43. Rêves brisés

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Les jumeaux se présentent au matin. Lorsque j’apparais en robe, Urbain dit :

— Là, tu es très belle.

— Normal, c’est moi.

Je leur fais à chacun la bise, puis nous partons sous le soleil. J’ajuste mon chapeau au-dessus de mon chignon. Encore une journée à faire fondre les pôles.

Ils m’escortent jusqu’à la banque, à seulement cent cinquante mètres du Païen. Lorsque nous passons les deux lourdes portes du bâtiment en pierre, je me moque d’eux :

— J’avais vraiment besoin d’une escorte.

L’endroit est vide, alors je m’avance jusqu’au guichet. L’homme à la belle moustache qui se tient derrière n’est pas un client. Il lève des yeux attentifs tandis que les jumeaux restent à l’entrée.

— Bonjour, ce serait pour ouvrir un compte.

— Bonjour Madame. Dans ce cas, vous êtes la bienvenue. Monsieur ne vous accompagne pas ?

— Non, c’est un compte pour moi.

— Voilà qui est bien inhabituel. Dois-je vous présenter les modalités tarifaires ?

— S’il vous plaît.

— Alors il vous en coûtera deux cent cinquante francs par an, afin de payer les travaux de modernité pour protéger vos biens, ainsi que votre serviteur. Chaque somme est payable au premier jour pour l’année qui va s’écouler. Si vous fermez le compte en cours d’année, aucun prorata ne vous sera rendu.

— Ça marche.

— Alors, je vais prendre votre nom et tous vos prénoms.

— Gaultier.

— Avec un L ?

— Oui. Et Fanny, Laure, Virginie.

— D’ordinaire, j’ai la délicatesse de ne jamais demander l’âge à une dame, mais il va me falloir votre date et lieu de naissance.

Je calcule dans ma tête pour coller à leur univers.

— 9 mai 1207, à Marais Rouges.

— Parfait, voulez-vous bien signer ici l’ouverture du compte.

Il me passe une plume au manche en bois. Je la trempe dans l’encrier et m’applique à ma plus belle signature. Il tamponne une copie, puis me dit :

— Quelle sommes souhaitez-vous nous confier ?

— Pour le moment, dix mille francs. Mais ça va vite monter.

— Heureux de l’entendre.

Je dépose mes billets, puis il les compte soigneusement.

— Madame, le compte y est. Je vous souhaite une agréable journée.

— À vous aussi.

Je retourne près de mes deux gardes du corps.

— Vous m’accompagnez sur le marché ?

Ils opinent, et nous longeons alors les rues bordées d’étals. La représentation a déjà fait le tour des commérages. Les hommes qui m’ont déjà vue danser posent des regards flatteurs sur moi, des sourires et des salutations de la tête. Parmi ceux qui ne fréquentent pas le Païen, les moustachus me regardent de haut, davantage curieux que choqués. En revanche, les femmes n’affichent que du mépris pour moi. Celles qui ne me portent pas un regard noir, se moquent sous cape en murmurant à leurs amies. Les deux garçons qui m’accompagnent restent impassibles, mais leur nervosité est palpable.

— Désolée, je crois que les gens vont vous associer à moi.

— Nous sommes juste payés pour te protéger, répond Urbain.

— Je vais rentrer, dis-je. Je ne me sens pas à mon aise. Je crois que je préfèrerais marcher en montrant mon troisième œil.

À contrecœur, je regagne le Païen, ma fierté au fond de mes chaussures. Jacques est déjà rentré, il lit le journal à Jésus :

— La gymnaste brise ses chaînes. Fini l’érotisme léger, la suggestion d’habits courts et moulant, la svelte danseuse du Païen dévoile tout. Si la poésie est toujours de mise, la fin du spectacle met fin à tout mystère. De ses petits seins à son mont impubère, rien ne vous est caché. Si l’ensemble du spectacle est toujours aussi vertigineux et sensuel, le final flirte avec la vulgarité, Fanny exhibant sans gêne ses mamelons et son con… — Jacques repose le journal sur la table. — Voilà, c’était la limite à ne pas dépasser.

— Bof, moi je prendrai ça pour une publicité flatteuse, commente Jésus. Il faut voir les ventes des prochains tickets.

— Quand même, marmonné-je. Tout ça pour deux malheureux nichons.

Jacques se retourne, surpris de me voir.

— Il écrit ça pour ne pas passer pour un pervers, enrichit Jésus. C’est l’opinion publique qui le lit.

— Je vais revenir à un spectacle plus dans vos mœurs, indiqué-je.

— Ce serait mieux, grogne Jacques.

— Nous, nous y allons, annoncent les jumeaux.

Je leur fais la bise, amère de ce retour de manivelle. J’indique à Jacques avant qu’il ne me demande de l’aider en cuisine :

— Je vais mettre une robe plus confortable.

Lorsque la foule vient s’installer, les habitués me sourient, me saluent.

— Bonjour Fanny. Très beau spectacle hier soir.

— Bonjour Fanny. Il paraît que le spectacle était surprenant.

— Bonjour Fanny. On ne parle que de toi, à Saint-Vaast.

Chaque fois, on s’adresse à moi avec une grande amicalité. Aucun ne me dit que j’ai dépassé les bornes. Mais, en toute honnêteté, la fréquentation du Païen n’est pas celle que je croise le matin sur le marché. Ceux qui fréquentent le Païen sont employés de chemins de fer, vachers, cultivateurs, charpentiers, conducteur de diligence, coursiers… Seul le Maire détonne complètement en leur compagnie. Les gens qui flânent sur le marché sont des commerçants et des clients, pour la plupart, issus d’un milieu un peu plus bourgeois et plus attachés à la religion. Même si certains ouvriers me lorgnent avec un regard très salace, sans doute à deux doigts de céder à la tentation de me mettre une main aux fesses, la grande majorité est particulièrement respectueuse. Il y a une heure pour Fanny la stripteaseuse, et une heure pour Fanny la serveuse. Si je maintiens bien ces règles franches, je ne devrais avoir aucun souci à maintenir un équilibre sain.

Tout en servant, mon cerveau ne cesse de créer des chorégraphies de chercher une sensualité et une poésie qui surprenne l’éditorialiste local. Dans mes rêves, ce ne serait plus un pianiste, mais tout un orchestre qui m’accompagnerait. Mon corps serait enveloppé des paillettes et autres artifices modernes.

— Tu as l’air soucieuse, la Punaise.

— Hein ?

Mes yeux se lèvent vers Jacques qui vient d’encaisser les derniers clients. Il répète :

— Je dis que tu as l’air soucieuse.

— Soucieux, corrigé-je.

— Pardon ?

— J’ai l’air soucieux. C’est mon air qui est soucieux, pas forcément moi.

— Te fais-tu du souci ?

— Je réfléchis comment regagner le cœur des spectateurs.

— Ne réfléchis pas trop, parce que j’ai vendu tous les billets de demain, et j’ai la moitié de réservé pour le prochain spectacle.

— C’est vrai ?

— Si je te le dis.

— Mais dans ce cas, je fais quoi ? Je montre tout ou pas ?

— Je pense qu’ils ont payé pour te voir nue, donc si tu veux satisfaire ton public, va falloir tout enlever.

Il fait une grimace comme s’il était désolé. Mes épaules s’affaissent de soulagement. Pas besoin de trouver une solution de dernière minute. Il faudra néanmoins songer à finir en beauté avant de quitter Saint-Vaast.

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