87. Restaurant en famille

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Une heure plus tard, ma mère et moi sommes propres et maquillées. J’ai prévenu Alexandre de mon retour, et mon père frappe à la porte. Lorsque je lui ouvre, il m’étreint avec force.

— Ma chérie ! Ma chérie ! Je suis tellement content que vous soyez revenues.

Ma mère s’avance vers lui, mais il marque une hésitation avant de la serrer dans ses bras. Il sourit néanmoins :

— Tu as pris des couleurs, Carole.

L’entendre l’appeler par son prénom et non par un sobriquet me glace le dos. Je ne fais aucune remarque, ma mère non-plus. Elle préfère prendre un ton enjoué :

— J’ai réservé un restaurant à quelques pas. On va emmener la tablette, j’ai déchargé les photos. Du coup, tu auras surtout des photos des moments les moins palpitants, mais, on va avoir de quoi te raconter.

— C’est quoi ce chiot ?

— C’est Cadeau, réponds-je. On va le laisser là, j’espère qu’il ne va pas se sentir abandonné.

— Laisse-lui ta chemise, conseille Maman.

Je m’accroupis et lui saisis la tête entre mes paumes.

— À tout à l’heure mon petit Cadeau. Je reviens vite.

Il a l’air perdu. Il incline la tête et nous observe sans bouger, jusqu’à ce que la porte se referme entre nous. Malgré le jeans et le sweat-shirt blanc, l’humidité froide me fait frissonner. La tête dans les épaules, les mains dans les poches, je longe le trottoir détrempé avec mes parents, sans qu’aucun ne prenne la parole. Je regarde mes pieds, incapable de ne pas repenser aux évènements des derniers jours. Lorsque ma mère pousse une porte sur notre gauche, je manque de peu de me heurter à elle. Papa s’inquiète :

— Ça va chérie ?

J’opine du menton. Un pingouin vient à notre rencontre. Ma mère lui dit poliment :

— J’ai réservé au nom de Gaultier.

— Suivez-moi.

Tandis que nous lui emboîtons le pas, mon père garde une main sur mon épaule et observe le restaurant :

— Tu as voulu te faire plaisir.

— C’est bon, soupire Maman. On a les moyens.

Surpris par la réponse, alors que sa remarque ne sous-entendait aucun reproche, il ne réplique pas. Il m’invite à une chaise à côté de lui et s’assoit face à elle. Je n’ai aucune envie de faire de remarque malgré que leur distance soit plus limpide que jamais.

— Le séjour a été dur ? demande-t-il.

— C’est un univers rude, indique ma mère. J’ai vu un garçon se faire décapiter par un monstre invisible, un homme se faire poignarder, des corps finir écartelés et étripés de l’intérieur, et pire que tout, j’ai vu un shérif violer ma fille sous mes yeux.

Le souvenir trop frais me noue le ventre et je n’ai pas du tout envie de l’évoquer. Je tempère la scène pour sortir mon père du malaise :

— Il ne m’as pas violée.

— T’appelle ça comment ?

— Un doigt dans le cul, ça aurait pu être pire.

— Certainement, mais…

— Maman, ce n’est pas le moment de parler de ça. On vient de rentrer, on est au restaurant…

— La carte des apéritifs ? m’interrompt la serveuse.

— Vous avez du whisky ? demandé-je.

Son index me désigne quatre lignes de la carte. Je glisse mon ongle sur le moins cher et lui demande :

— Un double.

— Pour moi aussi, dit ma mère.

— Et bien pour moi aussi, conclut mon père.

La femme s’éloigne et fuyant le sujet du shérif, je suggère en regardant les plats :

— On devrait raconter à Papa, les moments les plus joyeux.

— Celui où tu as couché avec une femme pour des informations, ou celui ou t’as fait un striptease intégral en échange d’investissements pour racheter le Païen ?

J’écarquille des yeux furieux dans sa direction, d’autant que jusqu’ici, elle était plutôt complice. Je réalise alors à son sourire en coin que la provocation s’adresse uniquement à mon père, comme si elle lui reprochait tout ce à quoi elle avait assisté durant son séjour. Lui aussi le comprend. Il pose la carte devant lui et demande :

— Que veux-tu entendre de ma bouche, Carole ?

Ma mère hausse les épaules. Je n’arrive pas à lire le menu tant je suis dans l’embarras. Papa qui jusqu’ici se choquait facilement à l’idée que je fasse du pole dance, déclare :

— En dehors de cette histoire sordide de doigt dans le… bref, je suppose que Fanny a eu ses raisons et qu’elle a pris ses décisions en femme majeure et indépendante.

Ma mère fait une moue impressionnée. Mon père pose sa main sur mon bras et me demande :

— Désolé de ce qui t’es arrivé avec ce shérif. Si j’avais su, je vous aurais accompagnées.

— Je m’en remets bien, t’inquiète. Il a eu ce qu’il méritait.

— Si tu as besoin de parler…

— Merci Papa.

Ma mère me dévisage silencieusement, la femme pose les trois verres de whisky, prend les commandes pour le repas. Papa, déstabilisé par l’attitude de Maman, lève son verre.

— Bien. À votre retour.

Les yeux humides, Maman confie en reposant sa boisson sur la table.

— Notre fille est une jeune femme extrêmement forte. Je ne sais pas comment elle balaie tout ce qu’elle vit d’un revers de la main.

— J’ai vécu aux côtés de Jésus. J’ai appris à relativiser, expliqué-je.

— Oui, comprend mon père.

Je m’adosse en portant le verre à mes lèvres. Le degré d’alcool me paraît plus fade qu’au Païen, même s’il me brûle mes aphtes. Ma mère reprend une gorgée et poursuit de manière plus légère :

— Ça a été un voyage riche. Fanny est célèbre, presque adulée. J’ai redécouvert ma fille. Elle est vivante, indépendante, déterminée, fixée sur ses objectifs et… incroyablement libre. En y réfléchissant, tu es plus libre au Païen que tu ne le serais dans notre monde. Jamais je ne t’imaginerais faire ici, ce que tu fais là-bas. Tu ne gagnerais pas ta vie aussi facilement, tu aurais une pression d’un soi-disant producteur, et sans doute une concurrence plus réelle.

— Sans aucun doute, admets-je.

— Mais c’est curieux que, cette liberté, tu la trouves dans un monde à ce point puritain.

Je hausse les épaules. Mon père questionne :

— Et donc, tu y retournes ?

J’opine du menton, puis lui dis :

— J’ai un projet d’entreprise à Saint-Vaast.

— Un beau projet, souligne ma mère.

Elle sort son appareil photo et commence à chercher des photos de la taverne. L’ambiance se détend. Elle ne dit pas une seule fois qu’elle va repartir avec moi. Elle préfère sans doute être seule avec lui pour le lui annoncer.

Le soir venu, je me retrouve seule à l’appartement. Par la fenêtre, je regarde mon père et ma mère qui remontent la rue côte à côte, sans se parler ni se tenir la main. Les voir se séparer parce que je n’ai pas essayé de faire trois tours de clé me pince le cœur. Cela vaut-il le coup de chercher l’amour si c’est pour le briser ainsi après plusieurs années ? En pensant à Alexandre, je me dis que oui. Alors je lui envoie un texto pour qu’il vienne me retrouver demain.

Je ferme à triple tour la porte, le bruit de la rue disparaît, mais l’appartement conserve pour le moment sa fraîcheur. Je me jette sur le lit et laisse pendre ma main pour caresser la tête de Cadeau.

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