50. Le château en ruines (partie 1/2)

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J’ai noué ma chemise au-dessus de mon troisième œil dès les premières lueurs. Chacun s’étant réveillé tôt, nous avons vite repris la route du Rocher.

Le château est bâti sur une excroissance de la falaise, prenant de la hauteur au-dessus de la mer. À peine deux heures de chevauchée nous mènent au territoire maudit. La zone est délimitée par des ronciers et des croix êvaniques. Martine se penche et cueille une mûre. Je l’imite, elle en passe à Jésus. Seuls les jumeaux restent tendus, carabines à la main. Plus nous nous gavons de mûres, plus la végétation s’épaissit et prend de la hauteur. Les arbres sont tous morts, enveloppées de plantes grimpantes aux larges feuilles. Les ronciers finissent par disparaître, et nous avançons, protégés du soleil sous la canopée humide formée par les plantes parasites.

Lorsque nous approchons de l’orée, les jumeaux stoppent nos montures. Daniel pointe sa longue vue en direction de la forteresse. À deux mètres de nos sabots, des croix êvaniques sont dressées de part et d’autres d’un pont permettant de la rejoindre. Avançant à côté des jumeaux, j’observe la massive silhouette à la tour à demi-écroulée. Trois ponts en bois permettent d’y accéder.

— Je ne vois personne, grimace Daniel.

— C’est trop louche, déclare Urbain.

— C’est quoi qui est louche ? demandé-je.

— Les ponts sont presque intacts. Il est certain que l’Eglise les a détruits à l’époque. Ça sent le piège.

— Dès qu’on va sortir des feuillages, ça va canarder, suppose Daniel.

— Vous voulez que j’envoie Neunoeil ? C’est l’occasion de tester la distance. — Les deux jumeaux me regardent avec étonnement. — Quoi ? Votre père ne vous a rien dit ?

Mon parasite démoniaque glisse de mon ventre sur mes mains puis se laisse tomber au sol. Comme s’il connaissait mes pensées, il file en rampant en direction du château.

— Urbain, tu peux tenir Marmiton ? Il faut que je garde les yeux fermés pour maintenir le contact.

Mes paupières se ferment, et la vue de la créature fonçant à vive allure m’apparaît. Au ras des planches qui composent le pont, cela donne l’impression d’être dans une voiture de course. Rapidement, l’œil parvient aux pieds des remparts. Il s’aventure par la herse ouverte pour s’attaquer à l’ascension de l’escalier montant vers les remparts. À l’intérieur d’une petite tour, à côté des meurtrières, deux soldats en noir avec un X blanc cousu sur la poitrine discutent.

— Deux soldats êvaniens dans la petite tour à droite.

— Il faut être sûrs qu’ils ne sont pas plus nombreux avant d’établir un plan, commente Daniel.

— lls ne doivent être guère nombreux, raisonne Urbain. Si De Ribaucourt veut rayonner sur tous les sites, il a dû diviser ses armées.

— En tout cas, commente Jésus, cette surveillance, c’est la preuve que le site possède une salle qui communique avec un autre monde.

Le démon ne semble pas comprendre ce que je désire, car il reste immobile malgré toutes les pensées que je tente de lui envoyer.

— L’œil ne bouge plus.

— Fichtre, grommèle Urbain. On va les faire sortir. Tu dis qu’il y en a deux dans la tour ? Sont-ils devant la meurtrière ?

— Non.

— Tu me dis quand ils sont devant.

Le bruit m’indique qu’Urbain descend de son cheval.

— T’as une chance sur dix de l’avoir à cette distance, commente Daniel. Et le deuxième va riposter aussitôt.

— Reculez dans les bois.

Marmiton recule. Les deux gardes semblent en pleine discussion, mais l’œil ne me renvoie pas les sons qu’il perçoit. L’un deux rit, puis se place devant la meurtrière. Je dis :

— Maintenant !

La détonation me fait sursauter, juste avant que la balle ricoche sur la meurtrière. Le soldat êvanien porte sa main à son visage et son acolyte s’accroupit pour pointer son fusil vers la jungle.

— Touché ! Il y en a un qui est en bas.

Urbain tire une seconde cartouche, mais j’ignore où elle se perd. Le premier homme touché essuie le sang qui imprègne son visage. Il est à peine éraflé.

— Le premier n’est pas blessé gravement. Et le second est toujours indemne.

— Il est toujours à la meurtrière ?

— Non. Il parle avec l’autre. Un troisième arrive. Il court vers les remparts.

— Je le vois.

Urbain tire un troisième coup de feu sans effet.

— À cette distance, tu n’arriveras pas à avoir un homme en mouvement, sauf coup de chance, indique Daniel.

— Je compte toujours sur la chance.

L’œil se met à ramper à toute vitesse en direction des remparts. Il bondit sur le garde qui s’immobilise en agitant les bras. Urbain tire à nouveau. La balle touche l’homme qui tombe à genoux. Son frère, commente :

— Beau tir.

— Un de moins ?

Je n’ai pas le temps de dire oui qu’une balle siffle à mon oreille. Daniel hurle :

— Reculez ! Reculez !

Je me sens tomber. Les bras d’un des jumeaux me rattrapent, puis nous nous enfonçons dans la végétation.

— Un assaut sur un château. Que rêver de plus simple ? grogne l’un des deux frères.

— Il faut trouver un plan.

— Un plan ? Ils ont une vue sur les trois ponts.

L’œil rampe à l’abri des regards en s’engouffrant à l’intérieur d’une gargouille. Il se laisse tomber dans la cour intérieure où se situe le campement de fortune et les trois chevaux des défenseurs. Je confirme aux jumeaux :

— Ils n’ont l’air d’être que trois.

L’œil se glisse par la grille au centre au milieu des pavés. Plaçant ses tentacules en avant, il prend appuie entre les vieux moellons et descend au fur et à mesure jusqu’à une galerie. En suivant la lumière, il parvient à un exutoire au milieu de la falaise. L’ouverture serait suffisante pour y faire entrer quelqu’un de svelte.

— On peut entrer par les égouts, dis-je. Les évacuations débouchent à mi-hauteur de la falaise. Il suffit d’escalader un peu puis de se glisser à l’intérieur avec un fusil.

— Il faut être frêle, commente Daniel en pointant sa longue vue.

— Vous êtes grands, mais vous êtes minces.

— Une fois à l’intérieur qui pourra me guider ? Le mieux, ce serait que ce soit toi qui ailles. Tu as le gabarit, la force pour escalader, et ton œil peut te servir d’éclaireur.

— Il a raison, indique Urbain.

Je déconnecte avec l’œil puis regarde avec incrédulité les deux jumeaux depuis l’emplacement où ils m’ont assise.

— Mais qu’est-ce que je ferai toute seule ? Je ne sais pas me battre ! Je ne sais pas viser avec une arme.

— Tu sais te servir d’un fusil. On a bien vu avec l’inquisiteur.

— Il était à bout portant !

— Laissez-la tranquille, rouspète Martine. Ce n’est pas une soldate.

— Dans ce cas-là, battons en retraite, conclut Daniel. Sauf si quelqu’un a un meilleur plan.

La forteresse entre les feuillages m’inspire le danger, néanmoins, elle peut sans doute me ramener chez moi, sinon me révéler comment rentrer. Faire demi-tour, alors que nous sommes au pied de la forteresse ? Et si je meure ? L’hésitation me tourmente, et aucun de mes amis ne dit rien. Martine s’en fout de rentrer. Au pire, elle finira ses jours avec son nouveau chéri. Une chose est certaine, l’œil m’offre un avantage. Je resterai cachée tandis qu’il servira d’éclaireur.

— D’accord.

Urbain me tend la ceinture avec son revolver. Je le passe autour de ma taille.

— La vache ! C’est lourd !

Il la fait passer sous ma ceinture de manière à ce que la cartouchière se prenne dedans, et la boucle au dernier trou. L’arme tombe presqu’à mon genou, mais elle devrait tenir.

— Tu sais compter jusqu’à 6 ?

— Jusqu’à l’infini.

— Il y a six autres cartouches sur la ceinture.

Urbain se rallonge, et Daniel pointe la longue vue vers la petite tour de garde. J’avance lentement au milieu des feuillages pour m’éloigner de mes camarades. Les remises en question se bousculent dans ma tête, me criant de fuir. Quelle est l’importance de revoir les siens si vite ? Pourquoi ne pas attendre un an que la situation se calme ? Je ne sors pas du feuillage avant d’être très éloignée des ponts.

Je me suspends à la paroi abrupte de la falaise. Mes bottes de cavalières sont beaucoup moins adaptées que mes baskets. Les cailloux roulent sous les semelles et dévalent vers les rochers en contre-bas. Un des soldats êvaniens tire. Le rocher éclate juste à côté de ma jambe. Le poids du pistolet tire mes hanches vers le bas. Je lâche un cri en me sentant glisser. Urbain riposte. La roche friable glisse sous mes doigts et le flanc rocheux râpe tout mon ventre. La chute de quarante centimètres me laisse les doigts en sang. Je retiens mes larmes. Le coup de feu suivant percute la roche à un mètre au-dessus de ma tête. Je me hâte de poursuivre la descente, le cœur battant, malgré mes doigts meurtris. Urbain continue de riposter pour obliger le tireur à rester caché.

Mes semelles finissent par trouver les rochers et les galets que la mer a refoulés. Les chevilles chancelantes, je rejoints au plus vite le pied de la muraille, noircie et verdie par les coulures d’eau sale. Mes doigts écorchés tremblent en se faufilant dans les jointures de la pierre. Pourquoi ne suis-je pas restée à danser au Païen ? Mes yeux cherchent des interstices tout juste assez larges pour y placer la pointe des bottes. Les ruissellements ont abimé le mortier avec le temps, la pierre a été polie aussi. La mousse humide glisse sous mes doigts. Geste après geste, je me hisse. Lorsque mes pieds se trouvent deux mètres au-dessus des galets, il n’y a plus de marche arrière possible. Le bassin collé à la paroi tiède, maudissant le poids de l’arme posée sur ma cuisse, j’enfonce mes ongles dans les dépôts verts et visqueux. Mes bras tétanisés me tractent. Mes semelles lisses me servent à peine de point d’appui.

Mes pieds à quatre mètres au-dessus de la roche, mes doigts douloureux et contractés se glissent enfin dans l’ouverture du château. Mon visage se retrouve avec surprise face à l’œil. La peur de tomber décuplée par la répugnance me fait crier :

— Recule ! Recule !

Le parasite part en arrière. Mes bras partent loin pour griffer la roche, puis tirent mon ventre éraflé à l’intérieur. L’odeur acide d’urine me tire un haut le cœur. Il m’est tout juste possible de me mettre à quatre pattes. Mes épaules touchent la voûte.

— Fuck ! Ceux qui ont construit ce tunnel étaient des micro-nains !

L’œil rampe devant moi pour me guider. Plus je m’enfonce, plus il fait sombre. Les plaies de mon ventre picotent, celles de mes doigts brûlent. J’ose tout juste poser les paumes, les doigts relevés, de peur que l’humidité ammoniaquée n’infecte mes blessures.

Seul le blanc de l’œil transparaît dans le tunnel. Le souffle de l’air humide indique les embranchements qui croisent ma route, jusqu’à ce que je parvienne sous la cheminée principale. La lumière chaude du jour me révèle l’étroitesse qui ne m’avait pas paru à première vue. Les moellons sont petits, comme plusieurs petits galets empilés. Je me redresse à l’intérieur, non sans mal, puis viens caler mes épaules et mes genoux de part et d’autres du conduit. Finalement, aucun des frères jumeaux n’aurait pu passer à l’intérieur.

L’œil grimpe le long de mon pantalon puis se pose sur mon épaule, à cinq centimètres de mon visage. Me forçant à ignorer sa présence, faisant pression de part et d’autre pour me maintenir, mes coudes et mes genoux me hissent jusqu’à l’épaisse grille.

Parvenue au sommet, je pose mon chapeau sur mes cuisses. Le soldat blessé est toujours accroupi derrière le rempart qui me tourne le dos. Les autres enfermés dans la tour ne risquent pas de me voir. Je tente de soulever la grille à la force de mes mains, en vain. Elle est trop lourde pour moi. Il ne me reste donc qu’à débusquer l’ennemi.

Je saisis à deux mains le pistolet, les coudes serrés contre moi, puis je pose le canon entre deux croisillons. Ma respiration s’interrompt pour calmer les tremblements provoqués par les tensions de mes épaules en appui sur la paroi. La mire est bien alignée. L’index écrase la détente. Le coup de feu me brise les tympans et mes propres mains heurtent mon menton. L’homme tombe allongé. Des cris intelligibles me parviennent depuis la tour. Le cœur battant, l’estomac serré, je reste silencieuse.

Après une longue minute, les ennemis n’osant quitter la tour je murmure à l’œil :

— Tu veux bien me dire si la voie est libre ?

Mon acolyte indésirable emmêle ses tentacules dans mes cheveux pour glisser par la grille. Il reste à me regarder, ce qui me permet de supposer qu’il n’y a personne en haut. Je remets mon chapeau, puis plaque mes épaules sur la grille. Je serre les dents pour ne pas crier dans l’effort. Mes genoux s’enfoncent douloureusement dans la paroi de galets. La grille se lève légèrement. L’œil glisse une cuillère en bois du bivouac dans l’espace créé. J’intercale le canon du pistolet, pour reprendre mon souffle, passe mes doigts, puis pousse violemment sur mes jambes et mes bras. La grille part en arrière et tombe bruyamment sur le sol. Je m’empresse de sortir, puis de courir entre les chevaux pour me tapir contre le mur de la petite tour.

Première option : emprunter l’escalier montant aux remparts. Deuxième option : prendre celui en colimaçon menant directement à la tour. Dans tous les cas, il y a deux ennemis. Mon index fait signe à l’œil de monter du côté rempart.

Sur la pointe des pieds, je grimpe les premières marches en colimaçon avant de me risquer à fermer les paupières. Le parasite me renvoie sa vision. L’homme sur le rempart respire difficilement, la bouche grande ouverte, la veste noire pleine de sang. Il voit l’œil et gargouille à l’attention des deux autres. Ils se mettent à tirer sur l’œil qui s’enfuit. Entendant les coups de feu, Urbain tente à nouveau de toucher la meurtrière. Je déconnecte de l’œil puis grimpe les escaliers. Les deux ennemis me tournent le dos. Le pistolet tenu à deux mains, je tire deux cartouches à moins de cinq mètres. Ils s’effondrent tous les deux. L’un deux se tourne sur le dos, les lèvres remuant sans qu’aucun son n’en sorte. Tremblante, ne supportant pas le spectacle de cette agonie, je lui tire une balle dans la tête. Ma cinquième balle achève son camarade. Sans quitter la tourelle, j’ajuste mon dernier tir pour achever le troisième. La balle d’Urbain ricoche par la meurtrière. Je me laisse tomber assise, puis tâche de retrouver mon calme. L’œil s’enroule sur ma jambe. Je ferme les yeux en essayant d’écarter la sensation désagréable qu’il laisse à chaque fois qu’il entre dans mon ventre.

Tâtonnant quelques secondes pour savoir comment ouvrir le barillet, je laisse tomber les étuis cuivrés vidés de leurs balles et remets des cartouches, juste au cas où un quatrième homme surgirait de nulle part.

Prudemment, l’arme à la main, je rejoins la cour, puis me montre sous la herse en agitant les bras. Daniel pointe sa longue vue dans ma direction, me reconnaît, et Urbain se redresse au milieu des feuilles. Ils se mettent en route en précédant leurs chevaux. Les équidés n’ont aucune difficulté à franchir les écartements inégaux des planches qui composent le pont. Marmiton trotte sur les derniers mètres et vient me donner un coup de tête affectueux.

— Tu as tué les trois ? questionne Urbain.

— Trois balles, trois touchés, frimé-je. J’ai utilisé les dernières pour les achever.

— Et bien, me sourit Daniel. Tu es une femme redoutable.

Je lui réponds par un battement de cil, mais difficile de sourire car l’adrénaline continue à battre à plein dans mes veines. Je détache le ceinturon pour le rendre à Urbain. Ce poids en moins est une véritable libération. Je lâche un soupire de satisfaction. Les garçons montent par la tour et Martine me confie :

— Je suis mortifiée. Les scènes de fusillade, ce n’est pas fait pour moi.

— Moi non plus, confié-je.

— Content de te voir en vie, plaisante Jésus.

— Et moi donc.

— C’est donc ça, le château en ruine ? marmonne Martine.

— C’est vrai que niveau décoration, ce n’est pas top, commente Jésus.

Je tourne sur moi-même pour voir les murailles effondrées côté mer. L’océan scintille sous un soleil qui taquine le zénith. Un vent chaud et iodé s’engouffre, accentuant l’effet de silence. Il n’y a pas un cri de mouette, pas un chant d’oiseau. Jésus, mis mal à l’aise par le même constat, fait remarquer :

— Ce silence est dérangeant… inquiétant.

— Il n’y a pas d’animal, dis-je.

— Ce château doit être véritablement maudit.

Les jumeaux finissent leur inspection. Urbain nous dit :

— La herse est bloquée, on ne peut pas la fermer. Nous allons monter la garde pendant que vous cherchez.

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