86. Emplettes

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Les évènements précédents auraient pu agiter ma nuit, mais je ne fais aucun cauchemar. Je m’éveille sans avoir fait un rêve. J’ai l’impression d’avoir rattrapé tout mon sommeil tant je suis détendue. Le soleil passant sous la porte m’indique que le petit-déjeuner est passé. De toute façon, je serai incapable de manger, des aphtes tapissant tout le flanc de ma langue, me rappelant le doigt du shérif dans ma bouche. Me sachant chez moi ce soir, j’enfile mon pantalon brun par-dessus mes sous-vêtements de la veille. Au diable la robe ! Assez de la féminité arriérée ! Je boutonne ma chemise vert pistache puis descends les marches une fois bottée.

La cuisine est vide, seul Jésus est présent, assis à son piano. En entendant mes pas, il dit sans se tourner :

— La vedette est réveillée ?

— Oui. Où sont les autres ?

— Christophe est parti emprunter vos montures, Jacques fait les courses, je crois avec ta maman et Martine.

— Tu ne viens pas avec nous ?

— Pas pour ce trajet. Je vais rester un peu avec Martine. Tu devrais te dépêcher d’aller voir l’armurier si tu veux arriver avant la nuit.

J’opine, puis sors sous le ciel mi-bleu mi-nuageux. Les flaques d’eau qui brillent encore laissent supposer que la pluie vient de passer. Tout en m’engageant dans les rues, je palpe ma coiffure pour m’assurer que mes cheveux soient bien tendus. J’aurais dû prendre un chapeau, je vais encore m’attirer des remarques.

Je traverse le marché, non sans apercevoir Jacques qui ne s’est pas séparé de son beau costume. Sa forte voix porte au milieu de la foule toute l’ambition qu’il porte à son établissement. Martine caquète avec des commerçantes à l’étal d’en face, mais ma mère ne semble pas avec eux. Des groupes de harpies en robes noires me dévisagent avec mépris, commentant ma tenue à la garçonne entre leurs dents. Je reste de bonne humeur malgré tout. L’armurier tient une des premières boutiques de la rue principale. Je m’abrite des cancans aussitôt que je reconnais la vitrine et le marchand s’exclame :

— Bonjour Fanny la Punaise !

— Bonjour Monsieur Picot.

Avec lui, un client cinquantenaire à l’œil torve d’un accroc à la bouteille me détaille avec le sourire de celui à qui on a raconté la soirée.

— Bonjour Madame.

— Bonjour Monsieur.

Le chiot gris fauve du bonhomme vient renifler mes bottes, tandis que l’armurier nous présente :

— Léopold est un de mes vieux amis. Il a par ailleurs déjà assisté au spectacle que vous avez monté avec la nouvelle danseuse.

— Très beau spectacle ! Mais j’aime bien les Noires, je leur trouve quelque chose d’exotique !

— Heureuse de vous l’entendre dire, réponds-je poliment. Vous n’êtes pas nombreux dans cette ville.

— Oh ! Croyez-moi, il n’y a plus de gens qui le pensent que de gens qu’ils le disent.

— Ça c’est certain, rit le marchand d’arme. Alors, qu’est-ce qu’il vous faudrait pour votre expédition ? Serez-vous en robe ou…

— Habillée comme aujourd’hui.

— J’ai deux modèles de pistolet pour femme avec des barillets à quatre coups.

— Très bien, ça, commente l’homme au chien.

Landry Picot dépose deux modèles sur son comptoir. Je les soupèse, ils sont plus fins et plus légers que des six coups, mais de trop peu pour que ça vaille le coup. Par ailleurs, me limiter de deux tirs, ne me paraît pas la plus sage des stratégies, même si les jumeaux m’escortent.

— Et en six coups ? J’ai plus l’habitude.

— Ma foi, j’ai de nombreux modèles. Que du haut de gamme !

Il me guide vers le mur et mon regard est dirigé vers des pistolets teintés en noir. Certains ont des crosses nacrées, d’autres en bois rouge.

— Ils sont beaux ceux-là.

— Oui… Ceux-ci sont modifiés par un artisan de la Main. Ils valent une petite fortune.

— Ce n’est pas moi qui paie. Lequel vous me conseillez ?

— Le plus léger, c’est celui-ci.

Il décroche le pistolet. Il n’a pas la plus belle crosse, elle est en bois brut, mais elle porte le poinçon doré de l’artisan et son canon fin l’allège. Je le manipule, ouvre le barillet, le referme et le fais rouler comme si j’étais une connaisseuse. Je suis bien obligée de reconnaître que par rapport à tout ceux dont j’ai eu le loisir de manipuler, son mécanisme semble très sensible et bien graissé.

— Je le prends, avec un ceinturon à cartouchières.

Landry Picot sourit, puis passe au centre de son magasin en se saisissant d’une poinçonneuse. Il me présente l’étai autour de laquelle plusieurs ceintures sont attachés. Je choisis le ceinturon assez fin, assorti au brun de la crosse. Il le passe autour de ma taille pour voir où il doit placer ajouter un trou, puis une fois fait, je l’attache et y glisse l’arme. Il a l’œil expérimenté car il ceint ma taille parfaitement.

— C’est moins joli que le bijou d’hier soir.

— Mais c’est plus utile, dis-je.

— Vous serez à cheval ?

— Sans nul doute, à dos d’âne en tout cas.

— Vous avez un étui à carabine sur la selle ?

— Il y a une boucle pour en mettre un.

— Alors, il vaut mieux prévoir.

Nous passons au mur suivant où le choix est doublé par rapport au révolver. Mon regard se porte donc sur une carabine assortie au pistolet, même bois, mais non peinte. Il me la présente, elle est assez courte, par rapport à d’autres et légère à manier. Le mécanisme pour éjecter l’étui de la balle semble tout aussi bien huilé, le marchand ne se moque pas de moi. Je me sens plutôt rassurée avec ça dans les mains.

— C’est de la belle mécanique.

— Il faut l’entretenir, c’est tout.

— En tout cas, merci beaucoup.

— Attendez, ce n’est pas fini. Léopold aussi tient à ce que votre voyage se passe sous de bons auspices.

— Je vous offre ce chien.

— Pardon ?

— C’est parfois plus rapide à réagir qu’une main à dégainer, il pourra vous protéger.

— C’est un chiot.

— Tout juste sevré, comme ça vous pourrez le dresser. Nourrissez-le et il vous suivra partout, sa mère, c’est une super chienne, et le papa était un chacal, donc s’il a la loyauté de la mère et l’endurance du père, ce sera un bon compagnon de voyage. Je pense de ce que j’ai vu, c’est le plus prometteur de la portée.

— Mais mon voyage est dans dix jours…

— C’est un bâtard, je ne peux pas le vendre, et je n’ai pas le cœur à l’abattre. Moi ça me fait plaisir de vous l’offrir plutôt que de revendre sa fourrure. Le chien, ça reste le meilleur ami de l’homme, bien avant le cheval.

— Je… Je ne sais pas quoi dire.

— Dîtes merci, ça suffira, sourit le marchand d’arme.

Me sentant acculée et ne supportant pas l’idée qu’il finisse en fourrure alors qu’on me l’a proposé, je cède. Après tout, il pourra m’accompagner dans le salon privé et cela m’évitera d’avoir à cacher un choqueur électrique dans ma coiffure. Je demande :

— Et il s’appelle comment ?

— Je vous laisse choisir.

— Et il a une laisse ?

Visiblement non. Je m’accroupis, le laisse me sentir les mains, puis le soulève dans mes bras. Il a l’air d’une peluche et je me demande quelle est la race de la mère tant il semble tenir du chacal. Je le prends dans mes bras, puis la carabine dans une main, je les salue :

— Bien. Merci beaucoup.

— Attendez ! s’exclame le marchand d’arme. Ne partez pas sans munition.

Il me cale une boîte de cartouche sur le chiot, puis me sourit en m’ouvrant la porte. Avant que celle-ci ne se ferme, j’entends son ami s’exclamer :

— Petite culotte !

Je suppose qu’il parle plus de mes hanches que de mes sous-vêtements. Ma mère descend la rue transversale, seule et souriante. Avant que j’ai pu lui demander si elle était avec le shérif, elle s’étonne :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Je crois que c’est un chien.

— Et sérieusement ?

— Ben c’est un client qui me l’a offert.

— Et tu vas l’appeler comment ?

— Je n’en sais rien.

— C’est un peu long comme nom.

Elle pouffe de rire. Imaginant sa bonne humeur liée à un potentiel cocufiage de mon père, je m’irrite et réplique :

— Il n’a pas de nom ! Et je n’ai pas d’idée ! Ils me l’ont collé comme ça ! C’est cadeau !

— Et tu vas l’appeler comme ça ?

— Comme quoi ?

— Cadeau ?

— Je m’en fous. Si tu prends la boîte, j’accepte de l’appeler avec un nom débile.

Maman m’ôte la boîte des bras, me soulage de ma carabine, alors je remonte le chiot et lui dis :

— Bon, et bien t’es baptisé.

Il a l’air plutôt perdu, regarde autour de lui. Un peu peinée, je descends la rue en m’imaginant que sa mère et ses frères lui manquent. Je tâcherai de remplacer cette famille. Au moins, lui, ne finira pas en fourrure. S’il s’avère que certains en portent, ce n’est pas en ces latitudes.

— Tu sais ce qu’il te reste à faire ?

— Lui apprendre à pisser dehors ?

— Oui, et lui acheter un collier, prévoir un traitement antipuce…

— Ouais, ouais, on en parlera pendant le voyage, la coupé-je. Et toi, t’étais où ?

— J’étais partie remercier Apollinaire. Il a dit que tu n’avais pas tremblé face à son ancien apprenti.

— Et tu l’as remerciée comment ?

— Je lui aurais bien offert des chocolats, mais ils auraient fondu.

Elle rit.

— Mais précisément.

— Bonjour. Vous allez bien ? Oui. Comment ça s’est passé hier avec ma fille ? Vraiment ? Je suis fière d’elle. Je vous ai dit que nous repartions ? Saint-Vaast ? J’ai adoré mon séjour… très différent de Port-Briec. Je te fais toute la conversation ?

J’accélère le pas et murmure à l’oreille du petit chacal :

— Elle se fout de ma gueule.

Christophe et son oncle nous attendent avec les montures devant le Païen. J’ai l’impression d’être poussée à partir et à revenir le plus vite. Je ne pourrai même pas les faire languir, le rendez-vous avec Léonie étant fixé.

Jacques, Jésus et Martine me disent au revoir, étreignent ma mère en lui confiant leur espoir de la revoir un jour, puis nous quittons Saint-Vaast. Juste ma mère et moi.

Durant le trajet, nous refaisons toute l’aventure. Maman emploie beaucoup de superlatif pour qualifier le surréalisme de ces quelques jours, coupés de notre réalité.

Nous faisons une petite halte à l’ombre avant d’entrer dans les marais pour déjeuner, mais je n’ai rien mangé, tant ma langue me brûle. Elle gonfle tant que j’évite même de parler.

Enfin, nous arrivons en soirée à la station. Nous dessellons les montures dans l’enclos jouxtant la bâtisse. Il y a assez d’herbes à brouter pour tenir les huit jours précédant mon retour. Maman me dit :

— Il faudra venir leur donner à boire, si tu les laisses dans l’enclos.

La bouche brûlante, j’opine simplement de la tête en regardant le chacal renifler en trottant chaque coin de la bâtisse. Je tapote l’encolure de Marmiton et lui promets :

— Je viendrai tous les jours. Cadeau ! Tu viens ?

Le chacal ne lève pas la tête, mais nous voyant nous éloigner, il nous emboîte le pas. Nous pénétrons l’ancienne gare, puis grimpons les escaliers menant à l’appartement avec nos bagages. Ma mère s’exclame :

— Ah ! Que ça va faire du bien de retrouver le froid de janvier !

— Prem’s à la douche !

Je tourne la clé. Le ciel par les fenêtres devient gris, il fait presque nuit, et les voitures roulant doucement vrombissent à la place du chant des oiseaux. Dire que c’est par cet appartement que Léonie voulait fuir. Maman allume son téléphone, tandis que je m’éloigne vers la salle de bains.

— J’appelle ton père !

Cadeau entre en reniflant dans la salle d’eau.

— Qu’est-ce que tu fais là, vicieux ? — Il s’assoit et me regarde. — T’es bien un mâle.

Finalement, quand je commence me déshabiller, il m’oublie pour humer mes vêtements, retrouver l’odeur contre laquelle il a été bercé tout le trajet.

La douche chaude me souhaite la bienvenue dans mon monde.

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