15. La piste des chemins de fer

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Les gens finissent par partir, et la salle se vide de son brouhaha. La robe à nouveau sur les épaules, je récure les écuelles dans la cuisine, jusqu’à ce que j’entende Jacques aboyer mon surnom :

— La Punaise !

Je viens dans la salle, prête à me faire sermonner. Un grand type quarantenaire est assis au comptoir. Lorsque j’apparais, ses yeux bleus me transpercent. Il a le visage hâlé par le soleil, un cou de taureau enveloppé dans un foulard rouge, et une étoile dorée de shérif pendu à son veston noir. Pensant avoir le droit à une remontrance sur mon striptease, je baisse la tête. Il sourit :

— La célèbre Fanny ?

— Ouais, répond Jacques. Et son histoire n’est pas banale. C’est pour ça que je voulais te voir. Toi qui as bourlingué, tu as peut-être une idée pour qu’elle puisse retourner chez elle. Elle a acheté un appartement dans une ville, et elle s’est réveillée dans ce même appartement, mais au lieu d’être dans une ville, elle est dans la station des Marais Rouges. Tu as déjà eu à faire à ce genre d’histoire ?

Il écarquille les yeux avec un sourire en coin. Je devine :

— Vous ne me croyez pas ?

— Je demande à voir.

— Qu’est-ce que tu ferais, toi ? demande Jacques.

— Je ne sais pas. J’explorerais déjà toutes les pistes. Si en effet, je me retrouvais par magie dans la station des Marais Rouges, j’essaierais de connaître l’histoire de cette station. Il y a eu des agents de station, donc j’essaierais de leur demander.

— Comment je pourrais les trouver ? demandé-je.

— Au registre ferroviaire du canton. Il est à Saint-Vaast.

— Je n’y ai pas pensé, reconnaît Jacques.

— Il est où ? insisté-je.

— Tu ne vas pas sortir toute seule, pas après ta petite danse.

— Mais vous n’avez qu’à m’accompagner, au lieu de rester derrière votre bar !

— Christophe ! ! — Le fils apparaît. — Accompagne Fanny au bureau des Chemins de Fers.

Christophe opine. Je remercie le shérif puis passe le portillon battant du saloon. Le soleil aveuglant s’écrase sur mes épaules. Les rues sont pratiquement désertes. Les hommes sont retournés vaquer à leurs occupations après la messe et le soleil cognant trop pour qu’on s’attarde sans raison dans les rues.

Le bureau de chemins de fer n’est pas très loin du Païen. Nous frappons à la porte vitrée, puis pénétrons dans le bâtiment de bois clair. Le bureau d’accueil est vide. Christophe crie :

— Il y a quelqu’un ?

— Oui !

Nous nous dirigeons vers la voix nasillarde provenant de la pièce voisine. Au milieu de pièces en acier et de bidons d’huile, un petit homme rondouillard derrière son bureau lève son nez aquilin vers nous. Dans son dos se trouve un plan de la région accroché au mur. Sur un autre pan est fixé le plan d’une locomotive. Il lâche un sourire franc en se levant.

— Bonjour Christophe ! Bonjour Madame !

— Bonjour Monsieur Marielle.

— Tu peux m’appeler Célestin. Ne faites pas attention au bordel. Quand les collègues partent le matin, ils en mettent partout.

— Ce n’est pas grave. C’est normal.

— C’est ta fiancée ?

Christophe rougit.

— Non, c’est Fanny. Elle nous aide à la taverne.

— Ah bon ? Je croyais que ça ne marchait plus trop, l’affaire de ton père. Enfin je dis ça, je ne suis plus trop au courant des potins. C’est ma femme qui fait le marché, et nous n’allons pas à la messe.

— Vous non-plus ?

— Oh ! Ce sont des bandits ! Le prêtre, il ne voit que ce qui va dans le tronc de son église. Mais dis-moi ! Qu’est-ce qui t’amène ?

— Et bien c’est pour Fanny. Nous recherchons le dernier occupant de la station des Marais Rouges.

— La station des Marais Rouges ? Bon sang ! Ça fait belle lurette qu’elle est fermée. J’étais tout minot quand ils l’ont fermée ! C’est pour quoi faire ?

— Pour savoir qui c’est.

Célestin avance jusqu’à l’armoire puis en sort en registre.

— Si je dis juste, elle a fermé avant les années 90.

Il pose son registre sur la table, et ouvre les pages reprenant l’affectation des agents.

— Bingo ! Elle a fermé en 1187 ! Le dernier agent affecté était un dénommé Augustin Lebellier. Il ne doit plus être tout jeune, maintenant.

— Vous sauriez trouver où il vit ?

— Il suffit de consulter le registre des paies, mais je ne peux pas donner l’adresse d’un agent, c’est contraire au règlement.

— Ah bon ? m’étonné-je. Mais le shérif a dit que vous pourriez nous le retrouver.

— Le shérif ? — Il se gratte la tête. — Il va falloir que je consulte tout le registre des employés du canton. Et j’ai beaucoup de travail.

— Ce serait vraiment chic de votre part, insisté-je.

— Je commence à regarder à partir de demain, et je viens vous voir à la taverne dès que j’ai son adresse.

— Merci beaucoup Monsieur Célestin !

Il sourit, plutôt content de pouvoir aider, alors nous l’abandonnons à son travail.

— On peut aller à l’officine religieuse ?

Christophe hausse les épaules, puis montre du doigt la direction avant d’ouvrir la marche. La boutique se trouve à deux portes de la Goutte Blanche, dans le goulet que forme la rue sur les hauteurs de Saint-Vaast. L’étroitesse entre les murs, fait manquer de lumière à la boutique. À l’intérieur, des bougies sont allumées, et on vend principalement des crucifix. Les plus simples ressemblent davantage au logo de X-Men qu’à une croix chrétienne. Les plus grands révèlent le sens de cette croix. En effet, sur un disque en bois, une femme en toge est attachée, poings et chevilles comme à une croix de Saint-André invisible. Son visage est un condensé de souffrance.

La clochette attire une vieille femme, habillée de noir jusque dans le voile qui cache tout sauf son visage. Une croix dans un cercle pend à son cou. Elle nous jauge d’un regard méprisant.

— Bonjour Madame, bonjour Monsieur.

— Bonjour, articulé-je avec le sourire. Je suis à la recherche d’élixir de lune.

Ses yeux me mesurent de bas en haut, puis elle s’éloigne dans l’arrière-boutique. Lorsqu’elle revient avec un petit flacon, elle articule froidement :

— Vous faut-il autre chose ?

— Non merci.

— Cela fera cinquante franc.

Je pose mon billet sur la table puis questionne :

— Comment ça se prend ?

— Il suffit de le boire.

— Et ça fonctionne combien de temps ?

— Vous n’aurez plus de menstrues durant une bonne année.

— C’est génial, ce truc !

Je débouche le flacon, hume l’odeur fruitée, puis le bois cul sec.

— Ça marche au bout de combien de temps ?

— C’est immédiat, Madame.

— Et bien merci beaucoup. Je vous rends votre flacon.

Elle le fait glisser sur son comptoir, puis nous regarde quitter sa boutique. Nous entamons la descente vers le Païen.

— Elle n’a pas l’air d’aimer les étrangers, celle-là.

— Non.

— Je peux te poser une question ?

— Oui.

— C’est quoi cette femme sur les roues ?

— Ben, c’est Êve.

— Et qui est Êve ? La première femme sur Terre ?

— Non, c’est la fille de Dieu.

— Je ne connais pas votre religion, ne me parle pas comme si c’était évident. Pourquoi elle est sur une roue ?

— Et bien comme les barbares vénéraient des fausses divinités ou des animaux, Dieu a envoyé sa fille pour répandre sa parole. Sauf que les barbares l’ont attrapée et fouettée à mort. D’après papa, elle ne devait pas avoir de toge. C’est parce que ça fait mieux quand c’est accroché dans une église.

— Ça, je me doute.

— Je peux te poser une question ?

— Oui.

— C’est quoi des menstrues ?

— Et bien tous les vingt-huit jours, dans le ventre d’une femme, il y a une graine qui naît. C’est cette graine que vous les hommes, vous fécondez. Mais avant de faire naître une nouvelle graine, le ventre chasse la graine précédente en détruisant son nid, ce qui provoque des saignements.

— Et c’est douloureux ?

— Ça dépend des femmes.

— C’est glauque.

— À moi de poser une autre question. C’est quoi votre problème avec l’électricité ? Pourquoi vous ne la stockez pas pour pouvoir toujours allumer vos néons ?

— Ça ne se conserve pas.

— Et vous n’avez jamais pensé à l’utiliser pour autre chose ?

— Qu’est-ce que ça peut faire ?

— Plein de trucs. Chauffer, faire fonctionner des moteurs.

— Je ne sais pas, on n’a jamais trouvé.

— Mais ça marche comment, vos néons ?

— Et bien c’est une poudre qui s’illumine quand le courant passe dedans.

Christophe et moi discutons en errant dans Saint Vaast, et prenons notre temps avant de revenir au Païen. Lorsque nous arrivons, l’habitué de la fin d’après-midi vient d’arriver avec son fils de huit ou neuf ans qui ne dit rien, assis à côté de lui. L’homme tend la main à Christophe, puis la pose ensuite sur mon épaule pour me faire la bise.

— Bonjour Fanny.

Un peu surprise par la familiarité, je le laisse faire.

— Alors ? demande Jacques.

— Il recherche, répond Christophe. C’est un certain Augustin Bélier qui y habitait.

— Lebellier, corrigé-je. Le shérif est parti ?

— Le shérif est venu ? s’étonne le client.

— Oui, il y a eu un début de rixe, répond Jacques.

— Ils en ont parlé à la mairie. Ils ont dit que Fanny avait créé le désordre.

— La Punaise a réveillé les instincts primaires, sourit Jacques.

Voyant qu’il ne l’a pas pris mal, je me glisse dans le sujet :

— Je peux faire mieux.

— C’est-à-dire ? interroge le client.

— Attends, attends, c’est moi qui pose les questions, Baptiste.

Jacques me fixe de ses yeux pleins d’alcool. Je lui confie :

— J’aimerais faire un spectacle.

— Non mais je t’ai dit que tu n’avais pas besoin de te déshabiller pour…

— Arrête de m’interrompre. Je suis danseuse. C’est mon métier de danser ! Je te promets, que je ne serais pas plus dénudée. Mais si j’utilise des néons de couleur comme en façade et que je travaille sur la musique avec Jésus, on peut faire un spectacle. Les gens viendront me voir et consommeront de la boisson. Ce sera un bénéfice pour toi, et pour moi.

— Attends, la Punaise. Je t’ai vu te trémousser, c’est très envoûtant, je vois bien que c’est ton truc. Mais si je te laisse faire, va falloir recruter le shérif lui-même pour ne pas qu’il y ait de débordement. Je ne veux pas qu’il t’arrive malheur.

— On ne pourrait pas créer un fossé ou une cage ?

— Il suffit de demander à la forge, suggère le prénommé Baptiste.

— Mais dans ce cas, une cage avec des pieux, se moque Jacques.

— Ou juste une enveloppe de pieux, m’enflammé-je, comme une jupe. On prend la grande table qui est là, on la laisse au milieu pour que tout le monde puisse assister, avec plein de chaises. Et on met une sorte de jupe de pieux pour garder une distance. Comme ça, pas besoin de barreau. Et, le plus important, au milieu, une grande barre. Un néon sur la table, et un au plafond, avec deux couleurs très tranchées.

Mon regard croise celui de Jacques et il sourit à mon enthousiasme contagieux. Il conclut :

— Si ça te fait plaisir, je ne vais pas aller contre l’idée de donner un nouveau souffle à cet établissement. Mais il va bien falloir la payer, toute ton installation.

— Tu n’as qu’à demander aux gens de participer, suggère Baptiste. Je pense qu’il y en a plein qui avanceraient cent, deux cent francs…

— Qu’est-ce qu’ils y gagneraient ? demande Jacques.

— On peut leur proposer une avant-première en petit comité.

— C’est futé, admet Jacques.

— Il faut d’abord voir combien ça peut coûter.

— Où est la forge ? questionné-je.

— À côté de la gare, me répond Baptiste. Je vais t’y emmener.

Jacques fait un signe de tête à Christophe pour qu’il ne me laisse pas seule avec son client. Le garçonnet nous suit également, sans rien dire. Le père me dit :

— C’est Jeremiah, le fils du forgeron qui a repris l’affaire avec son cousin. Il est beau garçon et en plus, il travaille bien.

Je constate un côté un peu maniéré chez Baptiste Chevalier, et me demande s’il n’est pas un homosexuel refoulé. Sa remarque sur le fils du forgeron est un lapsus peu dénué de sens. Nos pas nous conduisent à la gare. La forge est bâtie en contrebas, derrière la voie ferrée. Dans un grand bâtiment, la chaleur semble être encore plus lourde qu’à l’extérieur. Une odeur de métal chaud me saisit les narines, tandis que plusieurs hommes s’affairent entre fourneaux et enclumes. Jusqu’ici je n'avais pas espéré obtenir plus qu’une barre fixe, toutefois des pièces articulées en acier me laissent espérer qu’ils sauront faire une barre qui pivote sur son axe. Je m’accroupis pour manipuler les deux petits bras maintenus ensemble par une rotule. Ils ont l’air solide et bien huilés. Baptiste Chevalier me montre des grilles en arcs de cercle posées contre le mur. Je m’exclame en me relevant

— C’est exactement ça, qu’il faudrait.

— Je peux vous aider ?

Le jeune homme qui s’adresse à nous est l’un des clients du Païen. Il est très grand, presque deux mètres, mais très mince, malgré les muscles dessinés sur ses bras laissés nus. Il n’est beau garçon en rien. Son visage amaigri ruisselle de sueur et un rictus dévoile ses dents abimées lorsqu’il me voit. Je prends la parole :

— Je cherche à faire une herse autour d’une table. Je peux faire un croquis ?

Il me tend une feuille et un fusain. Je dessine la table entourée de pieux, puis représente la barre de pole-dance.

— Voilà mon projet. C’est une scène. Elle est entourée de pieux d’au moins un mètre. Comme les grilles que vous avez. C’est pour que je puisse danser en toute sécurité.

Il sourit, visiblement intéressé par l’idée de me voir danser.

— Et comment tu montes sur scène ?

— Il faudra créer une trappe au plafond, et je glisserai sur la barre. Le plus important, c’est cette barre. Il faut que ses accroches soient très solides, bien fixées au plafond comme au mur, et que son habillage soit un tube parfaitement lisse et tourne librement autour. Vous sauriez faire ça ?

— Il suffit de l’insérer dans deux moyeux.

Ne sachant ce qu’est un moyeu, je précise ma commande.

— Ça doit supporter deux fois mon poids et tourner librement, sans frottement, sans faire de bruit. Et la barre lisse, pas rugueuse.

— Ça c’est dans mes cordes. Je peux faire ça avec de l’acier laitonné, mais ce sera coton à installer. Je fais ça pour l’aménagement d’un wagon.

Il me montre une barre à l’aspect cuivré. L’absence de rugosité me fait dire :

— C’est, ça, un peu plus épais. Il faut que ça soit comme ça.

Il regarde le cercle formé par mon pouce et mon index et acquiesce :

— Tout ce que tu veux.

Son menton me désigne un rack de barres prête à découper. Ma main se pose sur l’une d’elle. C’est exactement ce qu’il me faut.

— Combien ?

— J’ai les matériaux. J’ai des pièces préfabriquées pour les moyeux qui font l’affaire. Le plus dur, c’est le temps.

— Il faut que ça soit fait au plus vite pour le prochain spectacle, indique Chevalier.

— Il y a toujours moyen de s’arranger.

Il caresse mon menton, alors je chasse sa main et dis à Chevalier.

— On va voir chez le menuisier.

— Huit mille francs, rebondit Jeremiah.

— On peut payer après, en plusieurs fois ? questionné-je.

— Non.

Baptiste me fait signe de m’éloigner avec lui. Il me chuchote :

— Ne t’inquiète pas, je t’avance tout.

— Vous êtes sûr ?

— Mais oui. Avec le succès que tu vas avoir, je n’ai aucun doute.

Il retourne voir Jeremiah, tandis que je reste en retrait.

— Marché conclu. Tu passes prendre les mesures au Païen d’ici une heure, et moi je te paie.

Le tic sur le visage de Jeremiah indique combien il n’aime pas recevoir d’ordre, mais il serre la main de Baptiste Chevalier. Ce dernier risque de se retrouver le seul à l’avant-première. Tant mieux, je préfère lui être redevable qu’à des inconnus.

Nous remontons la côte sous le cagnard. Il me dit :

— Demain, nous irons voir pour les néons.

— Il me faudrait aussi de la magnésie.

— C’est quoi ?

— Une poudre pour absorber l’humidité.

— Nous irons voir le pharmacien. Je vais chercher l’argent, et je repasse. À tout à l’heure.

Il s’éloigne avec son fils, le pas excessivement motivé. Christophe et moi gagnons sans un mot la taverne. Clément, mon amoureux transi est installé à une table.

— Bonjour Fanny.

Je lui fais signe des doigts avec un sourire poli.

— Alors ? demande Jacques.

— Baptiste Chevalier a tout avancé, répond Christophe.

— Ça ne m’étonne pas.

— En tout cas, c’est un projet qui sent bon, indiqué-je.

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