10. La voiture pour l'aventure (partie 2/2)

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J’ai parcouru toute la ville à la réouverture des boutiques. J’ai croisé trois fois les adjoints du shérif qui ne m’ont pas adressé la parole. Personne n’a voulu de moi. Ma réputation de catin semble grandir en disproportion au fil des heures et des ragots. Je suis revenue vers le Païen, seul lieu en dehors du bureau du shérif à m’avoir octroyé un échange potentiellement amical. Le patron m’interpelle avec sa grosse voix bourrue lorsqu’il m’aperçoit :

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Je voulais savoir si vous n’aviez pas un peu d’eau ?

— Tu veux vider mon puits ? Ne te méprends pas. Ce n’est pas parce que j’ai eu une once de pitié à l’heure de la messe que j’ai envie de te voir mendier ici. Je ne fais pas la charité, ici, même l’Estropié paie sa part. —Le pianiste qui n’a pas bougé lève la main. Il a l’air aveugle. — Pourquoi t’es pas descendue à la rivière si t’as soif ?

— Je cherchais du travail.

— Pour faire la puterelle, je te conseille d’aller voir à la Goutte Blanche.

— Merci, on me l’a déjà conseillée.

Je quitte l’établissement, désespérée. Je suis affamée, et déshydratée. J’ai la langue pâteuse, les lèvres sèches. Je décide donc de descendre la rue. Ça me mènera bien à la rivière.

Quelques minutes plus tard, j’ai trouvé la rivière que je remonte jusqu’au point le plus haut pour éviter de boire les déjections que les gens jettent. Je m’allonge et plonge la tête entière. Après cinq pleines gorgées, je poursuis jusqu’aux buissons. J’enlève mon sweat-shirt et me plonge entière dans l’eau.

— Fuck ! Ça fait du bien !

Je reste assise dans la vase jusqu’à ce que la faim me rappelle qu’il me reste une conserve de cassoulet. Je m’installe donc au bord de la rive et, sors ma fourchette du sac pour m’offrir cet avant-dernier repas froid.

Il est évident que je ne trouverai pas un travail convenable. Il me reste deux options. Trouver une autre ville dans laquelle ma réputation n’a pas encore été faite, ou me prostituer. Les rumeurs voyageant sans aucun doute par le train, si je devais aller dans une autre ville, il me faudrait changer de look, de prénom, et prendre le premier train. Vendre mon corps à des types sans hygiène, dans un monde sans préservatif, sans façon. Mais peut-être acceptent-ils les danseuses. Ça serait tout à fait dans mes cordes.

Je prends donc la direction de la Goutte Blanche, dont j’ai aperçu l’enseigne lors de ma tournée des commerçants. Le bâtiment est sur les hauteurs à l’Est, en bout d’une ruelle comprenant des petits restaurants et un droguiste.

Dans les films, quand les personnages sont transportés dans un autre monde, ils sont destinés à devenir roi ou reine, à renverser l’ordre des choses. Moi, ma destinée me conduit vers une maison de passe. Cela ferait une bien piètre audience. Je sonne à la cloche et une maquerelle blonde habillée d’une très belle robe, m’ouvre.

— Bonsoir Fanny, nous ne nous attendions plus à te voir.

— Vous connaissez mon prénom ?

— Tu t’es présentée à toute la ville.

Elle ferme la porte derrière-moi. La maison pue l’encens pour y dissimuler l’odeur de sueur et de sperme. Un homme élégant, aux cheveux plaqués en arrière s’avance vers-moi.

— Sois la bienvenue. Ernest Paul, propriétaire et administrateur de la Goutte Blanche, ravi de faire ta connaissance.

— Je viens juste prendre des renseignements.

— Et je suis tout à ta disposition. Puis-je t’offrir un verre ?

— Non merci.

Un verre d’eau sinon de désinfectant m’aurait intéressée, mais aussi charmant paraît-il, je n’ai aucune confiance en un proxénète. Il m’invite néanmoins à passer dans le salon étroit d’où part l’escalier. J’observe un étrange néon blanc dont la lumière vacille au-dessus de nos têtes. C’est donc à l’éclairage que servent les éoliennes. La femme sert un alcool blanc à l’homme, sans qu’il n’ait à préciser ce qu’il désire. Il me demande de but en blanc :

— Es-tu vierge ?

— Je suis taureau.

Il a un rictus de surprise, suivi d’un rire amusé.

— Païenne férue d’astronomie ?

— Pas particulièrement.

— Je demande si tu es vierge, simplement parce que la virginité se vend à prix d’or. Ça laisse même l’occasion de choisir qui a l’honneur tant les propositions peuvent être nombreuses. De quoi payer ton amende, un bel appartement et repartir de zéro. Mais si tu es une gourgandine…

— Je ne le suis pas, tranché-je. Ni vierge, ni gourgandine.

— Qu’est-il arrivé à ton mari ?

— Il est devenu inintéressant, et je suis partie avant le mariage. Je ne suis pas venue vendre mon corps. Enfin, je veux dire, pas au sens où vous l’entendez. Je suis venue vous demander si vous recherchiez des danseuses.

À nouveau, il a un rictus étonné suivi d’un rire :

— Des danseuses ? Pourquoi des danseuses ?

— Des danseuses à demi-vêtues, juste pour appâter, donner l’envie, et augmenter vos profits. Je danse en sous-vêtements par exemple ici, j’érotise, et vos clients ont encore plus envie de consommer, et sont plus rapides à la détente.

— Loin de moi l’idée de préjuger de tes charmes au travers de ces guenilles, mais du peu que j’en aperçois, tu n’as ni hanches et ni assez de poitrine. J’ai des filles de quinze ans qui ont de plus beaux atours à offrir à leur clientèle. Quand bien même tu avais le corps le plus parfait du monde, ce que l’homme voit et désire, il veut le concrétiser. Que se passerait-il si je disais à un client dont tu deviendrais le fantasme : regardez mais ne touchez pas ? Il profiterait d’une journée où tu serais chez toi, loin de mes hommes qui assurent la sécurité de cette maison. Ensuite, il concrétiserait son fantasme de force, sans avoir à te payer.

— Vu comme ça, c’est… insensé, en effet.

— Il est dans la nature de l’homme d’avoir des pulsions et de les soulager. Même Dieu ne saurait envoyer au Purgatoire un homme qui a cédé à une tentatrice zélée.

— Et bien, je n’ai qu’à me trouver un autre travail.

Il me répond lorsque je me lève :

— J’ai une proposition. Malgré cette silhouette peu attrayante, tu as un très joli visage, et ta réputation attise tant la curiosité, qu’il y a quelques personnes qui seraient prêts à payer. Si tu commences ce soir, je paie moi-même l’amende…

— Je vous interromps. Cela ne m’intéresse pas.

— Ici, tu es protégée, bien traitée. Vas-tu dormir dans la rue, à la merci des vagabonds et des brutes éméchées ?

— Si mon sort vous soucie tant, hébergez-moi. Mais ce sera sans contrepartie. Et ne vous inquiétez pas, étant donné que tout le monde ici pense que je ne vaux que pour faire la pute, je quitte la ville.

— Ne crachez pas sur le métier honorable que font ces femmes !

Il désigne du doigt la blonde soumise. Je quitte la pièce sans répondre. Nous ne venons pas du même monde. Je n’ai plus qu’à retourner près de la gare, attendre le prochain train, et monter en catimini.

La nuit noire est tombée. Accroupie derrière une maison bâtie le long des quais, je soulage ma vessie. Un groupe de jeunes cowboys alcoolisés zonent sur les quais en s’esclaffant. Inquiète, je m’immobilise et retiens ma respiration.

— Allez ! Raconte-nous !

— Quoi ? Il n’y a rien à raconter.

— Tu l’as baisée ou pas ?

— Je prends mon temps !

— Ha ! Ha !

— T’es encore puceau, je parie !

— Demande à ta mère, si je suis encore puceau !

Ils se bousculent. Profitant du brouhaha, je contourne la maison. Le groupe a l’air de s’éloigner. Dans leur dos, je traverse les voies, puis remonte vers la ville. Les néons par les fenêtres des habitations apportent un éclairage rassurant, qu’il n’y a pas en bas de la colline. Incapable de me sentir à l’aise dans les rues désertes, à croiser des chats sauvages et des chiens errants, je rejoins le centre de la ville. Inévitablement, l’immense néon jaune sous la devanture du Païen me fait l’effet d’une chaleur protectrice. Si je dois passer la nuit, ce sera là, où il y a du monde, là où si je crie au secours, quelqu’un viendra, à coup sûr le gros tavernier.

M’allonger sous le porche, comme une SDF, ça me file le seum. Inévitablement, je me mets à pleurer.

Alors que je somnole, me servant de mon sac comme oreiller, je savoure à peine la baisse des températures. Mes larmes ont séché mais, je ne cesse de me demander ce que j’ai fait pour mériter ce sort. J’ai toujours été respectueuse, j’avais trouvé un travail, un appartement, peut-être même un conducteur d’engin prêt à me passer la bague au doigt. Pourquoi ? Qu’ai-je fait ou pas fait pour me retrouver coincée dans cet enfer ?

— Dégagez !

La voix bourrue du tavernier me fait sursauter. Trois jeunes hommes s’en vont :

— On la regardait juste !

— C’est ça ! Que je vous y revois tourner autour, et vous expliquerez ça à vos mères.

— Va te faire foutre Jacques ! Ce n’est pas tes oignons, cette fille.

Ils s’éloignent quand même, et lorsque mes yeux se posent sur le tavernier, je vois qu’il tient une carabine. Nos regards se croisent dans un soupir de lassitude.

— Allez, rentre gamine.

— Merci beaucoup.

— Je te préviens, je te file le gîte pour cette nuit, mais pas le couvert.

— Vous êtes gentil. Ne vous inquiétez pas, je monte en douce dans le prochain train, et vous ne me verrez plus jamais.

— Christophe va t’installer un vieux matelas dans la chambre de l’Estropié. Avec lui, tu ne crains rien. Pour ce qui est de monter en douce dans le prochain train, si tu n’as pas de quoi payer, l’adjointe du shérif ne va pas te faire de cadeaux. Elle est tout le temps à la gare.

— Alors faut que je trouve un endroit où il ralentit.

— Tu veux aller où ?

— Je n’en sais rien. Dans une ville normale.

— Qu’est-ce que t’appelle une ville normale ?

— Une ville où on ne me prend pas pour une pute.

— Ça va être difficile.

— Je suis en pantalon long, je porte un sweat-shirt super chaud, je porte une casquette, je pue la transpiration, et tout ce que tout le monde trouve à me dire, c’est : va à la Goutte Blanche.

— Ne te mets pas en colère, gamine.

— Désolée, mais c’est juste que j’en peux plus.

Des sanglots m’échappent. J’essaie de cacher mon visage. Il me prend contre lui et me tapote l’épaule.

— T’es fatiguée, c’est normal. Christophe, prépare-lui de quoi faire une toilette. Tu veux un verre d’eau ?

J’opine du menton en essuyant mes larmes. Je n’avais pas été à bout comme ça depuis des années. J’hésite :

— Vous, ça vous dérange si j’enlève, qu’on voit mes épaules.

— Non, et Jésus, il ne voit rien.

— Non, je confirme, répond le pianiste.

Avec soulagement, je pose la casquette sur le comptoir et dévoile mon débardeur bleu. Le tavernier grogne après son fils :

— Christophe ! Ferme ta bouche, et va préparer la chambre.

Drôles de prénoms, songé-je pour une civilisation qui n’a pas connu Jésus Christ. Mon hôte attend que j’ai bu mon verre, puis me dit :

— Bon, la nuit est déjà bien entamée. Je te fais visiter.

Il m’emmène en cuisine. Un couloir la sépare d’une porte donnant sur un jardin avec des poules et une petite cabane au fond pour mes envies nocturnes, comme il dit. Du même couloir monte un étroit escalier particulièrement grinçant. Il y a trois chambres. Celle de son fils, la sienne, celle de l’aveugle, et un débarras.

— On discutera de ton avenir demain, dors bien.

L’escalier grince, et le pianiste arrive alors. Je découvre qu’il n’a presque plus de jambes. Il marche sur ses mains robustes. Il sait néanmoins où nous sommes car il questionne sans me regarder :

— Qui entre en premier dans la chambre ?

— Lui, au moins, il ne s’offensera pas que tu montres une épaule. Bonne nuit.

Le tavernier attend que je sois entrée dans l’étroite pièce. Un petit néon blanc au-dessus de la porte illumine la pièce. L’aveugle a un matelas posé au sol, et une bassine pour la toilette a été placée sur le parquet. La mienne est posée sur un secrétaire, et mon matelas sur un meuble bas sous la fenêtre.

L’Estropié ferme la porte, alors je lui demande :

— Tu ne vois vraiment rien ?

— Un grand flou, plus ou moins lumineux.

Il cligne des yeux quand il parle. De base il n’est pas bien grand, il a un crâne très rond et lisse, pourtant un bouc grisonnant entoure son menton en galoche. Il ôte sa chemise, dévoilant un corps puissamment musclé, puis il s’allonge sur son lit avant de soupirer :

— Si je ronfle, tu siffles.

J’ôte mon pantalon sans qu’il ne cille. Ça fait bizarre. Je préfère me mettre dos à lui pour faire ma toilette, avec la pierre de savon qui m’a été laissée. Je nettoie mes sous-vêtements, et j’enfile ceux de tissus jaune et de dentelle noire, puis je me couche ainsi. L’Estropié ne disant pas un mot, je choisis de ne pas lui demander comment il a perdu la vue et ses jambes. En quelques minutes, je m’endors.

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