel ! grogne la patronne du restaurant.

— Excusez-nous, lui dit Urbain en tendant les billets.

— Elle n’a pas assez mangé ?

— Si, c’était très bon Madame, réponds-je.

Je prends la main d’Urbain et il demande :

— Qui t’a parlé de Charlène ?

— Je vous ai entendu en parler. Elle a le même prénom que ma cousine.

— Elle est fiancée.

— Dommage pour Daniel.

Nous sortons alors que les premières gouttes commencent à tomber. Maman regarde nos doigts entremêlés et me fait un clin d’œil. Daniel ne semble pas être jaloux. Peut-être en ont-ils discutés entre eux. Léonie présente sa main aux gouttes d’eau et déclare :

— Je crois que nous allons prendre la route la plus courte.

Nous remontons la rue tant que le sol est sec. Arrivés à l’hôtel, la secrétaire de Bonneau et ses nombreux bracelets dorés nous attend sur le trottoir.

— Mesdames, messieurs.

— Bonjour Madame, répond Daniel.

— Monsieur Bonneau m’envoie vous informer qu’il a une candidate de premier choix pour vous.

— Une inquisitrice ? répliqué-je.

Elle marque la surprise :

— L’inquisitrice est passée ce matin. Elle vous recherchait, en effet.

— Que vous a-t-elle demandé ? questionne Léonie.

— Ce que vous étiez venus faire dans ce théâtre. Monsieur Bonneau leur a expliqué que ce n’était pas un spectacle pour nuire à l’Église.

— Couard comme il a été devant les gendarmes, je doute qu’il l’ait dit en ces termes, réplique Jésus.

— En effet, reconnaît la femme. Mais il vous a quand même trouvé une danseuse contorsionniste qui participerait à votre spectacle.

Maman et moi échangeons un regard. Cela pourrait très bien être un piège.

— Où se trouve-t-elle ? Au théâtre, je suppose ?

— Sa famille y travaille. Je ne savais pas si je vous retrouverai facilement. Voulez-vous la rencontrer ?

— Evidemment, dis-je.

— C’est sans doute un piège, me dit Léonie.

— Pourquoi un piège ? s’étonne la femme.

— Elle craint que l’Église veuille nous faire enfermer à cause de notre spectacle, invente Maman.

— Si l’inquisitrice cherchait après vous, elle serait venue vous trouver ici, comme je l’ai fait.

— D’accord, on vous suit, dis-je. Le temps de seller les chevaux.

— Je vais rester à l’hôtel, indique Léonie.

Comprenant sa crainte, j’opine du menton.

Une heure plus tard, nous parvenons trempés dans le quartier du théâtre, sans croiser ni soldat èvanique, ni inquisitrice sadique. Nous laissons nos montures aux écuries et la femme abandonne son petit Tilbury attelé.

— Monsieur Bonneau vous attend dans la grande salle.

Nous lui emboîtons le pas. Les garçons et moi-même gardons une main sur la crosse de notre arme. Nous entrons alors dans le petit amphithéâtre. Dans la fosse, un petit groupe de musicien joue de la musique tandis que deux comédiens sur scène simulent être sur un bateau. Malgré l’absence de vent à l’extérieur, les néons colorés sont allumés.

Henri-Xavier Bonneau est assis sur l’un des fauteuils molletonnés. Il lâche un sourire en nous faisant signe d’approcher. Il se lève, s’appuie sur sa canne, puis nous descendons les allées sans déranger les artistes. Nous contournons la scène. Un homme asiatique court dans une cage à écureuil pour maintenir les néons allumés.

— J’ai acquis des esclaves importés par un ami d’un voyage. La fille aînée a grandi en France et comprend très bien le Français. Elle a la souplesse du diable, elle a été exhibée une grande partie de son enfance, mais aucun créateur n’a voulu exploiter tant elle semble contre-naturelle.

Maman et moi échangeons un regard désespéré. La jeune fille aux longs cheveux noirs avance vers nous, vêtue d’une robe austère grise. Elle s’incline légèrement. Notre intermédiaire indique une porte de sa canne.

— La grande loge est à vous.

Je jette un regard entendu à Urbain et réponds :

— Attendez-nous ici. Les jumeaux restent avec vous au cas où.

— Au cas où ?

— Au cas où.

Nous nous éloignons, Maman, moi et la jeune fille à l’intérieur de la grande loge. Des toges de nonnes sont suspendues à des cintres. La fille se place, les mains devant la robe. Maman a fermé la porte et je lui montre les vêtements religieux :

— Regarde.

Maman hoche la tête, puis demande à la candidate :

— Alors ? Sais-tu pourquoi nous sommes là ?

— Monsieur Bonneau m’a informée que vous cherchiez une fille pour des spectacles spéciaux.

— Des spectacles érotiques, précise Maman sans détour.

— Certes.

Elle déboutonne sa robe et la fait tomber jusqu’à ses pieds. Elle ne porte rien d’autre pour cacher ses petits seins aux mamelons bruns, ni sa toison noire. Maman lui dit :

— Parfait pour la partie dénudée. Bonneau nous a dit que vous aviez un talent de souplesse.

La fille croise ses bras derrière sa tête et vient serrer ses côtes en laissant ses épaules en arrière comme un pantin désarticulé. C’est étrange, et ça m’évoque plus un malaise qu’autre chose. Elle libère ses épaules, s’assoit sur sa robe, puis passe ses jambes par derrière sa tête, exposant sa vulve sans pudeur.

— C’est impressionnant, reconnaît Maman. Il y a forcément moyen de mettre en place une gestuelle plus évocatrice.

— J’y pense, dis-je. Comment t’appelles-tu ?

Elle se relève et répond :

— Lisette.

— Tu peux te rhabiller. Si tu es prête à venir vivre à Saint-Vaast, à exposer ton talent devant un public, on créera un spectacle unique, en lumière et en musique.

— Je suis travailleuse et appliquée.

— Bien, conclut Maman. Fanny va t’écrire une lettre et nous allons te donner un peu d’argent pour t’offrir un billet jusqu’à Saint-Vaast.

— Peux-tu prendre le train seule, m’inquiété-je.

— Oui, Madame, je n’ai pas l’allure d’une femme qu’on détrousse.

— Nous te rémunèrerons dès le premier spectacle. En attendant, il faudra aider le propriétaire à terminer l’aménagement de la salle en échange du gite et du couvert. Cela te convient-il ?

— Oui, Madame.

— Je vais demander une feuille et une plume.

Je quitte la loge et apostrophe Bonneau.

— Nous la recrutons, au prix convenu pour la perle rare. Et je vous donne un supplément pour trois bures de nonnes.

Il lève des sourcils étonnés. Je précise :

— Notre spectacle s’appelle « le Païen » et elles seront idéales pour l’introduction des danseuses.

Il a un regard brillant quand le sourire dévoile ses dents fissurées. Je dépose les billets dans sa main au moment où Maman et la jeune fille me rejoignent. Je demande :

— Puis-je emprunter une feuille et une plume ?

— Gagnons mon bureau.

— Maman, je te laisse écrire, puisque je fais trop de pâtés.

Maman sourit et fait signe à Lisette de la suivre. Daniel leur emboîte le pas. Je récupère trois cornettes et trois bures, une tenue d’homme d’Église pour l’Estropié puis reviens près de lui et d’Urbain. Jésus me demande :

— Alors ? Elle est comment ?

— Touffue. — Il pouffe de rire. — Tiens essaie cette chemise de prêtre.

— C’est une tenue de commis d’Église. C’est pour les coursiers, les tâcherons…

— Elle me va bien, dit Jésus.

— Elle est un peu grande, admet Urbain. Mais c’est crédible.

Je replie les bures au sol et ajoute :

— D’une pierre deux coups.

La chemise ajoutée, le paquet fait, je pose un baiser sur la bouche d’Urbain et nous remontons à travers le théâtre pour retrouver le bureau. Maman termine la lettre et me dit :

— Viens la signer, la Punaise.

Je prends la plume, écris mon surnom, puis Maman remet la feuille à Lisette.

— Vous ne serez peut-être pas seule à prendre le train si l’autre danseuse, Perrette, n’est pas partie. Elle a les cheveux châtain clair et le visage couvert de taches de rousseur.

— Bien, Madame.

— Quant à vous Monsieur Bonneau, ajoute Maman, soyez certain que nous ne vous oublierons pas. Vous serez cordialement invité à l’ouverture.

— Vous m’en voyez ravi.

Nous quittons le théâtre et gagnons les écuries. Lisette retourne à l’intérieur.

— Et bien, il n’y a plus qu’à célébrer ça dignement, suggère Jésus.

— À Lutèce, dis-je. Je ne voudrais pas que l’inquisitrice nous croise, surtout avec des tenues de nonnes.

Nous aidons Jésus à gagner sa jument, puis nous enfourchons nos montures. Nous reprenons alors le chemin de la bourgade où nous logeons, sous la pluie fine mais incessante.

Lorsque nous parvenons à l’hôtel, le cheval de Léonie manque à l’écurie.

— C’est bizarre, dis-je. Elle avait tellement peur de croiser l’inquistrice.

— Je vais demander à l’hôtelier si elle est partie seule, indique Daniel.

Les chevaux dessellés, je tire Urbain par la main jusqu’à l’intérieur. Un feu de cheminée crépite dans la salle principale. Je décide d’aller m’y réchauffer. Je nous pose dans un fauteuil moelleux, idéalement étroit pour être à deux. Daniel s’assoit sur le sofa à côté de nous en nous annonçant :

— Elle est partie seule.

— Pas sans Alpha, suppose Urbain.

— C’est bizarre, dis-je. J’espère qu’elle ne va pas se faire prendre. Sinon, on peut retourner directement à Saint-Vaast.

— En tout cas, ce n’est pas le cas de… mon… petit éclaireur, indique Jésus.

Le soleil descend par la fenêtre. Je cale ma tête contre l’épaule d’Urbain et ferme les yeux. Je lance un contact avec mon œil. Il est en train de sillonner le sol pavé de l’habitation de l’évêque. Je reste connectée visuellement avec lui, mais mes sens vont au contact chaud d’Urbain et des flammes.

Maman nous rejoint, en pantalon et chemise :

— Ça fait du bien d’être dans des vêtements secs. Tu devrais en faire autant, ma fille.

Sans ouvrir les paupières, je réponds :

— Je ne vais pas me mettre en robe s’il faut sortir retrouver Léonie. Si les clés sont inaccessibles ou trop lourdes pour nos éclaireurs.

Maman s’assoit. Jésus frotte ses moignons :

— Ah les pieds humides, ça gratte toujours.

Je me tourne sur le côté et passe un genou sur les jambes d’Urbain.

Une heure passe. Mon œil croise régulièrement celui de Jésus, furetant de pièce en pièce, se cachant au passage des domestiques. La maison se vide de ses occupants depuis que l’évêque de Versailles est rentré. Il a les cheveux blancs, le visage rabougri, mais ça reste un homme costaud. Les yeux parviennent à le suivre jusque dans son salon. Il s’assoit seul à une grande table. Un jeune garçon dépose un verre s’alcool. L’évêque lui dit simplement avec un ton autoritaire :

— Va te préparer.

Le garçon s’éclipse, et la silhouette d’Alpha passe lentement à côté de la table, en appui sur ses phalanges difforme. Il le contourne sans être aperçu. L’homme se fige alors que les yeux rampent vers lui. C’est comme s’il me regardait directement. Alpha se poste derrière-lui et l’homme lève le regard au-dessus des yeux. Il grogne :

— Léonie.

Les longues bottes noires de la sorcière enjambent les yeux et s’interpose en premier plan dans sa belle robe. Calme, doucereuse, elle lui dit :

— Vous devez être le seul à vous rappeler de mon prénom.

Il se lève, puis cherche à s’enfuir. Alpha le heurte d’un violent coup de tête. Stoppé en plein élan, l’ecclésiastique tombe sur le dos. Le monstre invisible à ses yeux d’humain pose ses lourdes pattes sur la poitrine pour l’y maintenir. Léonie lâche un rire ravi :

— Je me sens obligée de faire les présentations. C’est l’aîné de l’évêque de Ribaucourt.

— Dépêche-toi de me tuer. Je rejoindrai notre créateur

Léonie s’esclaffe en s’asseyant sur la table.

— As-tu eu une vie si longue que tu t’en es lassée ?

Il la toise d’un regard haineux. Elle sourit simplement :

— Tu crois que je suis venue te tuer ? Je suis une femme pleine d’empathie. Comme je suis redevable de ce que m’as fait endurer, je vais prendre mon temps.

Son propre œil glisse le long de sa cuisse, longe la botte et saute sur le visage de l’homme. Il crie en secouant le visage. L’œil s’agrippe en enveloppant tout son visage de ses tentacules. Voyant que ça ne sert à rien, il s’immobilise, le souffle saccadé. Léonie pose pied à terre, s’agenouille et lui tient la tête.

— Tu sais ce qu’on dit ? Œil pour œil ?

Il se met à trembler de toutes ses forces.

— Quoi que je veux bien abréger, si tu me dis où sont les clés du Couvent de Puy-Indompté. Les clés de la chambre quantique.

— Dans le coffre de ma chambre. La code du coffre est 666.

— Alpha, garde un œil sur ton oncle.

Léonie se redresse en tenant son œil à la main. Mon œil et celui de Jésus la précèdent jusqu’à la chambre. Il leur faut longer un long couloir, monter un large escalier en colimaçon pour parvenir à l’étage désert. Dans la grande chambre tapissée de rouge, le jeune garçon attend, abrité sous les draps. Léonie articule :

— Où est le coffre de ton bourreau ?

Elle s’avance vers un secrétaire, ouvre un placard suspendu et y découvre le coffre et ses trois roues. Elle sourit :

— N’aie crainte, mon garçon. Tu seras bientôt libre.

Il n’ose pas répondre. Elle ouvre le coffre et en sort des clés à l’anneaux représentant chacun une Ève sur une roue faite d’ossements. Léonie ajoute en quittant la pièce :

— Rentre chez toi. Si on te pose la question, tu as le droit de parler de moi et de mes petits compagnons. Mais oublie que je suis venue chercher les clés, sinon les gens de l’Eglise te tueront.

Il opine du menton, terrorisé, et elle retourne calmement au rez-de-chaussée. Lorsqu’elle arrive dans le salon, elle s’étonne :

— Violer des nonnes ne te suffisaient plus ?

Il ne répond pas, le souffle rauque. Elle me regarde au travers de mon œil et me dit :

— Tant que l’inquisitrice croit que nous ne sommes que là pour nous venger, nous évitons un comité d’accueil au couvent.

Elle s’accroupit à nouveau et lui tient la tête.

— Je n’ai qu’une promesse, je vais abréger. Une petite heure suffira.

Son œil plante ses tentacules dans celui de l’homme qui hurle de douleur, remuant en vain comme un dément. J’interromps moi-même la connexion. Je regarde Jésus, Maman et Daniel, m’aperçois que j’ai le cœur qui bat à toute vitesse. Je me calme. Les clés sont à nous, et Léonie a le droit d’accomplir sa vengeance. En espérant que les cris d’agonie de son ancien tortionnaire ne quittent pas les murs de sa demeure.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire petitglouton ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0