21. La ville portuaire (partie 2/2)

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Deux heures sonnent dans les tours des églises de Port-Briec. Au même instant, nous faisons tinter la cloche du sanatorium. C’est la même pré-adolescente qui nous ouvre. Son jeune âge me frappe encore. Pourquoi est-elle là ? Victime des violences machistes de ce monde ? En fuite d’un mariage forcé ? Conviction religieuse ?

Nous entrons dans un corridor haut de plafond, comme s’il avait été construit pour des géants. Puis, au lieu d’avancer vers la cour intérieure, nous passons une large et épaisse double-porte. Le couloir dans lequel nous nous engouffrons donne sur des bureaux d’accueil austères qui hument la cire et le vieux bois. Notre hôtesse, nous fait signe d’entrer dans une pièce aux étagères remplies d’épais livres. Les hautes fenêtres donnant sur la rue côté Nord, apportent une clarté douce et calme. Il fait plus frais entre ces murs épais qu’à l’extérieur.

— La Mère du Sanatorium va vous recevoir. Elle connaît tous nos pensionnaires, et elle était là en 1187, elle se souviendra sûrement de votre grand-père.

Se levant de sa chaise pour nous faire accueil, une femme âgée au visage émacié se lève. Elle porte la même bure noire que les sœurs, mais une écharpe blanche repose sur ses épaules, avec le cercle et le X en son centre, représentant schématiquement la martyre vénérée.

— Bonjour Madame, bonjour Messieurs. Et bien mon fils, on dirait que la vie n’a pas été tendre avec vous.

Jésus qui se doute bien qu’on lui parle, répond avec une voix courtoise :

— L’amour de Dieu m’a permis de surmonter ces épreuves et tous les jours, il me permet d’apprécier ce qui me reste

— On m’a dit que vous cherchiez votre grand-père.

Sachant Jésus païen jusqu’au bout des moignons, j’en déduis qu’il le fait dans le but d’amadouer. Je décide également de me prêter le rôle d’une fervente croyante.

— C’est cela, dis-je. Je ne l’ai pas connu, et je le regrette, alors je me suis mis en quête de le trouver. Par la grâce de Dieu, j’ai rencontré il y a peu, un homme qui a travaillé aux chemins de fers avec lui et qui m’a dit qu’en 1187, il était au Sanatorium. Il s’appelle Augustin Lebellier.

Elle porte ses doigts à sa bouche et s’étouffe :

— Vous êtes la petite-fille d’Augustin Lebellier !

— Euh… Oui. Puisque c’est mon grand-père. Vous le connaissez ?

Elle s’assoit puis nous dit :

— Quand il est arrivé chez nous, tous les jours, il nous suppliait de le laisser partir aux Marais Rouges pour y retrouver sa femme et ses enfants.

— Je viens des Marais Rouges. Mais, il était retenu ici ?

Elle reste abasourdie en me regardant, puis finit par avouer :

— Personne ne lui connaissait ni femme ni enfant. Lorsque les chemins de fers ont fait fermer le poste d’aiguillage, il a refusé de rendre la clé. Il a fallu lui arracher de force. Il a été reçu ici pour être soigné. Et même si, après quelques jours, il semblait avoir recouvré ses esprits pour tout ce qui était des choses communes, il persistait à vouloir retourner aux Marais Rouges, retrouver cette famille qu’on croyait imaginaire.

— Merci pour nous. Et il est parti ?

— Le pauvre a tenté par de nombreuses fois… Comprenez, les chemins de fers ont toujours dit que la station des Marais Rouges était inhabitée, qu’il n’y avait nulle femme ni enfant.

— Mais j’ai grandi aux Marais Rouges, mens-je. Où est-il ? Il est encore là ?

— Hélas, je ne peux que vous apporter une mauvaise nouvelle. Votre grand-père est décédé il y a déjà quelques années. Il n’était pas très jeune et n’avait pas le goût de vivre entre ces murs.

Ma piste vole en éclat, éliminant toute difficulté à exprimer le choc. Je cherche mes mots en réalisant que je n’ai aucune autre piste que lui. Les larmes me montent aux yeux. Je n’ai plus qu’un seul espoir : qu’il ait laissé un indice.

— Il a été enterré ?

— Oui, les chemins de fer ont payé sa concession. Au cimetière de Notre-Dame-de-la-Reconnaissance.

— Et il n’a rien laissé ? Vous n’avez rien gardé de lui ? — Elle secoue la tête. — Je… Je savais qu’il y avait des risques qu’il soit décédé, mais j’avais tellement espéré le connaître.

— Mes sincères condoléances. Il n’avait à mon souvenir aucun bien personnel. Les gens qui le connaissaient disaient qu’il vivait dans la station et qu’elle était pour moitié vide.

— Mais non mais…

Mes larmes coulent. Jésus pose sa main sur mon épaule, et fait semblant d’inventer une explication :

— Peut-être était-il fâché avec ses collègues et ont-ils voulu se venger en le faisant passer pour fou. Ta famille a cru qu’il vous avait abandonnés, et comme tes parents ne l’ont jamais recherché.

J’éclate en sanglots :

— Mais tu te rends comptes que toutes ces années, on a cru qu’il nous avait abandonnés. Et il était là ! Prisonnier ! Dans une maison de Dieu !

— Je crois qu’on devrait y aller. Merci beaucoup de nous avoir aidés… enfin permis d’éclaircir l’histoire de sa famille.

— Mes sincères condoléances. Je suis vraiment navrée. Augustin Lebellier a toujours été un homme courtois que j’appréciais. Hélas, j’ai cru moi-même en sa démence.

Christophe aide Jésus à remonter sur ses épaules. Je lâche un au revoir, puis nous longeons le long couloir jusqu’à la rue. La jeune sœur nous ouvre, et le soleil m’achève. Ma seule piste ! Je hurle à pleins poumons :

— Fuuuuuuck !

Christophe n’ose pas bouger. Jésus suggère :

— Tu veux qu’on aille sur sa tombe ? Il a peut-être un message gravé sur sa stèle.

Je hausse les épaules, persuadée que non.

— Tu sais où c’est le cimetière Notre-Dame-de-je-ne-sais quoi ?

— Il suffit de demander.

C’est si simple et si naturel de demander son chemin que j’en viens à me demander pourquoi je me pose la question. Habitude néfaste de Google Maps dans une société où tout le monde se sent agressé.

Nous parvenons rapidement au cimetière, et là encore le fossoyeur nous indique où se trouve la tombe. Alors que Christophe pose Jésus et que nous nous retrouvons comme trois idiots devant la tombe d’un inconnu, Jésus dit :

— Au moins, si les gens jasent, ils ne seront pas étonnés que nous soyons ici. Tu renforces ta fausse identité.

— Pourquoi tu as dit que Dieu te donnait la force tous les jours ? Tu ne crois pas en Dieu.

— Avec ces gens-là, je préfère passer pour le mauvais croyant que le païen indigne de discussion. Et chaque fois que je parle de Dieu comme ça, je vois ma belle Mélodie nue. Et alors Dieu devient amour, beauté, éternité !

Un silence s’installant, Christophe le brise en déchiffrant la pierre :

— Augustin Lebellier, 1152-1224.

— Soixante-douze ans, calcule Jésus. Bel âge.

Moi aussi je compte les années, et l’histoire d’Augustin Lebellier me paraît encore plus sordide.

— Il avait trente-cinq ans quand ils ont fermé la mine. Ça veut dire qu’il a été interné à trente-cinq ans. Vous vous rendez-compte comme c’est ignoble ? Ça veut dire qu’il a été enfermé pendant trente-sept ans. Ils l’ont gardé prisonnier plus de la moitié de sa vie là-dedans, tout ça parce qu’il voulait retourner voir une femme imaginaire ? Et quand bien même sa femme et ses enfants étaient imaginaires, qu’est-ce que ça pouvait leur faire ?

— C’est vrai que c’est triste, acquiesce Christophe.

— Ils voulaient le protéger de lui-même, suppose Jésus.

— Bon ! Ça m’énerve ! On va où, on fait quoi ?

— Prendre des billets de trains et trouver un hôtel pour la nuit, propose Christophe.

— Allons-y, il faut que je marche. Rester ici, me rend folle. Je ne sais pas c’est quoi le pire dans cette histoire. Que je sois bloquée dans votre pays de dingues, ou que lui ai été enfermé là-dedans toute sa vie. S’ils l’avaient cru, ou juste laissé partir, il serait un grand-père heureux, il aurait partagé le secret de son appartement magique avec ses enfants et petits-enfants, et jamais il ne l’aurait mis en location, jamais je ne serais venue dedans.

— D’un côté, ça aurait été dommage, sourit Jésus par-dessus les épaules de Christophe.

Ne voulant pas les peiner, je réplique :

— Juste pour votre rencontre, c’est vrai.

— Ah ! Tu vois qu’elle nous aime bien.

— Je n’ai jamais dit le contraire, se défend Christophe.

Train réservé, hôtel booké, assise sur la plage, je regarde l’océan, aussi vaste que le temps qu’il me reste à vivre dans cet univers parallèle. Je devrais faire comme Jésus, me contenter de tout ce que la vie me laisse. Difficile de me résigner à l’idée de ne plus revoir mes parents. Ils doivent se demander quel calvaire j’endure, séquestrée par un de ces nombreux pervers ou gangs qui défraient les actualités. C’est ça le plus dur : les imaginer se ronger les sangs, ne pas pouvoir leur dire que la santé est bonne. Même en acceptant de rester coincée ici à vie, j’aimerais a minima qu’ils sachent que tout va bien.

Nous dînons à l’auberge. Elle est un peu plus sombre que le Païen, mais elle sent le bois propre et la cire. Sa salle de restaurant est petite, réservée aux voyageurs qui y logent. Hormis notre table, il y a juste un homme qui soupe dans son coin.

— Et bien l’appétit n’est pas aussi bon que ce midi, constate Jésus.

— À quoi tu vois ça ? grogné-je.

— Mon oreille a entendu que peu de coups de fourchette. Mon nez hume toujours le délicieux fumet de ton assiette.

— Tu veux la finir ?

— Donne !

Jésus se goinfre de mon plat.

— On trouvera une solution, essaie de me rassurer Christophe.

— Comment ? demandai-je.

Il hausse les épaules.

— Je suis coincée ici pour toujours. Avec Jeremiah qui essaiera un jour de se venger, si ce n’est pas un autre… ou plusieurs qui me tomberont dessus.

— Tu vois les choses en noir parce que tu es déçue…

— J’ai le seum, grave.

— On se fait un jeu de cartes ? propose Jésus en repoussant l’assiette vide.

Je souris à sa blague pour lui faire plaisir, oubliant involontairement qu’il est aveugle. C’est Christophe qui me répond.

— Il est sérieux. Il a un jeu de cartes marquées.

— Je propose une belote, renchérit Jésus.

— À trois ? m’étonné-je. Vous ne voulez pas qu’on attende d’être avec Jacques pour en faire une ?

— L’habitude d’être trois, répond Christophe.

— Et vous faites comment pour jouer à trois ?

— On enlève les sept et les huit. Et celui qui prend joue contre les deux autres. Et il n’y a que Papa et moi qui distribuons les cartes, car Jésus arrive à les sentir en même temps et connaît nos jeux quand il le fait.

— Tu connais la belote, la Punaise ? sourit Jésus.

— J’ai appris. C’est pareil dans votre monde ? Valet neuf as dix ?

L’aubergiste vient débarrasser la table.

— Ce sera tout ?

— Un petit calva pour tous, répond Jésus.

— Non merci, éludé-je.

— Il n’y a pas de belote sans calva.

— Mais je vais être saoule.

— Et alors ? Ce sera rigolo.

Le serveur s’éloigne. Christophe indique à Jésus que la table est libre, alors il sort et bat un paquet de cartes que l’adolescent coupe et distribue. En effet, il y a des poinçons dans le carton.

— Valet de cœur, annonce Christophe.

— Valet tournant, je prends, sourit Jésus.

— Il va nous mettre la misère, m’indique Christophe.

Le serveur revient distribuer les shooters de calva. La main de Jésus longe la table pour le trouver, puis il lève son verre :

— Je propose que nous trinquions en hommage à Augustin Lebellier, dont la vie de martyre devrait faire de lui un de ces nombreux saints qui composent le Grand-Livre. Paix à son âme.

— Amen, dis-je.

— Amène quoi ? s’étonne Christophe.

— Rien. C’est un mot de mon pays pour les fins de prière.

Il hausse les épaules.

— Et bien amen.

Tandis que je trempe juste les lèvres, les deux hommes se sifflent le calva cul sec. Mes yeux font signe à Christophe d’échanger nos verres. Il accepte, et sans faire un bruit, nous troquons.

Nous commençons la partie. La seule règle, est d’annoncer la carte que nous posons pour que Jésus visualise le jeu.

La prédiction de Christophe s’est réalisée, Jésus a fait sans aucun doute plus de points sur l’ensemble des vingt-quatre tours. Après un second calva, je me retrouve seule dans ma chambre d’hôtel, isolée de mes deux comparses.

Elle est exiguë, mais moins que celle au Païen. Un grand lit à rouleaux trône au milieu. Après avoir vérifié qu’aucune bête ni senteur malodorante ne se trouvaient sur les draps, j’accroche ma robe à la patère. Je m’allonge en sous-vêtements, éteins le néon, puis perds mes idées dans le noir complet. Bloquée ici pour toujours, je ne vais pas m’y faire.

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