42. Envol érotique

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Nous en sommes à trois répétitions complètes. Mes abdominaux et mes cuisses sont douloureux. Ma silhouette luit de sueur, complètement nue. Ma pudeur commence à la ligne de mon sexe. Il n’y aura pas de grand écart ni aucune figure qui leur révèlerait tout de ma vulve.

Mon regret est de n’avoir installé aucun miroir pour m’assurer de mon talent. Je me fie à mon ressenti.

— C’est mieux, on change pour ça, conclus-je. Il faudra que je m’en rappelle.

— Nous pouvons repousser la représentation. Les places ne sont pas encore en vente.

— Non. Il faut que nous gagnions de l’argent le plus vite possible. Et Jacques va avoir vendu toutes les places ce midi, j’en suis sûre.

— L’absence rend rare et fait monter le désir.

Christophe passe la porte puis écarquille les yeux. Je m’empresse de remonter ma culotte, puis j’agrafe mon soutien-gorge après être descendue de la table, juste avant que son père ne pénètre à son tour. Il me dit :

— L’heure tourne, la Punaise. Il va falloir que j’aère.

Je m’éclipse vers le couloir tandis qu’il ouvre rideaux et fenêtres pour évacuer l’odeur acide de ma transpiration. Je grimpe les marches, exténuée, en me demandant s’il ne faut pas en effet laisser mon corps se reposer.

Le temps d’une toilette d’eau fraîche, je retrouve Jacques en cuisine, visiblement de bonne humeur.

— Tu as l’air heureux ?

— Je pense à la soirée. Des échos que j’ai eu, il y a du monde intéressé. Ton absence a été bénéfique en ce sens.

— Tant mieux.

Une heure plus tard, en robe de serveuse, je sillonne les tables, avec la sensation ne n’avoir pas fait de pause de quatre jours tant les visages ici me sont familiers. Certains m’interpellent.

— Jacques a monté la place à cent francs.

— C’est moi qui lui ai demandé. Il doit rentrer dans ses frais de décoration, et en échange, je vous promets une surprise.

Le teasing fait son effet dans leurs regards. À mon grand plaisir, les jumeaux franchissent le portillon. Ils se faufilent à une table en accordant quelques bonjours à certains. Cela fait plaisir de revoir leurs visages souriants et leurs yeux bleus éclatant d’intelligence. Je me penche pour leur faire la bise.

— Je suis content de vous voir.

— C’est réciproque, répond Urbain.

— Vous viendrez ce soir ?

— Non, je ne pense pas, répond Daniel.

— Moi, j’hésite, confie Urbain. Même si je pense que tu mérites mieux comme condition.

— Fuck ! Vous me les brisez à me juger ! Vous ne connaissez même pas mon spectacle !

— Nous disons juste que tu mérites mieux comme sort, se défend Daniel.

— Si vous ne revenez pas me voir danser ce soir, je ne vous parle plus jamais ! Et vous vous mettez au premier rang !

Je m’éloigne de la table en colère et fais signe à Christophe d’aller les servir à ma place. Je pourrais comprendre leur réaction s’ils étaient mes frères ou mes parents. J’étais si heureuse de les revoir, qu’ils me mettent dans une colère noire.

— Tu leur gardes deux places, ordonné-je à Jacques.

Le service se conclut, les places se vendent bien. Les jumeaux sont repartis sans que je m’en aperçoive, dans la même foule que tous ces gens pressés d’aller à la messe. J’espère qu’ils viendront ce soir.

La fin de journée tombe. La foule est amassée dans la salle et les brouhahas parviennent jusqu’à ma chambre. Les jumeaux ont obéi, et se sont installés au premier rang. Vu d’en haut, ils ont l’air crispé de deux hommes qui ne voudraient pas être vus ici. Ils sont païens, mais ont un code moral très rigide. Ils sont aussi agaçants que touchant. À regarder les gens se glisser entre les chaises, il m’apparaît clair que mon public m’a manqué. Tous ces gens qui me saluent dans la rue, m’accordent un regard amical discret, parfois un sourire. C’est à ces gens que j’ai envie de faire plaisir, car par les petits gestes de tous les jours, ils me le rendent bien. Même si parfois j’ai la sensation d’être la putain à la mode, il y a une forme de respect, de complicité avec ces anonymes.

Mes doigts lacent le corset de dentelle noire doublée de soie magenta, ajuste la jupe en queue de pie sur l’arrière. Mon cœur brûle autant d’impatience que mon estomac est noué de trac. Je me demande si finalement je ne devrais pas revenir à un spectacle plus chaste, pour que les jumeaux n’en retiennent qu’une poésie érotique. Mais d’un côté, leur amitié ne doit pas m’interdire d’être moi-même ni de priver leurs voisins du spectacle.

Christophe coupe les lumières blanches, imposant le silence. Un soupir de soulagement témoigne de l’impatience de mon public. Je leur ai manqué, au moins autant qu’ils m’ont manqué. Mes cuisses s’enroulent autour du mat. Jésus entonne sa première mélodie, identique à la dernière représentation, légère et voltigeante. Christophe branche la lumière rose. Je tournoie alors délicatement. La mâchoire des frères jumeaux tombe. Mes jambes balancent à l’équerre, tandis que ma jupe virevolte, dévoilant mes cuisses sveltes aux regards ébaubis. Je deviens ce papillon léger et coloré qu’imagine Jésus. Bras tendus, je tournoie après avoir détaché ma jupe. Elle s’envole vers la foule, et manque les jumeaux. Mes pieds se posent sur la pointe, légers et sans un bruit. Mes hanches balancent en reflétant la lumière rose dans les yeux des deux frères. Durant plusieurs minutes, ils sont captivés, prisonnier du même air émerveillé. J’empoigne la barre, remonte sensuellement, virevolte, et m’évapore en même temps que la lumière.

Les lumières blanches aveuglent la foule et j’observe nerveuse la réaction des jumeaux qui conversent à voix basse. Ils ont l’air d’être impressionnés par les prouesses à en juger leurs yeux encore grands ouverts. Mes autres admirateurs conversent, souriant, interpellant le serveur. Christophe propose des Sex On the Beach qu’il vend à bon prix comme étant une de mes recettes.

Du haut de mon guet, je me contente d’eau en quantité. Quand les verres se vident, je défais le corset rose, puis enfile celui avec les deux grandes ailes de plumes noires. L’entracte touche à sa fin, et la salle se plonge dans le noir. Profitant du silence, je glisse furtivement jusque sur la scène. Je passe un lacet autour de mes poignets joints au-dessus de ma tête et fais mine d’être accrochée. Les néons bleus me révèlent face aux deux seuls spectateurs qui comptent pour moi. Mes jambes s’effleurent entre elles, comme possédées par le désir. Mon visage, bouche entrouverte et yeux mi-clos, exprime la fièvre de la libido. Mes hanches ondulent lascivement, pour tenter d’échapper à une torpeur presqu’imaginaire. La foule muette se fige, absorbée par la comédie.

La musique revient dans un rythme plus entraînant, un néon orange vient briser la froideur du reflet bleu. Sans délier mes poignets, je me hisse, chevilles vers le plafond, tournoie, puis me libère. Lorsque mes pieds touchent à nouveau la scène, la lumière orange s’éteint, les notes lentes et douces reprennent. Mes doigts trouvent le chemin de ma peau, détendent les lacets du corsage. L’assistance retient son souffle.

Un accord m’interrompt, la lumière orange s’invite en même temps que les notes qui s’échappent, alors ma silhouette s’envole sur la barre, puis allonge les jambes en grand écart le long de celle-ci. Jésus, réglé à la seconde près, fait revenir la douceur dans son doigté et le règne du bleu se fait total. Tandis que je me maintiens en grand écart, une de mes mains défait sa prise. L’assistance retient son souffle, mes doigts fébriles caressent mon buste et font tomber les ailes. Ma poitrine libérée affiche ses mamelons assombris par le néon bleu. Des exclamations échappent au public. Mes jambes se referment, me suspendant délicatement, jusqu’à ce que la musique reprenne. Mes mains retrouvent le bois dur de la scène, et après une roue délicate, je défile fièrement une main sur les hanches, la poitrine brillante baignée par la lumière orange. Je savoure en reine les regards envoûtés de mon public. Dans l’obscurité, les visages sont radieux. Je tournoie quelques secondes autour de la barre, laissant mes pieds quitter Terre, puis je me place dos aux jumeaux, offrant une vue parfaite sur les fesses délimitées par mon string. La musique bleue, synonymes d’effeuillage reprend place. Mes mains parcourent sensuellement mon corps qui ondoie lentement de désir. Mes pouces s’entortillent de chaque côté de mon string. J’entends Jacques beugler :

— Cornegidouille !

Lorsque le sous-vêtement est descendu de deux centimètres, l’orange revient. Ma main se saisit de la barre et me renvoie danser et tournoyer. Jésus entame son solo jovial et entraînant. Il est frustrant de longueur pour les spectateurs. Souple et légère, je m’élève en pivotant autour, emprisonnant la barre entre mon mollet et ma cuisse. Les visages statufiés ne font aucun doute sur ma beauté. Mes jambes dessinent des soleils gracieux durant les longues secondes. Je savoure la mélopée de Jésus, digne des plus grands artistes. Les notes s’accélèrent dans un élan dramatique. Dernière figure et je termine en grand écart suspendu, parallèle à la table.

Enfin, un accord annonce le retour au calme. La lumière orange s’éteint, mes pieds retrouvent le bois de la scène. Chacun retient son souffle, jusqu’à Jacques qui espère que je n’irai pas jusqu’au bout. Dans un déhanchement suave, mes doigts reviennent jouer avec les élastiques de mon string. Délicatement, mes pouces s’entortillent puis glissent sur mes jambes. Je chaloupe un pied après l’autre sous la lumière bleue, me régalant de l’air ébahis des jumeaux. Le corps brillant, éreintée, je suis tout de même satisfaite de reconnaître les dernières notes.

La lumière s’éteint. J’enfile mon string juste avant que les lumières blanches illuminent le Païen. La foule se lève dans un ban de sifflets et d’applaudissement. Les jumeaux restent affalés sur leur chaise, démolis par la beauté du spectacle.

Je pose les pieds sur la table puis dénoue les muscles tendus de mes avant-bras. Une voix s’exclame :

— Fanny ! Je veux te baiser partout !

Les jumeaux se retournent, choqués et en colère. Christophe me tend un broc d’eau. Jacques secoue la tête de dépit lorsque je croise son regard. Je sautille de victoire en lui souriant, tous les regards alors accrochés à mes seins. Jésus entonnant un air entraînant, je danse sur place, ondule, et les spectateurs accaparés ne quittent pas la taverne. Ils commandent pintes de bières et Sex on the Beach.

Comme chaque soir de représentation, les gens tardent, mais finissent par partir. Il ne reste que les jumeaux. Je déverrouille la herse, puis les rejoints.

— Alors ? Vous en avez pensé quoi ? — Ils sourient idiotement, captivés par mes seins. — Je reviens.

Je regagne l’étage, me débarrasse de mon string détrempé, fais une toilette, et enfile une chemise avant de les rejoindre. Ils sont installés à table avec Jacques et Jésus. Les yeux descendent sur mes jambes nues, le temps que je m’asseye à table.

— C’était somptueux, me dit Daniel.

— Audacieux, ajoute Urbain.

Le tavernier, un sourire en coin me regarde avec des yeux remplis de malice. Je devine que le spectacle ne lui a pas déplu du tout, mais il ne voudra pas le reconnaître.

— Combien, j’ai gagné, Jacques ?

— Euh…

Il ouvre la caisse et commence à compter et à diviser les parts selon nos nouvelles règles. Quinze pour cent pour Jésus, vingt pour lui, soixante-cinq pour moi.

— Sept mille cent cinquante francs.

Je ramasse les billets en calculant de tête par rapport au point de trésorerie que j’ai fait cet après-midi.

— Cela me fait quinze-mille quatre cent soixante-dix francs. Ça avance vite.

— Tu devrais ouvrir un compte à la banque, me conseille Jésus.

— En attendant, je vais ranger tout ça.

Je m’éloigne avec mon paquet de billets, et les langues restent muettes tant que mes jambes n’ont pas disparu de leurs regards. Depuis la chambre j’entends Jacques maugréer à mon sujet :

— Ah ! Une vraie bourrique. T’étais au courant ?

— Non, répond Christophe. On m’a juste demandé de changer la lumière à chaque accord.

— Et toi ?

— Je suis certain que tu as adoré, le chambre Jésus

— Tu devrais arrêter de la soutenir à chaque fois qu’elle a une idée, Jésus.

— Jusqu’ici, ça a plutôt bien réussi.

— Elle est immature, Jésus. Dans sa tête, comme dans son corps. Elle n’a même pas un poil, ni sous les bras, ni sur le coquillage.

— C’est vrai ?

— Oui, confirme Daniel.

— Moi, je trouve que ça rend très jolie, assure Urbain. Et en même temps, c’est moins vulgaire du coup.

— Ah ! sourit Jésus. Vous, vous avez aimé !

— Bien sûr, répond Daniel. C’était magnifique.

— Allez Jacques ! s’impatiente Jésus. T’en as pensé quoi ?

Le tavernier soupire et ouvre les mains comme pour border le débat.

— Sa souplesse est impressionnante et la nudité d’aucune femme ne me laisse indifférent. Je ne voudrais pas cracher dans la soupe, mais cette petite, j’y tiens, et… C’est l’opinion que les gens ont d’elle qui me fâche. J’ai continué à la soutenir parce qu’une partie de l’opinion la considère comme une gymnaste, pas une vulgaire catin. Mais ce soir, elle a encore titillé les limites de leur tolérance. La presse de demain ne sera pas tendre.

— Je ne me fais pas de souci, sourit Jésus. T’as entendu le triomphe ?

Plutôt que de glisser sur la barre et qu’ils comprennent que je les ai épiés, je reprends les escaliers pour revenir auprès d’eux. Jacques invente un sujet de conversation en me disant :

— Les jumeaux t’accompagneront à la banque demain, ce sera plus sûr.

Ils font ceux qui étaient déjà au courant de cette décision. J’opine :

— D’accord. Après, on ira chercher un nouveau costume.

— Allez, conclut Jacques. Buvons un coup pour nous remettre de nos émotions.

Il remplit les shooters à whisky. Nous trinquons, puis les jumeaux se lèvent comme un seul homme. Daniel prend la parole :

— Bon, nous allons vous laisser dîner. Bonne soirée tout le monde.

— Je vous raccompagne, indiqué-je en me levant.

Mes pas les suivent jusqu’à la porte puis une fois qu’ils sont sortis, je leur demande :

— Vous reviendrez me voir ?

— Demain matin, répond Daniel, pour aller à la banque.

— Je parle de venir me voir en spectacle.

— Nous préférons te voir en dehors, répond Urbain.

— Ça ne vous a pas plu ? m’étonné-je.

— Tu es très belle, balbutie Daniel. C’est juste que je ne peux pas supporter que tant de gens profitent de ta beauté.

— Pareil, répond Urbain.

Seraient-ils jaloux ? Émue par cette idée, je pousse l’interrogatoire :

— Et si je dansais que pour vous deux ?

— J’aurais l’impression d’abuser de toi, répond Daniel.

— Je ne peux dire mieux, ajoute Urbain.

Ils ont en réalité une éducation bien trop moralisatrice. Cachant ma déception, je leurs réponds avec un sourire charmeur :

— Vous êtes touchants.

Je me dresse sur la pointe des pieds, appuie une main sur leurs épaules, puis dépose un baiser au coin de la bouche d’Urbain avant de faire de même à Daniel.

— À demain, les garçons.

Je ferme la porte, puis les regarde par le carreau s’éloigner en pleine discussion.

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