11. La danse du Diable (partie 1/2)

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Avec la fatigue, j’ai bien mieux dormi ici qu’à l’appartement. Hélas, les gens se lèvent dès l’aube, ici. Au chant de cette saloperie de coq. Je me lève et m’étire. l’Estropié se redresse en baillant :

— Une nouvelle journée au Paradis !

Ma bouche est trop sèche et mon cerveau trop endormi pour parler. Je n’ai pas trop le choix des vêtements. J’enfile les mêmes qu’hier, y compris le sweat-shirt que je garde ouvert, pour masquer mes épaules si érotiques.

Je suis mon camarade de chambre qui descend sur les mains. Le fils du tavernier est en train de préparer la table.

— Salut Jésus. Tu as bien dormi ?

— J’ai la patate ! Cela faisait longtemps que je ne n’avais pas partagé la chambre avec une fille nue.

— Qui vous dit que j’ai été nue ? demandé-je.

— Mais je n’ai pas besoin de voir. La voix m’indique la jeunesse, au pas léger sur le parquet j’évalue à environ cinquante kilos, et l’absence de frottement de vêtements me révèle ta nudité. Le reste n’est affaire que d’imagination. Blonde, brune, quelle importance, du moment que j’entends l’eau qui ruisselle délicatement sur la peau.

Je ne sais pas si je dois m’être sentie épiée ou non pendant ma toilette. Christophe a assez d’imagination pour rougir à l’évocation de la scène. Il élude le sujet en me demandant :

— Avez-vous bien dormi ?

— Oui. Très bien, merci beaucoup. Je peux aller dehors ou ton père y est déjà ?

— Oui, vous pouvez.

— Non, ce n’est pas encore l’heure du caca de Jacques, sourit l’Estropié en s’installant sur le banc. Il faut qu’il mange d’abord.

Le pas du concerné résonne au-dessus de la cuisine et l’aveugle lève le doigt :

— Ah ! J’entends traîner les lacets. Il s’est levé du pied gauche, il ne faudra pas le contrarier.

Je m’éclipse un instant, et traverse le poulailler, séparé du potager par une petite clôture et un grillage fin. Les mémères à plumes me suivent, tandis que le coq me regarde fièrement depuis sa position. Enfin, je peux m’enfermer dans les toilettes. Je m’assois précipitamment sur le trône en bois sans avoir le temps de me plaindre de l’odeur. J’avais trop envie depuis hier soir. L’urine brûlante m’indique que je suis toujours déshydratée. J’emprunte une feuille de journal pliée soigneusement sur un tas. L’article traite de futurs travaux à la mairie. Je tamponne l’entrecuisse, puis jette le papier par le trou. L’avantage, c’est que le banc en bois n’est pas froid.

Les poules me regardent traverser leur territoire. Lorsque je reviens dans la cuisine, les trois hommes sont attablés, ça sent l’œuf et le bacon grillé. Le tavernier est fraîchement rasé et pose des yeux méfiants sur moi, comme s’il ne m’avait jamais vue.

— Bon… Fanny, c’est ça ?

— Oui.

— J’ai bien réfléchi à la situation, à vrai dire, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.

— Il faut juste trouver un train.

— Mais même si je te payais le billet. Qu’est-ce que je fais, moi, si tu dors à nouveau dans la rue, et que tu tombes sur des malandrins ?

— Vous ne le saurez pas.

— C’est bien ce qui me pose problème. Non, ça n’est pas une solution. Pourquoi tu ne retournerais pas d’où tu viens ? Raconte-nous un peu ton histoire.

— C’est… Je ne sais pas comment y retourner. Je me suis endormie chez-moi, dans un appartement, en pleine ville. Et je me suis réveillée dans le même appartement, mais il était à l’étage de la station des Marais Rouges. Et je ne sais pas comment inverser la magie. Je ne savais même pas que la magie existait.

— C’est un peu curieux, comme histoire, commente Christophe.

— De toute façon, je suis obligée de partir, je dois cent francs au shérif. Et à part faire la pute à la Goutte Blanche, on ne me laisse pas trop le choix. Et même là-bas, j’y suis allée dans l’espoir qu’ils acceptent une danseuse. C’est soit pute, soit rien.

— Une danseuse ? répète Christophe.

— Danseuse de charme, précisé-je.

— Bon écoute, grogne le tavernier. Le shérif, j’en fais mon affaire. Je vais payer l’amende, et c’est à moi que tu devras l’argent. Comme tu partages la chambre avec l’Estropié, je te fais cadeau du gîte. Et tu me devras dix francs par repas. Ça va pour toi ?

— Mais comment je vous rembourse ?

— Une danseuse, ça pourrait fidéliser la clientèle, suggère l’aveugle.

— T’es aveugle, Jésus. Elle est jolie, mais elle n’est pas plus épaisse qu’une punaise.

— D’où je viens, je suis top canon.

— Nous aviserons plus tard, je verrai pour faire jouer mes relations pour lui trouver un travail. Ce matin, nous allons au marché, nous allons d’abord passer par le bureau du shérif.

Chose dite, personne ne pipe mot. Tandis que Christophe commence à faire les emplettes pour le plat de ce midi, je grimpe la rue avec son père, jusque dans le bureau du shérif. La femme est seule.

— Bonjour Jacques. Tu vas bien ?

— Bonjour Antoinette. — Ils se font la bise. — Je ne dirais pas que je n’ai pas de souci. J’ai l’étrangère sur les bras, je viens payer son amende.

— Les gens vont médire.

— Qu’ils médisent ! J’ai l’habitude des ragots. Et puis la curiosité, ça attire toujours les clients.

— Ma parole, c’est une façon positive d’entendre la chose.

Il sort dix billets bleus de son veston, puis soupire :

— Une bonne chose de faite. Nous allons maintenant acheter du pain. Le bonjour à César.

— Ça marche, Jacques. Passez une bonne journée.

Nous sortons dans la rue, et je propose :

— Tu veux que je les achète ?

— Tu n’as pas d’argent.

— C’est deux francs le pain ? Il t’en faut combien.

— Dix, mais…

— Tu me donnes vingt francs, je te ramène du pain et la monnaie.

Il écarquille les yeux et sort deux billets de son veston.

— Ne va pas t’enfuir avec.

— Toutes mes affaires sont à la taverne.

— Tiens, voilà Christophe. Tu nous retrouves aux primeurs, nous serons un peu plus bas. Passe par l’arrière, sa bonne femme serait fichue de ne pas te donner le pain, juste à cause de ta réputation. Et demande bien cuit.

Ma réputation ! Toujours ma réputation. De toute façon, je ne comptais pas aller la voir. Je prends le cabas en osier, puis file directement dans la venelle. Je frappe à la porte à laquelle le boulanger vient m’ouvrir. Il écarquille les yeux en me reconnaissant. Je lui dis à voix basse.

— J’ai dix francs, et il me faut dix pains bien cuits.

— Ce n’est pas assez.

— Et si je te montre pendant trente secondes ? De là à là ?

Il me fait signe d’entrer. Il va à la boutique s’assurer que nous ne serons pas dérangés, puis revient en me disant :

— C’est bon, il y a du monde.

Je déboutonne mon pantalon, juste pour créer une ouverture échancrée qui dévoile le haut du string, puis je remonte le débardeur au-dessus du soutien-gorge. J’ondoie sensuellement, comme le contrepoids d’une horloge, très lentement pour l’hypnotiser. Les trente secondes le torturent et tandis qu’il retient sa main qui veut me toucher, je jubile, telle une gorgone venant de pétrifier un héros grec.

Je baisse mes vêtements, reboutonne mon pantalon, puis tends le billet avec mon cabas. Sa femme aux courbes rondes et charnues arrive lorsqu’il termine.

— Qu’est-ce qu’elle fait là, elle ?

— Elle est venue acheter du pain, réponds-je.

— Et elle a de quoi payer ?

Son mari sort deux billets de son tablier. Elle s’en empare et peste :

— Et qu’est-ce qu’elle va faire de dix pains ?

— Je vais le servir aux clients, voyons. Au revoir.

Mes talons se tournent dans un sourire. Enfin un homme qui aime les femmes minces ! Je me sens belle, sexy, vivante. Je retrouve Jacques et son fils en train de négocier avec le marchand de légumes.

— Non, mais je veux bien que tu augmentes le prix de tes carottes, je comprends très bien. Mais vends des vraies carottes ! T’as vu leur taille ? Même ta femme n’en voudrait pas pour se soulager.

— Jacques, je les vends au poids. La taille, ça ne change rien.

— Si ! Si, la taille ça compte. Parce que là, la taille me dit qu’elles sont desséchées et insipides.

— Goûte-les.

— Mais je n’ai pas besoin de les goûter.

— Et bien n’achète pas de carottes.

— Je fais une potée ce midi. Je ne vais pas faire ma potée sans carottes.

— T’es chiant, Jacques ! Je comprends que tu ne te trouves pas une nouvelle femme et que tu sois obligé de te taper une vagabonde.

La colère monte aussitôt au visage de mon protecteur qui clôt la négociation :

— Bon, ce qu’on fait : tes carottes, tu te les gardes, et tu te les enfonces où tu sais. Je vais en acheter chez Orvain. Lui, il est cher, mais il sait cultiver la carotte. Christophe, paie-lui ses choux.

L’homme secoue la tête et Jacques se tourne vers-moi en maugréant :

— Je ne comprends même pas qu’on puisse rater la pousse de carottes. Bon, ça s’est bien passé ?

— Impeccable. Je peux vous payer le premier repas.

Je lui tends discrètement son billet. Il dit à voix basse en descendant la rue :

— Je croyais que tu ne voulais pas donner de ton corps.

— Il ne m’a pas touchée. Et c’est Madame qui a encaissé. Elle a encaissé vingt.

— Mmmm. L’heure avance, tu vas m’aider à préparer la potée. Sinon, ça n’aura pas le temps de mijoter. Christophe, tu vas voir Orvain et tu lui prends un kilo de carottes. Et ne te fais pas avoir sur la marchandise.

Le fils dévale la rue, tandis que nous prenons la direction du saloon.

Je prends réellement plaisir à éplucher les légumes. D’ordinaire, je discutais avec ma mère, cette fois-ci, c’est en lui ayant dit qu’il ressemblait à un chanteur de mon pays qu’il m’a demandé de lui parler de moi. Sans évoquer nos différences d’époque, j’ai déballé mon sac. J’ai décrit mes parents, mes frères, mes amies danseuses, y compris mon collègue.

Une fois la potée mise à mijoter et le plan de travail nettoyé, Jacques conclut :

— Et bien quand tu t’y mets, t’es un vrai moulin à parole. T’es comme Jésus, il ne faut pas te poser une question.

— Désolée.

— Je te brocarde, la Punaise.

À son sourire, je comprends qu’il me charrie. Il désigne le seau :

— T’iras donner ça aux poules, mais avant, j’ai un truc pour toi.

— Pour moi ?

— C’est un prêt, ne t’enflamme pas. Suis-moi.

Ses pas m’invitent à l’étage. Les marches ploient sous son poids et je m’étonne qu’il n’ait jamais encore traversé l’escalier. Il ouvre la porte de sa chambre, puis tandis que je reste sur le seuil, il ouvre une penderie.

— Entre, je ne vais pas te bouffer.

— Je ne pensais pas à ça.

— Non, mais si j’avais voulu être inconvenant avec toi, je l’aurais déjà fait, non ? Tiens, regarde. C’était à ma fille. C’est la seule que je n’ai pas vendu… Je voulais, je ne sais pas. Ça me paraissait trop dur de tout vendre, il me fallait garder quelque chose, je n’ai jamais su me l’expliquer. Je commence à me dire que c’est le destin, en tout cas ça le sera si c’est à ta taille.

Il me tend une robe grise et bleue pleine de poussière.

— Je vais en prendre soin.

— Tu m’essaies ça. Le pantalon, ça ne me dérange pas, mais pour les clients, je préfère que tu sois seyante.

— À vos ordres.

Il sort de la chambre, me laissant seule et je l’entends annoncer à l’aveugle qu’il a de la concurrence en jacasseries. Je troque donc mes vêtements du vingt-et-unième siècle pour enfiler la robe grise au corset bleu pâle. Le miroir de la penderie fait effet, la robe s’arrête juste au-dessus de mes pieds. Ses manches courtes s’arrêtent au-dessus des avant-bras. Il faut croire que les coudes ne sont pas érotiques.

L’ensemble fait un peu trop sage à mon goût, et couvre le cou. Je détache mes cheveux, me peigne avec les ongles puis vais chercher mon sac pour y trouver mon mascara. Devant son grand miroir, je me maquille légèrement, juste de quoi accentuer la clarté du bleu de mes iris. Les femmes ici ne se maquillent pas, cette nuance sur les cils suffirait à me faire remarquer parmi mille d’entre elles. Remonter mes cheveux en chignon me permettra malgré tout de me fondre parmi elles. Mon hôte devrait apprécier.

À peine ai-je descendu les escaliers qu’il s’exclame :

— Là ! Là, tu ressembles à une femme… une très belle femme.

— Ah oui ! Je confirme, plaisante l’aveugle.

— Je vais voir ce qu’en pensent les poules.

Je m’éclipse vers les toilettes.

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