44. Expérimentations aveugles

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Ma seconde représentation touche à sa fin. Les lumières s’éteignent, alors j’enfile mon string avant que la salle s’illumine. Au premier rang, le Maire est figé de bonheur, les pommettes saillantes, bloqué dans un sourire d’enfant émerveillé. Portée par les applaudissements, l’absence des frères Urbain et Daniel m’apparaît moins amère.

Christophe s’empresse de m’apporter un broc d’eau. Tandis que je bois, les muscles de mon ventre tremblent de l’effort accompli. Un homme s’appuie sur les pieux :

— Fanny ! Tu es la plus belle fille de Saint-Vaast !

Trop épuisée pour crier dans le brouhaha, je lui envoie un baiser du bout des doigts. Le Maire m’interpelle en brandissant son verre de vin :

— Fanny ! Descendez, je voudrais vous offrir un verre !

Je désigne de la main les herses qui m’entourent. Les compliments se succèdent, souvent courtois, rarement salaces. Dans le fond, Baptiste Chevalier, médusé, sort de son coma puis glisse vers le comptoir. Les gens quittent la salle, un peu plus vite que le soir dernier. Il ne reste que le Maire et Baptiste Chevalier en pleine discussion. J’enfile mon corset et ses ailes noires à demi-déplumées, puis je déverrouille la scène. Le Maire insiste à nouveau :

— Fanny ! Venez boire un verre !

Jacques me fait signe de la tête, d’approcher. J’accepte donc l’invitation. L’œil du Maire, imbibé d’alcool, glisse sur ma peau. J’accepte à contrecœur le verre de vin et il présente le sien :

— À la jeune femme la plus gracieuse de Saint-Vaast.

— Merci.

Je trempe les lèvres, sans que son regard malicieux ne me lâche. J’engage donc une conversation pour lui remettre le cerveau à l’endroit :

— La plupart de vos administrés ne pensent pas comme vous.

Il tape du plat de la main sur le comptoir.

— La religion ! C’est la religion qui leur donne toutes ces manières. Mais ce n’est jamais Dieu le problème. Qu’est-ce qu’il en a à faire, Dieu de juger ceux qui ont vu une femme nue un jour dans leur vie ? Vous savez, Fanny. Moi, je me suis fait tout seul. J’ai commencé comptable avant de devenir banquier, puis directeur de banque, et j’ai toujours su rester simple, pragmatique, près des choses. Or, il y a des gens dans cette ville, sitôt qu’ils accèdent à un statut, ils en oublient d’où ils viennent !

— Ça c’est bien vrai, renchérit Chevalier.

— Baptiste et moi ne sommes pas d’accord sur beaucoup de choses, mais nous sommes du même avis à votre sujet. Les hommes et les femmes sont faits pour se plaire mutuellement. Pourquoi se cacher l’un à l’autre ? Pour ma part, j’ai trouvé le spectacle bien moins provocant que le dernier. Certes, vous nous offrez ce final en nous aveuglant de votre beauté, mais il y a eu beaucoup moins de comment dire… de gestuelle explicite. C’était donc à la fois plus osé, et plus sensuel.

— Merci. J’essaie de varier les thèmes. C’est Jésus qui m’a suggéré la douceur avec la lumière bleue.

— Tu as bon goût, Jésus !

— Merci ! répond l’aveugle depuis son piano. À force de voir et revoir le spectacle…

— Quel boute-en-train ! rit le Maire.

— Ah ! La religion ! soupire Baptiste.

— Bon, tranche Jacques. Nous allons devoir fermer, la Punaise doit être aussi affamée que moi.

— Oui, acquiescé-je. Je vais aller m’habiller. Bonne nuit Messieurs.

Ils lèvent leur verre, tandis que je laisse le mien à demi-plein sur le comptoir. Et pendant que je m’éloigne, le Maire soupire :

— Ah ! Ce petit cul ! Regardez Baptiste, vous avez la séparation des pouvoirs. D’un côté la fesse de l’Eglise, de l’autre côté, la fesse de la République.

— Vous ne vous arrêtez jamais de penser politique, lui fait remarquer Baptiste.

— La politique, c’est comme la sexualité…

La suite ne parvient pas à mes oreilles. Libérant le champ de vision à mon troisième œil, sorte de consensus tacite entre lui et moi, je parviens à ma chambre. Mes vêtements détrempés jetés, mes genoux se posent sur la serviette étalée devant la bassine. Si j’avais eu à rester dans ce monde, j’aurais mis un récupérateur d’eau de pluie et fait installer une douche.

Sitôt savonnée et rincée, mes doigts ramassent le bracelet pandora posé sur le matelas le temps de la représentation. Mes doigts tremblant encore des efforts de la soirée, le laissent échapper de mon poignet et il tombe entre deux lattes de parquet.

— Fuck !

Je pose le front pour l’apercevoir.

— Fait chier ! Le seul endroit où le parquet est décalé !

Le parasite dans mon nombril recroqueville ses tentacules. Inquiète, je me redresse, assise sur mes talons. Il pousse et se laisse glisser sur mon ventre en dessinant un filet de sang. Il se place au-dessus de l’ouverture et y glisse deux de ses tentacules rouges. Il remonte mon bracelet puis le traîne vers moi. Bien qu’habituée à l’avoir en moi, son aspect extérieur me répugne toujours autant. Je reste figée tandis qu’il s’immobilise devant mes genoux. Je balbutie un merci puis risque mes doigts pour saisir le bracelet. L’œil y reste accroché, balance un de ses membres autour de mon poignet. Ses deux autres tentacules rapprochent les deux extrémités de mon bracelet l’une de l’autre.

— OK, t’es un gentil monstre.

Mes doigts tremblants viennent fermer les bracelets, puis l’œil se pend en tendant en direction de mon ventre. D’une voix tremblante, je lui demande :

— T’es obligé d’y retourner ?

Il ne répond pas, mais je connais la réponse. Je pose mon second bras en arrière et tends le ventre en fermant les yeux. Il se laisse tomber de mon poignet et plante sa tête dans mon nombril. Il tourne sur lui-même, étend ses tentacules en moi. Quand il s’immobilise, je soupire pour moi-même :

— Fuck !

Je nettoie le sang sur mon ventre et mes mains. Je préfère le savoir dans mon ventre que de le voir ramper tout visqueux. J’enfile un t-shirt, puis descends rejoindre mes amis. La table est mise, seul Jésus ne mate pas mes jambes. Jacques me dit en insistant bien sur le masculin de son adjectif.

— Tu as l’air pâlichon.

— Il vient encore de m’arriver un truc de dingue. — Mes fesses se laissent tomber sur la chaise. — J’ai fait tomber mon bracelet entre les lames de parquet, et l’œil est allé le chercher.

— Il est sorti ? comprend Jacques.

— Spontanément ? demande Jésus.

— Ben oui, réponds-je. Je ne lui ai pas demandé.

— Et il est où ? s’inquiète Jacques. — Je désigne mon ventre. — Tu l’as laissé y revenir ?

— C’est ça ou il aurait attendu que je dorme.

— On aurait pu panser le ventre.

Je hausse les épaules. Jésus rit :

— Pour qu’il choisisse un autre orifice ?

Christophe pouffe de rire, je fais remarquer :

— Venant de toi, je suis surprise, Jésus.

— Je n’ai pas dit quel orifice.

— Nous lisons tes pensées.

— Un petit remontant ? questionne Jacques.

— Non, de l’eau, s’il te plaît. Je suis rincée, demain, je m’offre une pause dans les répétitions. Passe-moi le fromage.

Jésus se penche et tourne légèrement sa tête vers moi en fronçant les sourcils.

— Mais lui, il lit tes pensées ?

— Je n’en sais rien. Ou il a vu le bracelet tomber, et il a voulu aider.

— Ou peut-être est-ce le démon à distance de l’œil qui a voulu aider, suggère Christophe.

— Parlons de choses moins sinistres, propose Jacques. Salle comble, sept mille cent cinquante francs pour toi, ma petite Punaise. Tu vas pouvoir retourner à la banque. Mille six cent cinquante pour Jésus, et deux mille deux cent pour moi et Christophe.

— Tu ne comptes pas les boissons, lui fait remarquer Jésus.

— Non, ça c’est une trésorerie à part. D’ailleurs, il va falloir se faire livrer dare-dare, parce qu’ils boivent, ces impies lubriques.

Il s’esclaffe de satisfaction.

— Tant mieux, dis-je. C’est le but.

— Tu vois, mon fils, ça fera une réserve généreuse pour financer ton mariage. Dès que Fanny aura acheté de nouvelles robes, tu iras demander la main de Valérie à son père. Dans un an, nous te marions, elle tombe en cloque avant ton service militaire, et comme ça elle sera occupée en attendant ton retour.

Choquée je proteste :

— Mais elle n’a que quatorze ans !

— Dans deux ans, elle en aura seize, calcule Jésus.

— Mais vous ne pouvez pas l’obliger à être mère à cet âge ! Elle a toute la vie devant elle.

— Si elle n’a pas envie de devenir gymnaste érotique, déclare Jacques, elle préfèrera devenir mère.

Je pose ma main sur le bras de Christophe et plante mon regard dans le sien pour le convaincre :

— Sérieux, attends d’être de retour de l’armée. Ne laisse pas celle que tu aimes éduquer seule son enfant. Même avant ses deux ans, un enfant a besoin d’un père. — Les lèvres de Jacques postillonnent de désapprobation. — Si elle t’aime, elle attendra ton retour de l’armée. Vous avez toute la vie devant vous pour vous aimer avant de décider d’avoir un enfant. C’est une lourde responsabilité…

— Qu’est-ce que t’en sais ? se moque Jacques.

— J’en sais que je suis une femme. J’ai vingt et un ans et je n’ai pas envie d’avoir d’enfant.

— C’est parce que tu n’as pas trouvé l’homme, répond Jacques.

— T’en porte déjà un, plaisante Jésus.

— Non mais, respectez les femmes. Nous avons le droit de vivre pour autre chose que faire des gosses. Nous avons un cœur, un cerveau, comme vous ! Nous avons des passions !

— Ce sera Valérie qui choisira, tranche Christophe.

— C’est quand même toi l’homme, rappelle son père en m’observant avec un sourire moqueur.

— Vous me saoulez, je m’en vais.

Je me lève de table et Jacques rit :

— On te brocarde, la Punaise ! Reviens !

— Parle à mon cul !

Mes mains soulèvent mon t-shirt pour dévoiler mes fesses, puis je disparais en poussant la porte du jardin.

Les pieds noircis par la terre, je remonte de la cabane vers ma chambre, puis je m’assois sur mon lit pour allumer mon téléphone. Depuis l’étage sous mon plancher, j’entends Jacques dire à son fils :

— J’aime bien la brocarder. Ta mère l’aurait beaucoup appréciée. Une femme a le droit de choisir ce qu’elle fait de sa vie. Comme tu l’as si bien dit, Valérie choisira aussi.

Je souris, ravie d’entendre le vrai fond de la pensée de Jacques. Dehors, le vent souffle particulièrement fort. Mon smartphone m’indique que nous sommes le 1er octobre 2018. Ça file le bourdon à quelle vitesse le temps passe. Je fais défiler quelques photos de ma famille, sans oser m’y éterniser, puis éteins l’appareil. J’enlève mon t-shirt, éteins le néon puis m’allonge en laissant l’œil émerger. Il fait noir, pourtant je le sens tourner. Le temps a prouvé qu’il n’était pas néfaste à ma santé. L’expérience rappelle qu’il m’a sauvé la vie. Il serait peut-être temps pour moi de comprendre ce qu’il est, d’accepter définitivement sa présence. Mon index presse ma peau à côté de mon nombril pour tâter le globe.

— Hep, gentil monstre. Qu’est-ce que tu regardes ?

Il aurait une bouche, sans doute répondrait-il. Le néon du couloir fait glisser sa lumière sous la porte. J’observe la charpente qui se dessine dans l’obscurité jusqu’à ce que je remarque que j’ai les yeux fermés. Mes paupières s’ouvrent brutalement.

— Fuck !

Je me lève, puis allume le néon. Mon nombril s’entreferme quelques secondes. J’inspire profondément et ferme les paupières. Ma vue s’éteint.

— Allez, je n’ai pas rêvé. Fais-moi voir.

Le flou lumineux s’affine, et ma chambre se dessine aussi nettement que si j’avais les yeux ouverts. Ma main passe devant mon nombril pour confirmer le phénomène. Ce que mon cerveau voit, c’est ce que le troisième œil lui envoie. Je murmure pour moi-même :

— Fuck de fuck…

Je refrène l’envie d’aller le raconter aux autres car Jésus pourrait se sentir laissé pour compte dans cette histoire. Moi qui lui avais dit que je ne pouvais pas voir avec. Dois-je paniquer ou non ? L’œil fait-il davantage partie de moi, ou est-ce moi qui me suis davantage ouverte à lui ? Est-ce que ses tentacules ont tissé des nerfs jusqu’à ma colonne vertébrale ou bien est-ce un lien magique ? Sans ouvrir les paupières, je regagne mon matelas, puis m’assois.

— OK. Il est temps que nous fassions connaissance. Est-ce que nous sommes connectés physiquement ? Est-ce que si tu sors, ça débranche tout ?

Je m’allonge, puis pose mes mains de part et d’autres de mon nombril.

— Allez, sors. Je te jure que je te laisse rentrer.

L’œil s’extrait doucement, puis se dresse sur ses tentacules, me permettant de voir mon propre visage.

— Fuck de fuck de fuck…

Mes paupières s’ouvrent, mais c’est la vision de mon parasite qui prédomine. Je ne fais que voir mon propre visage. L’œil interrompt notre connexion puis plonge dans mon ventre. Tandis qu’il s’installe, je recouvre ma vue naturelle. Ce lien télépathique change tout. L’œil va m’être utile. Je vais pouvoir assister à mes propres répétitions, mes essais d’éclairage…

Allongée dans l’obscurité, je ne parviens pas à trouver le sommeil.

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