49. Le sentier des sentiments

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Nous marchons dans l’obscurité, sur les sentiers périphériques de Saint-Vaast. Mes jambes ont revêtu mon pantalon de toile, mes bras sont couverts par ma chemise pistache, mes cheveux sont coiffés de mon chapeau de cowgirl. Malgré la douceur de la nuit, je transpire déjà, le paquetage pesant lourd sur mes épaules.

— Je me souviens petite, de ces matins d’octobre où on se levait avant l’aube. On exhalait de la vapeur, on avait froid aux mains, nos cous étaient emmitouflés. On n’avait pas envie d’aller à l’école… Curieusement, avec le temps, ça devient des bons souvenirs.

Martine sourit. Elle a enfilé un pantalon de cavalière ample et léger, et sa chemise blanche reflète la lueur de la lune. Son chignon fait pencher son petit chapeau de paille, donnant l’impression qu’il va tomber à la moindre brusquerie. Christophe marche d’un pas soutenu malgré le poids de Jésus sur ses épaules. Son père, quant à lui, porte le paquetage de l’aveugle.

Nous parvenons à l’entrée de la propriété bordée d’une allée de cactus. Des enclos verdoyants entourés de palissades doublées de barbelés bordent la ferme. Martine commente :

— Et bien ! Il ne veut pas qu’on entre chez lui.

La ferme est une grande bâtisse en pierre avec deux grandes ailes bâties de bois. Dans les premiers enclos, deux wallabies lèvent les oreilles dans notre direction. Martine s’en étonne :

— Vous avez vu ? Des mini-kangourous !

— Où ça ? demande Jésus.

— Ben juste là ! — Les doigts de Martine se portent à son visage confus. — Désolée mon chéri.

Je note bien le sobriquet. Jusqu’ici, elle continuait à l’appeler Jésus. Ce matin, elle brise la distance. Sera-t-elle prête à se séparer de lui, le moment venu ? J’échange un regard avec Jacques. Le soleil approche de l’horizon, fait bleuir le ciel, et la silhouette d’Emmanuel Tardif se découpe de la façade de l’étable. Il nous dit avec une voix douce :

— Le petit veau est né. Il est adorable.

— La maman va bien ? demande Martine.

— Très bien. Vous avez vu les wallabies en passant ?

— Les mini-kangourous ? devine Jésus. Je ne les ai pas très bien vus, mais mes amis, oui.

— T’es con, l’Estropié ! Allez ! Venez, les chevaux sont encore aux enclos.

Nous le suivons jusqu’au pré voisin. Quatre alpagas, deux chevaux, et un âne s’y côtoient. Les oreilles dressées, Marmiton trotte dans notre direction et vient directement pincer ma chemise avec ses grosses lèvres.

— C’est le coup de foudre, me dit Martine.

— Je crois que la Punaise fait le même effet à tous les mâles, commente Emmanuel, appuyé sur la clôture en me mangeant des yeux.

Jacques grogne :

— Va t’occuper de ton veau, le temps que nous sellons les bêtes.

— C’est bon, la maman s’en occupe. La sellerie est par ici.

Nous le suivons. Quinze minutes plus tard, l’âne et les deux juments sont sellés. Jésus demande à avoir Mirabelle. Une fois qu’il est assis, et que Martine a réglé ses propres étriers, je me hisse sur Marmiton. Personne ne l’a monté depuis, et je n’ai aucun besoin de régler la sellerie à ma longueur de jambe. Emmanuel qui me mate les fesses murmure à son frère :

— Je comprends qu’il ne bouge pas. On aurait tous envie de se faire monter par ce joli brin.

— Je crois qu’elle t’entend, lui fait remarquer Jacques.

Je fais tourner Marmiton vers eux sans aucun problème. Emmanuel dit :

— Je vais vous vendre cet imbécile d’âne. Ici, à part enquiquiner les juments, il ne sait rien faire comme il faut.

— Je le mettrai où ? soupire Jacques.

— Nous nous mettons en route ? suggère Jésus. Je ne voudrais pas rater le train.

— T’as le temps, répond Christophe. Le soleil vient juste de se lever. — Jacques s’assoit sur une auge. — Ça va Papa ?

— J’ai le droit de m’asseoir, non ?

— Deux fois l’aller-retour à pied jusqu’à la ferme en deux jours, ça le fatigue, mon grand frère, se moque Emmanuel. T’es plus tout jeune.

— Au lieu de dire des conneries, dès qu’ils seront partis, tu vas m’offrir un petit remontant. J’ai juste un petit coup de déprime à voir l’Estropié et la Punaise nous abandonner.

— Ce n’est pas bon pour les affaires ? sourit Emmanuel

Comprenant la compétition entre les deux frères par rapport à la réussite du Païen, et voyant bien l’air dépité de Jacques, je propose de partir en faisant passer Marmiton devant les chevaux.

— Bon, ben bisous tout le monde !

— Cornegidouille ! râle Emmanuel. Regarde-moi cet âne, elle en fait ce qu’elle veut.

Ma monture trottine avec plaisir, plus intéressée par se dégourdir les paturons que par autre-chose. Sitôt que nous rejoignons la route principale, Marmiton gambade au gré de ses propres initiatives. Tant que nous sommes sur la route ramenant vers Saint-Vaast, je le laisse faire. Le soleil continue à grimper, et nous traversons la ville aux premières heures du marché. Alors que nous passons près de la boulangerie, j’entends la vendeuse crier :

— Bon débarras, la pute !

Un homme en train de livrer le boucher lui répond depuis son chariot :

— Ta gueule, mégère !

— Je t’emmerde, obsédé sexuel !

— Vos gueules les mouettes ! hurle un homme depuis sa fenêtre.

— Elle a raison ! Bon débarras la pute ! surenchérit un homme

Nous nous éloignons, laissant les commerçants s’échauffer la voix. In fine, c’est la boulangère qui a le plus de soutien. Martine gonfle les joues dans un soupir :

— C’est sympa, comme ville.

— On se croirait à Saint-Vaast, ajoute Jésus.

— Mais nous sommes à Saint-Vaast, mon chéri. — Jésus tourne la tête vers elle avec un grand sourire. — Je me suis encore fait avoir. T’es incorrigible !

Nous parvenons à la gare un peu tôt. Aucun train n’est à quai, et les jumeaux ne sont pas encore là. Nous descendons de monture, puis nous nouons les rênes aux clôtures prévues à cet effet. Le guichetier nous aperçoit en venant ouvrir ses portes. Il incline la tête.

— Non ! — Nous nous tournons vers les chevaux, croyant que nous avons fait une erreur. — Vous ne pouvez pas nous quitter ! Madame Fanny !

— Et bien, il le faut apparemment.

— Mais ne laissez pas les femmes les moins à plaindre du canton vous dicter comment vous devez gagner votre vie. Et sans parler de vos spectacles, vous êtes la pépite d’or qui fait briller nos déjeuners. S’il n’y a ni Jésus pour nous jouer de la musique, ni votre sourire lorsque nos assiettes remplies se posent sur nos tables, tout va devenir plus fade. D’autant que depuis votre arrivée, les plus délicieuses recettes sont sorties des fourneaux.

— Trop tard. Nous devons rencontrer un tavernier à Port-Briec, mens-je.

— Mais Jésus ! s’affole l’homme. Tu vas briser une amitié vieille de trente ans ? Tu vas laisser Jacques seul ?

— Certainement pas ! Ce que Fanny ne dit pas, c’est que nous allons trouver un tavernier qui vend son auberge. Elle est plus grande que le Païen. Si ça correspond à nos attentes, Jacques nous rejoindra.

— C’est insensé ! Ce midi, je vais aller trouver le Maire et lui en toucher deux mots ! Je ne vous vendrai pas un billet !

— Moi, je n’en ai pas besoin, indique Jésus.

— Les voilà, nos billets, souris-je.

Les deux jumeaux arrivent botte à botte sur les chevaux bais. Leurs yeux bleus croisent les nôtres, et un sourire naturel fend leur menton lorsqu’ils nous saluent. Le guichetier les reconnaît, lance un geste de déception, puis claque la porte, nous faisant tous sursauter.

— Lui, il est fan, constate Martine.

— Nous allons revenir, il y aura eu la guerre à Saint-Vaast, ricane Jésus en se frottant les mains.

— Comptez sur notre père pour y mettre un terme, lui dit Daniel.

L’adjointe au shérif arrive d’un pas tranquille, annonçant l’arrivée prochaine d’un train. Elle vient nous voir, alors connaissant sa question, nous préparons la même réponse qu’au guichetier. Lorsque le train entre en gare elle conclut par ces mots :

— Ma parole, nous vivons dans un monde de fous. Bon vent, les enfants ! Et j’espère que vous reviendrez nous voir.

Martine et les jumeaux s’occupent des chevaux, donc je monte avec Jésus choisir une place dans le wagon. Seulement deux hommes s’y trouvent déjà. L’un plongé dans un livre, l’autre fumant sa pipe, les yeux fermés. Finalement songé-je, quel que soit le monde dans lequel on vit, il n’est composé que de gens en désaccord les uns avec les autres.

Martine nous rejoint et les jumeaux s’assoient à la rangée voisine.

Moins d’une heure plus tard, après avoir passé le hameau de la colline, et longé les hautes falaises au-dessus d’une mer qui s’est retirée, nous parvenons à Port-Briec, en surplombant le quai et ses caravelles marchandes. Martine s’extasie, elle qui n’a plus vu la mer depuis qu’elle est dans ce monde. Cloîtrée sur sa colline, elle n’avait pas voyagé plus loin que La Main, avant de nous rejoindre. Elle décrit les couleurs pour peindre un tableau dans l’esprit de Jésus.

Tous les cinq à dos de nos montures, nous longeons les vieilles rues étroites de la cité portuaire, sous le chant des mouettes, jusqu’à sa sortie par la Longue Rue. Nous passons donc à côté du sanatorium Sainte-Cécile, puis de la plage où je raconte m’être baignée. Martine nous confie qu’elle piquerait bien une tête. Jésus nous dit que nous sommes folles. Alors qu’il raconte les exhibitions orgiaques sur les plages de notre réalité, nos chevaux empruntent le sentier de sable qui remonte sur la falaise nord.

— Moi, indique Martine, j’ai toujours porté le maillot de bain une pièce. À tout âge.

— Même ado ? m’étonné-je.

— J’ai toujours été un peu ronde et pas très à l’aise avant de dépérir dans le désert. J’étais très pudique à ton âge, beaucoup moins aujourd’hui.

— Vos mœurs sont très étranges, commente Urbain.

— Beaucoup moins que les vôtres, indique Martine. Votre soleil est brûlant, et vous êtes couverts des pieds à la tête.

— Il faut se protéger du soleil, répond Jésus.

Martine secoue la tête sans rien ajouter. Fuyant cette conversation que j’ai trop souvent abordée, mes talons invitent Marmiton à partir au galop.

Le soir tombe alors que la silhouette du château se découpe au loin. Daniel stoppe son cheval et propose :

— Faisons la halte ici. Il vaut mieux passer la nuit en dehors du territoire maudit.

— Je n’y vois pas d’inconvénient, indique Jésus.

L’endroit est idéal. Il y a de la végétation rase pour les chevaux, des buissons épineux pour nous abriter. Je mets pied à terre la première. Les yeux des jumeaux sont aimantés par le pantalon qui me colle aux fesses, sinon par la chemise qui laisse transparaître mon soutien-gorge.

Je déharnache Marmiton, puis alors qu’il s’éloigne vers une touffe d’herbe, j’observe la haute silhouette des ruines qui se découpe dans le couchant. On dirait le château de Disneyland après un bombardement. J’ouvre ma chemise pour que la brise vienne sécher ma peau. Le troisième œil s’éveille mais ne réagit pas à la vue. Urbain arrive dans mon dos et me dit :

— On devrait y être avant midi.

Ses yeux tombent dans mon soutien-gorge. Il s’éclipse, mal à l’aise. Jésus et Martine s’éloignent du campement. Une idée me traverse l’esprit. Je défais ma chemise dos à eux, place mes paumes pour inviter mon troisième œil à s’extraire. Lorsque je retourne à ma selle, je pose ma chemise dessus, l’œil caché dessous. Les deux frères font semblant d’être occupés à fouiller leurs affaires. Lorsque je retourne à mon observation, je ferme les yeux et utilise la vision de l’œil. Les jumeaux ne cessent de m’observer. Les mains dans mon dos dégrafent mon soutien-gorge. Les lèvres de Daniel balbutient un juron. Essayant de comprendre, mon ouïe s’isole et mon esprit commence à restituer les vibrations du vent perçues par l’œil. Urbain murmure :

— Elle me rend fou.

Le murmure ne sonne que comme une vibration sans musicalité. Il me serait impossible de reconnaître une voix d’une autre, un peu comme une peinture dont on aurait enlevé les couleurs. Vérification faite, je leur plais physiquement. J’ouvre les yeux, interrompant le contact puis m’éloigne en leur criant :

— Je vais faire pipi !

Une fois accroupie, trois buissons plus loin, je reviens à mon espion. Les pas nerveux d’Urbain font vibrer le sable. Sa voix est comme un trémollo en arrière-plan, mais je parviens à en distinguer l’essentiel.

— Je te jure, jamais une fille ne m’a fait cet effet.

— Tu ne vas pas perdre ton sang froid pour une pute ?

— Ne l’appelle pas comme ça.

— Parce que t’es amoureux, mais c’est la réalité.

— Non. Je ne suis pas amoureux. Je ne peux pas être amoureux, c’est une…

— Une pute ?

— Une fille de joie.

— Je sais très bien que t’es mordu d’elle.

— Qu’est-ce que t’en sais ?

— Depuis toujours, on tombe amoureux des mêmes filles. Elle me fait le même effet. J’ai le cœur qui bondit chaque fois que je croise son regard. Et je ne te parle pas de quand elle est déshabillée.

— Epouse-la. Pour la première fois, on ne se battra pas.

— Moi, j’ai les pieds sur terre. J’écoute ma tête. Tous les hommes ont le cœur qui bondit devant elle. Et puis tu serais jaloux.

Urbain rit :

— Non, je ne serai pas jaloux. Jamais je n’épouserai ce genre de fille. Même si elle arrête de s’exhiber une fois mariée, tous les gens que tu croiseras l’auront déjà vue complètement nue.

— C’est ça.

— Est-ce que t’as prêté attention à Charline avant-hier ?

— Non ! Non, frangin ! Je l’ai vue en premier ! C’est moi qui l’épouse.

— Certainement pas ! Dès que Fanny est de retour dans son monde, je vais voir le père de Charline et je lui demande sa main.

Pas très heureuse de les entendre parler d’une autre fille, je romps le contact avec ma curiosité, puis je retourne vers eux en agrafant mon soutien-gorge trempé. Bien que vexée d’être cloisonnée dans mon statut de fille de joie, je leur donne raison. Il vaut mieux qu’ils placent leurs espoirs sur une fille de leur ville que sur une étrangère qui va repartir dans son monde. Pour détourner leur attention, je demande :

— Jésus et Martine ne sont pas revenus ?

Ils se tournent vers la dernière position des deux amants, mon œil en profite pour retourner à sa place. Je m’assois sur le sable, et m’adosse à ma selle. Ayant interrompu leur conversation, ils ne parlent pas et ils s’installent face à moi. Curieuse, je demande :

— Dites les gars ? Vous avez chacun une amoureuse ?

— Une fille en tête, répond Daniel.

— La même ?

— C’est toujours la même, soupire Urbain.

— Ça doit être emmerdant ça. Donc, il faudrait que vous rencontriez des jumelles. Sauf si vous êtes prêts à partager.

— Notre première amoureuse, nous avons partagé, sourit Urbain. Mais elle, elle ne le savait pas.

— Vous n’aviez pas de cicatrice ?

— Non, pas encore répond Daniel. C’était à la fois rigolo et pénible.

— Surtout quand elle a voulu s’intéresser à l’autre, précise Urbain. Elle voulait savoir si Daniel embrassait pareil que moi-même, sauf que ce jour-là, c’était moi qui étais Daniel. Quand elle m’a dit de ne pas le répéter à moi-même, je ne savais pas si je devais éclater de rire ou me sentir trompé.

— C’est des histoires de gamin, interrompt Daniel mal à l’aise.

Je commence à trouver une différence entre les deux frères. Urbain est moins pudique sur ses sentiments. C’est lui qui a ouvert la discussion à mon sujet, c’est lui qui a révélé qu’il avait des vues sur cette Charline, et c’est lui qui n’a aucun mal à aborder le sujet de leur première amoureuse.

— Qu’est-ce qui te fait sourire ? demande Urbain.

— Vos différences.

Je me lève et m’assois entre eux deux.

— Je suis curieuse de savoir lequel embrasse le mieux. Allez ! Qui commence ?

Je m’allonge et appuie ma tête sur l’une de leurs selles.

— Je ne suis pas très intéressé par ce jeu, hésite Urbain.

— Moi non plus, répond Daniel.

— Allez ! Vous en rêvez !

N’obtenant pas plus de réaction, déçue, je leur dis :

— Tant pis ! Je reste ici quand-même.

Je ferme les yeux, mais aucun ne passe à l’action. J’attends dans le silence en regardant le ciel par mon troisième œil. Embrasser une vulgaire catin, ce serait la honte. Néanmoins, leurs regards se glissent sur mes courbes, sans penser que mon nombril les observe. Leur pudeur morale me donne envie de les provoquer plus, mais d’un côté, je trouve qu’ils ont du mérite.

Le retour des vieux amoureux les interrompt lorsque la voix de Martine dit à Jésus :

— La princesse endormie entre ses deux princes.

— Nous vous attendions pour dîner, élude Daniel.

— Et nous allons pouvoir parler de notre plan pour nous intégrer à la Cité Pieuse… si évidemment, la visite du château du Rocher ne donne rien.

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