12. La danse du Diable (partie 2/2)

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L’heure de midi arrive, et les clients débarquent simultanément, comme des petits vieux dans une maison de retraite. Dans les premières minutes, ils ne me remarquent pas. La seule chose qui les préoccupe est de retrouver leur table ainsi que leurs amis. C’est quand je viens déposer les écuelles qu’ils lèvent des yeux troublés.

— Messieurs bonjour.

— B… Bonjour.

— Prendrez-vous une chope de cidre ou de vin en mangeant ?

— Euh…

— Prenez tout votre temps pour réfléchir.

— Du cidre.

— Je vous rapporte ça tout de suite.

Le service est deux fois plus rapide que d’ordinaire. Les épaules adossées aux chaises se tournent régulièrement pour me mater. J’espère qu’ils se disent que je peux être autre chose qu’une catin, et que les commerçants qui ont refusé de m’embaucher le regrettent.

Quelques-uns mangent au comptoir, font la conversation au patron, tandis que Jésus joue de nombreux airs entraînant sur son piano. Il a l’air de s’amuser, comme si c’était son premier jour ici. Je me rends compte qu’il dégage un bonheur de vivre qu’aucun autre dans cette salle n’égale, et c’est d’autant plus surprenant vu ses handicaps. Les tables étant pleines, je me rapproche de son piano et je me déhanche à son rythme.

Lorsqu’il termine son premier morceau, il demande :

— Ça va, Fanny ?

— Comment tu sais que c’est moi ?

— Il n’y a que toi qui sois si légère. Tu fais quoi ?

— Je profite de ta musique, je danse.

— Tu danses toute seule ?

Il a l’air réellement surpris.

— Personne ne danse seul dans votre pays ?

— Pas que je sache.

— Ben vas-y, fais-moi danser. Je danse avec ta musique.

— Rrrrr !

Il fait glisser ses doigts sur le piano et entreprend un air encore plus gai et envolé. Sa bonne humeur traverse les touches d’ivoire, percute les cordes et se répand dans la pièce. C’est un virtuose qui s’ignore.

Les écuelles se vident, les tables que Christophe n’a pas le temps d’évacuer, je les fais. Puis, je commence à les nettoyer en cuisine pendant que les clients paient un à un le patron.

Christophe vient m’aider à ranger les couverts. Lorsque la musique s’arrête, je devine que la salle est vide. Jacques entre et lâche de bonne humeur :

— J’ai cru qu’ils allaient en oublier de manger ! Ils n’avaient d’yeux que pour toi, la Punaise.

— Ils ont été surpris de ne pas voir Christophe.

— Il n’y a pas que ça. Lorsque tu gesticulais près de piano, tu leur as décroché la mâchoire.

— Je dansais juste sur place. Je n’ai rien fait de provocant.

— Non ! Je n’ai pas dit ça. Tu as été très correcte. Mais tu dégageais un truc. Même moi, je te regardais, il y avait une sorte de paix poétique qui se dégageait. Tiens, même moi, je me mets à m’exprimer bizarrement.

— C’est la musique de Jésus qui est entraînante.

— Bref. Il n’y en a pas beaucoup qui ont évoqué ta présence en partant, mais je ne doute pas qu’on les reverra demain.

L’après-midi s’amène, Christophe part s’occuper des légumes dans la serre collée au fond du jardin. Depuis la porte entrouverte, je le regarde, son torse nu finement sculpté et presque glabre. Il aurait les aisselles épilées, il serait très séduisant. Après quelques minutes de rêverie, je gagne la salle. Jésus accorde lui-même son piano. Intriguée, je lui demande :

— Tous ces morceaux, tu les connais par cœur ?

— Deux ou trois, j’ai trouvé les notes. Tous les autres, je les ai inventés. Parfois je change les notes, pour renouveler.

Quatre jeunes cowboys entrent et s’installent à une table. Jacques somnolant au comptoir, je prends l’initiative d’aller prendre leur commande. En approchant, il me semble reconnaître les jeunes soulards qui erraient près de la gare, le soir de mon arrivée à Saint-Vaast.

— Bonjour Messieurs, qu’est-ce que je peux vous servir ?

— Je prendrai bien du jarret, glousse l’un d’eux.

Piquée par le défi, je lui réplique :

— Pour voir un mollet, c’est cinq francs.

Il regarde ses acolytes, décontenancé par l’offre, puis avec un rictus, il me tend un billet. Je pose mon pied sur une chaise puis retrousse ma robe jusqu’au genou.

— Elle est toute lisse, murmure l’un d’eux.

— Pour quinze francs, je montre la cuisse.

Ils se consultent du regard, le premier dit aux autres :

— Soyez pas chien, j’ai déjà payé !

Les trois autres sortent chacun un billet de cinq francs. Je les glisse dans l’unique poche de la robe, puis remonte jusqu’en haut des cuisses. Ils sont complètement absorbés. Je la caresse de la main et minaude :

— Pour dix francs supplémentaires, je remonte au-dessus de la fesse.

Ils sortent chacun un billet de cinq francs, sans même réfléchir ni se rendre compte que j’empoche le double de ma demande. Ravie, je dévoile la fesse que le string découpe, puis laisse retomber la robe.

— Alors ? Qu’est-ce que je vous sers à boire ? Cidre.

Ils se consultent du regard mais la communication semble hasardeuse. Le meneur opine, alors je retourne au comptoir. Jacques m’octroie un regard désapprobateur.

— Quatre bolées de cidre pour ces messieurs. Et voici de quoi payer mes repas du jour.

— Tu ne devrais pas faire ça.

— Si juste montrer une jambe rapporte autant, je le fais tous les jours.

Il soupire en remplissant les verres sur un plateau que je sers, ravie de mon gain.

Le soir finit par tomber sur cette réalité. Je rince ma sueur qui a entachée ma robe durant la journée. Jésus, allongé sur le lit semble regarder le plafond.

Une fois la culotte et soutien-gorge enfilés, je m’allonge à mon tour. Dans l’obscurité, ma curiosité travaille :

— Dis-moi Jésus ?

— Mmm ?

— Je peux te demander ce qui t’es arrivé ?

— Bien sûr, tu peux.

— Comment tu as perdu la vue ?

— C’est l’amour qui m’a rendu aveugle.

— L’amour ?

— L’amour. J’ai grandi dans une ferme de la région. Et dans la ferme d’en face, il y avait une fille magnifique : Mélodie. J’avais seize ans, elle en avait presque quinze et un jour, alors que nous nous étions retrouvés en cachette dans la grange, elle a enlevé sa robe pour moi. Elle a découvert chaque centimètre de sa peau blanche et douce, de ses seins ronds à sa toison sombre. Et pour briser cet instant, son père nous a surpris.

— Il n’a pas dû être content.

— Non.

— Et il t’a crevé les yeux ?

— Lui ? Non. Il a appelé mon père pour ça. D’abord, le temps que le tison chauffe, son père l’a fouettée devant moi, jusqu’au sang. J’entends encore ses cris. Ensuite, mon père m’a brûlé les yeux avec un tison ardent.

Mon estomac se resserre.

— Je ne sais pas comment tu fais pour avoir toujours l’air de bonne humeur.

— Chaque matin, je revois sa silhouette nue et son sourire d’ange qui dit combien elle m’aimait.

— Qu’est-ce qu’elle est devenue ?

— Un mois après, elle est venue me trouver en cachette. Son père lui avait trouvé un fiancé. Et, elle ne voulait pas lui laisser sa première fois. Alors nous avons fait l’amour. Pas besoin de voir pour sentir son odeur, toucher sa douceur et savourer cet instant délicieux. Avant le lever du jour, elle est partie annoncer à son futur époux qu’elle n’était plus vierge. Je ne sais pas comment il l’a pris, car je ne l’ai jamais revue. Ne pas avoir de ses nouvelles, ça a longtemps été une torture.

— J’imagine. Et du coup, tu as dû avoir envie de quitter la ferme.

— Ben, pour aller où ? Même aveugle, je pouvais effectuer des tâches. Ma mère me guidait, je l’aidais dans beaucoup de tâches.

— Et tes jambes ? Comment c’est arrivé ?

— Quelques années après. Des petits cons m’ont fait une blague, et je suis tombé de deux étages. Ils ont bien rigolé. On a été obligé de m’amputer.

— Du coup, comment t’es arrivé ici ?

— Après l’accident. Un aveugle cul de jatte, ça ne peut définitivement pas servir à la ferme. Sans nouvelle de Mélodie, j’ai pris mon baluchon, et je suis partie mendier sur le bord des routes. Jacques a croisé ma route, et il m’a pris sous sa protection.

— Ça ne me surprend pas trop de lui.

— C’est l’homme le plus généreux du monde. Je lui dois tout.

— Ton histoire est horrible.

— C’est la vie. La vie est dure, la Punaise.

— Je devrais m’estimer heureuse, avec mon histoire.

— Je peux te demander quelque chose ?

— Oui.

— Est-ce que je peux toucher ton visage. Pour me faire une idée.

— Bien sûr.

Je descends de ma couchette, puis m’agenouille. Il se redresse et laisse mes mains guider les siennes. Ses pouces passent avec légèreté sur mes sourcils, suivent l’arrête de mon nez, puis effleurent ma bouche avant de longer la ligne de mon menton. Ses mains se posent sur mes épaules puis se retirent brutalement comme s’il venait de se brûler.

— Mais t’es toute nue !

— Mais non, je suis en sous-vêtements, ris-je.

— Et donc, tu es châtain ?

— Oui. J’ai les yeux bleus. Et j’ai un tatouage à l’aine, côté droit.

— C’est quoi comme tatouage ?

— C’est un casque de cosmonaute mort.

— C’est quoi ?

— C’est… C’est un homme ou une femme dans une sorte d’armure qui vole de la Terre jusque sur la Lune.

— Ça existe, d’où tu viens ? Ou c’est un conte ?

— Non, ça existe. En fait, j’avais fait une fleur quand j’étais jeune. Et on m’a fait comprendre qu’un tatouage de fleur à cet endroit, ça faisait actrice porno.

— Actrice quoi ?

— Pute. Du coup, j’ai fait changer le tatouage, en ajoutant un casque de cosmonaute brisé et la fleur elle s’enveloppe autour. Et on voit le crâne du cosmonaute dans le casque.

— Mais pourquoi un tatouage représentant un mort ?

— En fait, c’est symbolique. Quand j’étais petite, je voulais devenir cosmonaute. Mais il faut être très intelligente, avoir des notes extraordinaires à l’école et c’est un rêve que j’ai un peu oublié. Donc c’est une sorte de rêve mort. Et la fleur, c’est celle du premier tatouage, mais ça laisse entendre que c’est un rêve enraciné profondément, et aussi que le temps s’est écoulé depuis. J’aime bien les symboles. Mon bracelet en a plein. Tiens — Je pose mon poignet dans sa main. — C’est un bracelet avec des charms. La clé représente ma nouvelle vie, mon déménagement. Il y a le casque de cosmonaute qui représente mes rêves, et il y a le parchemin qui représente mon diplôme, et les ballerines qui représentent ma passion pour la danse.

— C’est charmant comme bijou.

— Voilà. Nous avons fait plus ample connaissance.

— Ravi de t’avoir ici en tout cas, ça change notre quotidien.

— Merci. Je suis contente que vous m’ayez accueillie. Sans quoi, je crois que je serais morte de faim ou contrainte de me prostituer.

— Ça aurait été dommage.

Je rejoins mon lit.

— En effet. Bonne nuit Jésus.

— Bonne nuit Fanny.

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