67. Le retour au soleil

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Bientôt dix heures, nos invités vêtus de leurs tenus de l’autre-monde, mon père stationne la voiture au pied de mon appartement. La pluie de novembre bat le pare-brise avec force.

— Je vais chercher une place pour me garer. Je vous rejoins.

Maman descend avec moi, Jésus et Martine. L’estropié, les mains sur le pavage détrempé s’exclame :

— Et en plus, il pleut de l’eau froide !

Nous montons l’escalier du vieil immeuble. Un frisson d’anxiété me traverse, et Maman ressent mon angoisse.

— Tu veux que je le fasse à ta place ?

— Et si tu restes coincée toute seule ?

— Pourquoi ça ne marcherait pas ? Je sais comment faire.

Nous ouvrons l’appartement. Il y fait froid. Ma mère dit :

— Tu aurais dû laisser le chauffage.

— Je n’avais pas prévu d’y revenir.

— J’aime bien cette habitation, commente Jésus.

Aucun mot ne me vient, mais de nombreux souvenirs de mon isolement se télescopent, y compris la journée où j’ai été au plus mal. Avec le temps, les souvenirs deviennent agréables et être en ces lieux, sans la chaleur des marais, ça fait comme un vide. Martine commente :

— Ça va faire du bien de retrouver le soleil.

— Un café ? proposé-je.

— Volontiers. Ce sera le dernier café, sourit Martine.

Jésus semble lui avoir transmis son optimisme maladif. Mon père nous rejoint avant que tous les cafés soient faits. Ma mère propose :

— On pourrait boire le café au soleil.

— Dans ce cas, je préfère rester dehors, indique mon père.

— Le peureux, se moque ma mère.

— Si vous restez coincées, qui va s’occuper d’Hugo ?

— Nous ne resterons pas bloquées.

Nous finissons nos tasses, Martine commente l’impatience qui l’habite.

— C’est étrange, mais au final, après vingt ans, j’ai plus l’impression de faire partie de cet autre monde que du mien. Il y a des gens que j’aimerais revoir à Sainte-Martine-du-Désert. Ici, je ne connais plus personne.

Les tasses sont vides, alors mon père salue nos invités.

— Jésus, Martine. Heureux d’avoir fait votre connaissance.

Après un échange de politesse, Papa quitte l’appartement.

— Attends-nous au bar, lui dit ma mère. Nous reviendrons quand le train sera passé.

— À tout à l’heure.

La porte se ferme. J’enfonce alors la clé et tourne trois tours. Le bruit de la rue disparaît. Les rayons de soleil frappent les carreaux. Ma mère s’extasie en ouvrant la fenêtre.

— C’est extraordinaire ! Fuck !

L’odeur moite des marais s’engouffre. Son juron anglais me fait sourire. Jésus dit :

— Le chef de gare nous a dit qu’il suffirait de lever la flèche d’arrêt.

Il prend la direction des escaliers aussitôt que je lui ouvre la porte. Martine qui semble avoir oublié qu’il s’est toujours débrouillé seul, se précipite après lui.

— Attends, mon chéri, ne va pas tomber.

J’ôte mon sweat-shirt pour ne garder que mon petit t-shirt rose, puis les rejoins au rez-de-chaussée. Martine atteint le quai puis tire sur la chainette pour lever une pancarte en bois peinte d’un rond rouge.

— Vous pensez qu’il va s’arrêter ? m’étonné-je.

— Ben en voyant la flèche de loin et nos silhouettes, il n’y a pas de raison, explique Jésus. Et puis les conducteurs de trains ont été alertés que si nous revenions, ce serait à cette station.

— C’est dommage que les Marais Rouges soient si loin de Saint-Vaast, ajoute Martine. Tu pourrais nous rendre visite régulièrement.

— Dans combien de temps le train arrive-t-il ? demande ma mère.

Je regarde mon portable.

— Il ne devrait plus tarder. Ce n’est pas très fixe, mais…

Le bruit lointain des roues de la locomotive fait vibrer les rails. Jésus se frotte les mains.

— Nous rentrons à la maison.

Je me penche afin de déposer un baiser sur son crâne et lui avoue :

— Tu vas me manquer.

— Toi aussi, la Punaise.

J’embrasse Martine qui m’avoue :

— Tu vas me manquer, ma belle. Prends soin de toi.

— Et toi, prends soin de mon musicien.

— Tous les jours.

Ma mère fait ses au revoir, et l’énorme machine d’acier noir ralentit à l’approche de la station. Les crissements des freins le ralentissent jusqu’à son arrêt à quai. Le moustachu aux commandes semble être un des clients du Païen car il me connaît :

— Salut Jésus ! Salut Fanny !

Je réponds par un bonjour enjoué. Martine, le regard un peu humide, me salue du bout des doigts puis suit Jésus dans le wagon de tête.

— Vous ne montez pas, Fanny ?

— Non. Une autre fois, peut-être. Guettez la flèche.

— Et bien, c’est parti !

Alors que Martine nous envoie des baisers depuis sa fenêtre, le train s’ébranle lentement. Très vite, il ne reste que moi et ma mère. Elle me dit toute pimpante :

— Tu reviendrais bien, on dirait.

— Pourquoi pas ?

— On se fait un petit selfie sur le toit ?

Nous montons l’escalier. Elle nous prend en photo avec les marais au loin menant vers la mine. Puis elle secoue le col de son t-shirt en me confiant :

— C’est vrai qu’il fait chaud. Mais je me verrais bien vivre ici. Travailler la journée et rentrer bronzer sur le toit tous les soirs, avec un petit rosé bien frais.

— J’y ai pensé. — Je m’accoude sur le rebord. — Je me sens bien ici. Je crois que je me suis habituée à la chaleur.

De Ribaucourt a dû être dévoré par Alpha à cette heure. C’est le seul qui pourrait venir jusqu’ici pour me retrouver. Travailler dans mon monde, finir les journées par du bronzage intégral, c’est une idée grisante. Et le week-end, j’irais au Païen, retrouver mes amis, et offrir une petite danse à mon public. Ma mère s’accoude à côté de moi et regarde les moustiques qui chahutent. Elle me confie comme si elle avait lu dans mes pensées. :

— Tu sais. Si un week-end, tu as envie d’aller là-bas et de danser pour quelques cowboys, tu me dis. On viendra à l’appartement, on arrêtera le train, et je t’accompagnerai pour te voir mettre l’ambiance.

— Genre t’aimerais vraiment assister à la débauche de ta fille stripteaseuse et collectionneuse de godes ?

Elle sourit :

— Je ne disais pas ça comme une critique. C’est juste que tu as grandi plus vite que je ne voulais le voir. Belle, fière de son corps… Et je suis réellement curieuse de découvrir la vie que tu as eue. De faire mon marché à une autre époque, de goûter aux plats de Jacques…

— De chier dans une cabane en bois ?

— Et de ressentir l’ambiance d’un soir où tu danses. Et surtout, découvrir à quoi ressemblent ces fameux jumeaux qui ont l’air quand même de t’avoir fait bonne impression. On pourrait passer quelques semaines à Saint-Vaast.

Je fronce les sourcils, incrédule alors je réplique :

— Il y a un train dans deux jours.

— Chiche !

Mes yeux s’écarquillent de surprise. Elle rit :

— Quoi ?

— Papa nous attend.

— Allez, Fanny ! Tu ne veux pas faire visiter ta mère ?

— Tu tomberais malade avec l’eau.

— Je m’en remettrais, comme toi.

— Ça me plairait bien. Et Papa ?

— Ben on lui proposera. — Je plisse les yeux en sentant le mensonge. — D’accord, ça me ferait du bien de m’éloigner un peu de lui.

Estomaquée, je demande :

— Vous ne vous aimez plus ?

Ma mère s’assoit contre le parapet et me confie en me tenant la main :

— C’est… Disons que j’aime ton père, mais que récemment, j’ai perdu ma fille. Aujourd’hui, j’ai envie d’être près de toi, de comprendre ce que tu as vécu et de connaître un peu plus la femme que tu es devenue. J’ai l’impression de ne pas avoir passé assez de temps avec toi que t’es passé de petite fille à adulte en un claquement de doigts. J’ignorais même que tu faisais du pole-dance. Alors une virée à deux dans ce monde étrange, à partager des choses qu’on ne racontera jamais à personne…

— Le pole-dance, c’est normal. Je voulais être parfaite avant de vous inviter à un spectacle. Mais ça ne me dit pas ce qui se passe avec Papa.

— Comme tes meubles avaient disparu, les gendarmes ont supposé que tu pouvais avoir cherché à effacer ton ancienne vie pour en recréer une complète ailleurs. Cette idée nous paraissait tellement saugrenue, à ton père comme à moi, que nous avons fini par nous reprocher des choses insensées. Des idées noires fantasques, des soupçons imaginaires… Je ne te dirai jamais quelles saloperies on s’est dit, parce que ni moi ni lui ne les avons pensées. Mais elles ont été dites, et on ne pourra pas les effacer facilement.

Mes lèvres se pincent de culpabilité. Je m’assois à côté d’elle.

— Fuck !

Ma mère insiste :

— Mais nous avons encore des sentiments. Et avec son travail, il peut payer l’appartement, en attendant notre retour.

Elle semble décidée à fuir la maison conjugale. L’idée de faire visiter Saint-Vaast à ma mère me transporte. Mais si elle doit assister à un de mes spectacles de pole-dance, il faut que je transcende la sensualité, pour qu’elle soit fière de moi. Il va falloir m’exercer, emmener des tenues de notre monde. Avec l’enrichissement musical de Jésus, il y a moyen de faire quelque chose de grandiose. Et puis passer du temps avec elle me tient à cœur tout autant qu’elle.

— OK. Chiche !

Elle se lève, sa joue collante de transpiration m’embrasse. Et nous retournons à l’intérieur en planifiant notre aventure mère-fille.

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