9. La voiture pour l'aventure (partie 1/2)

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Il a plu un peu cette nuit, le ciel est encore gris, mais les températures restent lourdes. C’est la déprime totale. Je ne parviens pas à prendre une décision cartésienne. Toute ma vie, j’ai su peser le pour et le contre, faire des choix sensés, même dans mes pires dilemmes, y compris à l’encontre de mes propres sentiments.

Partir avec des vivres le long des rails et marcher trois jours s’il le faut est à moyen terme, l’unique solution. Sans plus d’autonomie, mon appartement va devenir une prison. Mais je reste pétrifiée par l’idée que la magie puisse s’inverser en mon absence.

Cependant, il faut bien que je me rende à l’évidence. Mes parents ont dû forcer la porte de l’appartement, peut-être même avec le concours des gendarmes. J’ignore ce qu’ils y ont trouvé, mon cadavre ou une place vide. Mais la seule vérité, c’est que l’aide ne viendra pas de l’extérieur. Dimanche dernier, un train est passé le matin. Si les chemins de fers sont réguliers, un autre repassera, sinon demain sur le rythme d’un tous les deux jours.

J’ai mis un short en toile très court, et un débardeur bleu fluo. Un pantalon long dans le sac si jamais les températures venaient à fraîchir, avec mon sweat-shirt et deux rouleaux de papiers toilettes. Quelques sous-vêtements de change, du doliprane, des pansements et des serviettes hygiéniques s’y ajoutent au cas-où. Mes deux dernières conserves sont lourdes mais vitales, et j’ai rempli une bouteille avec l’eau de la citerne.

Queue de cheval, casquette sur la tête et running aux pieds, je verrouille la porte de l’appartement. Cela me fait bizarre de quitter cette micro-gare. J’ai l’estomac noué. Mes pas montent l’escalier, puis sous le soleil, je guette l’arrivée du train du matin.

Ponctuel, le panache de fumée ne tarde pas à apparaître à l’horizon. À l’approche de l’aiguillage, il ralentit comme à chaque fois. Je descends les marches, puis monte en équilibre sur la rambarde. Les cheminots ne m’aperçoivent pas car la locomotive ne ralentit pas davantage. Je vais devoir bien me jeter dans le vide. Impossible de prendre le risque entre deux rames. Sans prêter attention aux visages des passagers absorbés dans leur discussion, je guette l’arrivée de la dernière voiture. Le bruit des roues sur les rails semble donner le rythme. Le wagon à bétail en bout de train passe à ma hauteur. Aussitôt, mes mollets me projettent vers l’échelle à l’arrière. Elle m’entraîne brutalement, ma main exercée à la barre de pole-dance tient bon. Mes genoux heurtent le fer forgé, mes bras se nouent aux barreaux. Je n’aurais jamais cru que la danse me servirait dans cette situation.

Le train poursuit sa reprise de vitesse et m’emmène à travers les marais, loin de la station, loin de toute possibilité de retour, loin de tout espoir de revoir ma famille.

Après plusieurs longues minutes inconfortables, un nouveau ralentissement se produit, là où je m’étais arrêtée lors de ma première excursion. Le train s’engage sur le pont, puis accélère une fois la ligne droite entamée. Je me penche pour sentir l’air glisser sur mon visage. Fuck ! Ça fait du bien ! Le pont se termine, le train quitte les marais pour trouver des champs enherbés, bordés de petites haies. Des moutons paissent en toute liberté, éparpillés par petits groupes.

Alors que mes coudes commencent à être meurtris, la silhouette d’une ville sur la colline se dessine. Des éoliennes se dressent sur chacun des toits des bâtisses de pierres. Enfin, la civilisation ! Mon cœur bat de joie à cette simple vue. Malgré l’inconnu, c’est d’un réconfort total. Pourvu qu’ils parlent français ou anglais, espagnol à la rigueur.

Longeant la colline, le train ralentit doucement, passant à distance des premiers villages de maisons en bois sur pilotis. Puis, il parvient au pied de la colline, à la gare principale. Sur le fronton du bâtiment est inscrit en grand « Gare de Saint-Vaast. » Des hommes coiffés de chapeaux, chemises fermées regardent leurs montres à gousset. Des femmes portant de grandes robes austères, patientent sur le quai, droite comme des I, celles têtes nues, se protégeant d’une ombrelle. Toutes sont couvertes jusqu’à la nuque, et je plains combien elles doivent avoir chaud. On se croirait au dix-neuvième siècle. Le train s’arrêtant, je saute sur les rails pour gagner le quai. Une voix de femme s’exclame aussitôt :

— Oh !

Je tourne sur moi-même avant de voir la petite femme en question, plus petite que moi un grand chapeau sur ses cheveux attachés, et un long manteau noir arborant une étoile de shérif argentée.

— Mais tu es complètement allumée ? !

Je suis pétrifiée par la colère qu’elle dégage. Je peine à balbutier. Je lève mes lunettes par politesse.

— Qu… Qu’est-ce que j’ai fait ?

— Mais, ma parole ! Tu veux te faire violer ?

Paume vers le ciel elle désigne mon corps. L’interpellation attire les yeux curieux. Les femmes qui montent dans le train me regardent de désapprobation. Les hommes restent neutres dans leur position, mais leurs iris étincelées ne me quittent plus.

— Je… Je peux mettre un pantalon, je ne savais pas…

— Elle ne savait pas ! répète la femme shérif. Ben oui, mets-le !

Je pose mon sac sur les planches, non sans trembler, et je déboutonne mon short, ce qui la fait bondir :

— Mais qu’est-ce que tu fais ?

— Ben il faut bien que j’enlève le short pour mettre le pantalon.

— Mais t’es givrée, ma parole !

J’éclate en sanglots :

— Mais je ne sais pas, je ne suis pas d’ici ! Tout le monde s’habille comme moi, d’où je viens !

Surprise par mes sanglots, elle pose sa main sur mon bras, et prend une voix douce :

— Calme-toi ! Nous allons aller dans la gare, et tu vas mettre ton pantalon.

Elle ramasse mon sac et referme ses doigts sur mon bras. Nous entrons dans le bâtiment, et elle s’exclame :

— Tout le monde dehors !

Personne ne dit mot. Les femmes et hommes qui attendaient à l’ombre se dispersent et le guichetier moustachu ferme son comptoir. L’autorité que détient la femme shérif va au-delà de ce que sa voix dégage. Je déchausse mes tennis et ôte mon short, ce qui me vaut des yeux ronds juste avant qu’elle détourne le visage. Lorsque son regard revient à moi, que mon pantalon est enfilé, elle soupire :

— Et pour cacher tes épaules ? Tu as quelque chose ?

— Oui, mais il fait chaud.

— Il fait chaud ? Et c’est une raison pour se vêtir comme une catin ? — Sans un mot, j’enfile mon sweat-shirt. — Parfait, allons au bureau.

Nous quittons la gare, elle fait signe au guichetier qu’il peut retourner à l’intérieur. Les badauds me dévisagent, simplement parce que je ne suis pas habillée comme eux. La femme shérif nous fait traverser la voie ferrée, et nous grimpons dans les ruelles qui garnissent la colline. À l’instar de la station des Marais Rouges, nombreuses façades de pierre sont enduites de blanc, et réfléchissent le soleil pour apporter de la clarté. Si les ruelles sont bâties à même la terre, les artères principales que nous traversons sont pavées. J’en prends plein la vue lorsque nous parvenons à la rue commerçante. Tailleurs, barbiers, épiciers se côtoient les uns contre les autres. Les boutiques sont toutes surmontées de deux étages d’habitations. Quelques chiens gardent les devantures en tirant la langue, certains hommes dominent la foule sur de petits chevaux, et quelques mouettes crient que la mer n’est pas loin.

L’ascension m’a scié les jambes, je dégouline sous mes vêtements, et c’est avec soulagement que j’entre dans le bureau du shérif. À l’intérieur, un petit homme d’une trentaine d’année, enferme un prisonnier. Il porte un veston noir par-dessus sa chemise, arborant la même étoile que la femme qui m’a interpellée. Un revolver repose contre sa jambe. Lorsqu’il se découvre et pose son chapeau sur la patère, il dévoile un front proéminent. Ses yeux cernés me photographient deux secondes. Mon accompagnatrice découvre ses cheveux châtains tenus par un chignon qui retombe sur sa nuque, avant qu’elle n’enlève sa grande veste. Elle me fait signe de m’asseoir devant le bureau où elle prend place. Je plie mes lunettes en m’asseyant. Timidement, je demande :

— Je peux enlever mon haut ?

La femme s’esclaffe :

— Pour toi, le bureau du shérif, ce n’est pas un lieu public ?

— Je suppose.

— Ben tu as ta réponse. Chez toi ou dans une maison de passe, chez Pierre, Paul ou Jacques, tu fais ce que tu veux. Pas ici, ni dans notre ville. Tu sais où je l’ai ramassée, César ?

— Non, répond l’homme.

— À la gare. Elle ne portait pas de veste, tu lui voyais tous les bras, jusqu’aux épaules. Mais les épaules entières !

— Et ben !

— Attends, je t’ai gardé le meilleur : un pantalon, coupé à ras l’entrecuisse. Tu lui voyais toutes les jambes.

— Et les cuisses aussi ?

— Je te le dis ! Une folle !

Elle secoue la tête, puis pose un regard agressif sur moi.

— Nom de famille, prénom.

— Gaultier, Fanny.

— Tu sais pourquoi tu es ici ?

— Parce que mes vêtements sont trop courts ?

— Ah ! Pour le peu qu’ils cachent, je ne sais pas si on peut appeler ça des vêtements. Atteinte à la pudeur. C’est un premier rappel, je suis gentille, l’amende est de cent francs. Et comme, je suis d’humeur excessivement gentille, je ne vais pas te demander ton billet de train.

— Je n’ai pas de quoi payer, je ne suis pas d’ici. Je n’ai pas de francs.

— Et bien on va vérifier.

Elle fait signe à l’homme d’ouvrir mon sac. Il le renverse sur son propre bureau. Evidemment, la première chose qu’il en sort, ce sont mes sous-vêtements à dentelle noire et soie jaune fluo.

— Fichtre !

La shérif me cingle :

— Et bien ! Prête pour le racolage, on dirait.

— C’est juste mes vêtements.

— Ecoute. Tu peux bien faire ce que tu veux…

— Je vous assure, je ne suis pas une pute !

— Tu fais quoi dans la vie ?

— Je… Je travaille avec un marchand, je l’aide à négocier les prix avec ses clients.

— Avec une telle tenue, ses clients doivent avoir la gorge trop sèche pour négocier.

L’homme sort ma carte d’identité de mon portefeuille :

— C’est super bien fait. La photographie est d’une netteté ! Et je m’y connais. Et on a toutes les informations. Gaultier, Fanny. Date de naissance, 9 mai 1997 ? Quel calendrier utilise-t-on d’où tu viens ?

— Le calendrier après la naissance de Jésus Christ.

Ils échangent un regard en faisant une moue. À l’évidence, aucun d’eux n’en n’a jamais entendu parler. Le prénommé César range la carte :

— Et quel âge as-tu ?

— Vingt et un.

— Donc née en 1207.

La femme reprend la plume et l’ajoute sur le registre. Je ne suis donc pas prisonnière d’un voyage temporel, car leur civilisation ressemble plus à celle des années 1800. César poursuit l’interrogatoire :

— Pas mariée ? — Je secoue la tête. — Il va être temps. Et en effet, des pièces, mais pas de francs. Elles sont belles.

Il fait tourner les euros dans sa main.

— Je peux en garder une ?

Je hausse les épaules, elle n’a aucune valeur ici. Et puis me mettre bien avec les shérifs, c’est mieux.

— Si je ne peux pas payer avec, ça ne me dérange pas.

Il regarde mon téléphone sans poser de question, puis range mon sac en pliant soigneusement mes affaires. La femme conclut :

— Bien. Il n’y a rien là-dedans qui puisse valoir quelque chose, donc je note que tu as une dette de cent francs. Le shérif revient dans trois ou quatre jours. Si tu n’as pas de quoi payer d’ici là, tu as intérêt à avoir quitté la ville.

— Vous savez si quelqu’un recherche une employée ?

— Tu demandes aux commerçants, mais je ne veux pas te voir tapiner dans la rue. Pour ça, tu vas à la Goutte Blanche, c’est une maison sérieuse.

— Je ne suis pas une pute. Je vous jure.

— Ramasse ton sac, et reviens me voir quand tu as de quoi payer ton amende.

— Je peux vous poser une question ?

— Vas-y.

— Est-ce qu’il y a déjà eu d’autres gens comme moi qui sont venus ?

— Ça non ! On s’en souviendrait tous, ma parole !

— Merci Madame.

Je récupère le sac que me tend l’homme, puis je quitte l’office. Le soleil m’aveugle, je chausse mes lunettes noires et masque mon désespoir. Est-ce qu’il est facile de se faire cent francs en quatre jours dans ce monde ? Le point positif de la situation, c’est que j’ai trouvé la civilisation, et j’ai quelqu’un vers qui me tourner en cas de problème. Sous ses airs durs, la femme à l’étoile me semble assez compréhensive. Cela n’a pas l’air d’être le cas du shérif en chef dont elle m’a parlé.

La rue a l’attitude hostile, les regards me désignent tous comme une étrangère. Je suis la seule à porter une casquette, des vêtements étranges. L’odeur du cheval remplit l’atmosphère lourde, et les mouches se prennent pour des vaisseaux de la guerre des étoiles en se poursuivant dans le caniveau central.

Je suis jolie, vendeuse de profession, j’ignore pourquoi je ne saurais pas m’adapter. D’instinct, je me dirige vers le tailleur, un homme mince à l’air affable et bien soigné. Lorsque j’approche, il dévisage mes frusques. J’ôte mes lunettes pour qu’il puisse voir mes yeux, puis l’interpelle avec un sourire naturel, et charmeur.

— Bonjour.

— Bonjour Madame. Que puis-je faire pour vous ?

C’est bien la première fois qu’on ne m’octroie pas un Mademoiselle. Evidemment, ici, il semblerait qu’on me considère déjà comme une vieille fille.

— Permettez-moi de vous importuner. Je m’appelle Fanny, et je viens d’arriver en ville. Je suis actuellement à la recherche d’un travail. J’ai…

— Je n’ai besoin de personne.

— Pas grave. Je vais tenter plus loin. Vous ne connaitriez pas quelqu’un qui cherche une petite main ou une vendeuse ?

— Non, désolé.

— Au revoir Monsieur.

Bredouille, j’évite le barbier, car je ne saurais pas raser un homme avec les lames qu’ils utilisent. Je m’arrête à l’épicier, et m’adresse à la femme robuste en pantalon et tablier.

— Bonjour Madame. Puis-je vous importuner ?

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Je m’appelle Fanny, je suis vendeuse. Je viens d’arriver en ville, et je cherche du travail.

— Passe ton chemin. Personne ne confiera sa caisse à une étrangère.

Sentant la réticence glaciale de la marchande, je préfère ne pas insister, et puis je continue à descendre la rue. Boulangerie ou nouveau tailleur spécialisé dans les robes ? Allez, le tailleur. Je pousse la porte de la boutique.

— Bonjour !

— Si vous n’avez pas de quoi payer, sortez.

Je discerne un petit homme replet assis sur un tabouret à travailler une robe.

— Je cherche un travail.

— Vous n’en trouverez pas ici.

— Merci quand même. Au revoir, Monsieur.

Je retrouve la rue sans ses ombrages, et aperçois le boulanger sortir de son échoppe dans la venelle qui longe sa boutique. Les hommes semblant plus enclin au vouvoiement, donc au respect, je décide de pénétrer la ruelle.

— Bonjour, excusez-moi.

— Bonjour.

— Je peux vous déranger ?

— Faites.

— Je m’appelle Fanny. Je viens d’arriver en ville, et je cherche un travail. Je suis travailleuse, je vous promets que vous serez surpris.

— Je suis désolé.

— Vous ne connaîtriez pas quelqu’un qui cherche une petite main ?

— Il y a le boucher, mais jamais il ne vous prendra, il tient à sa réputation. La vôtre lui ferait perdre son commerce.

— Ma réputation ? Mais je viens d’arriver.

— Votre arrivée a été très remarquée.

Je sens le désespoir me gagner. L’odeur m’alléchant, je lui demande :

— Vous n’auriez pas un bout de pain ? Je n’ai presque plus rien à manger dans mon sac, et avec cette chaleur, je ne pense même pas que ce soit comestible.

— Je suppose que vous n’avez pas de quoi payer.

— Je ne sais même pas combien coûte le pain chez vous.

— Deux francs.

— Non, ben non. Je n’ai pas de francs. D’où je viens ça n’existe plus.

— Sinon, vous me montrez quelque chose, je vous donne un invendu.

Vu le niveau de pudicité de ce pays, montrer un orteil doit bien rapporter un franc.

— Vous voulez que je vous montre quoi ? Un mollet ? Une épaule ? Mon ventre ?

— Vous me montreriez votre nombril ?

— Euh… Combien vous êtes prêt à me donner ?

— Un pain chaud, tout juste sorti du four.

Je jette un œil vers la rue, il m’imite, puis m’invite à entrer et me fait signe du doigt sur sa bouche de ne pas faire de bruit. La voix de sa femme en boutique résonne jusqu’auprès des fourneaux. Il choisit un gros pain dans une panière puis attend, un peu stressé d’être pris. Je lève mon sweat-shirt et mon débardeur et il se fige comme un catholique qui vient de voir apparaître la Vierge. Il murmure :

— Ventrebleu ! Qu’il est beau !

Je recouvre ma peau, un peu gênée par l’effet que mon nombril produit. Il me tend le pain et ajoute à voix basse :

— Merci beaucoup !

D’un geste amical, je le remercie à mon tour, puis je retourne à la venelle. Je romps le pain en deux pour le ranger dans mon sac, et en garde une partie que je dévore. Avec ça au moins, je vais me caler et déféquer un peu plus solide.

Je reste à l’ombre des murs pour faire un point sur la situation. Montrer mon nombril peut m’aider à manger, si toutefois les autres commerçants sont de nature aussi placide. Le boucher a l’air costaud et plus rustique. Si je ne veux pas finir violée dans une arrière-boutique, comme l’a prédit l’adjointe du shérif, il va falloir que je me méfie. Dans tous les cas, ce n’est pas en montrant une cheville ou une cuisse que j’obtiendrais les cent francs nécessaires à payer mon amende. Comme je n’ai nulle-part où aller d’autre que cette ville, il va bien falloir que je m’acquitte de ma dette. Mon père ne m’a pas appris à m’arrêter si vite. Je vais m’adresser à tous les commerçants.

Quelques heures plus tard, après des dizaines de refus, midi sonne. Je pénètre dans un saloon, près de l’immense bâtiment des postes où l’on vient de m’envoyer paître. Un petit pianiste chauve avec une barbe rase joue un air entraînant au piano. Le patron derrière le comptoir est immense, gros, le nez rouge et enflé. Il remplit des écuelles depuis un gros chaudron qu’il a ramené de sa cuisine. Un garçon fluet de quinze ou seize ans sillonne les tables pleines pour distribuer les assiettes de ragout. Je m’approche du patron.

— Bonjour Monsieur.

— C’est trente francs le repas, si tu veux manger au comptoir.

— Non merci. Je m’appelle Fanny, je cherche un travail.

— J’ai déjà mon fils au service.

— Je sais lire, compter…

— Je n’ai besoin de personne. Si tu ne manges pas, sors d’ici.

Blasée, je ne réplique même pas, et quitte le saloon. Dehors, la population a disparu pour déjeuner. Les rues sont désertes. Face au saloon, je m’assois sur la margelle dans le renfoncement de la porte pour abriter mon visage du soleil qui bombarde. J’attaque à nouveau mon pain. Si je n’ai pas de travail, demain matin, j’irai exhiber mon ventre.

L’heure passe, le saloon s’est vidé. Je n’ai plus d’eau à boire, je transpire comme une vache, je pue la sueur acide. À la porte de son saloon, le tavernier cinquantenaire s’appuie et me regarde. On dirait Eddy Mitchell qui aurait mangé des kebabs toute sa vie. Il a un rictus et me demande :

— Tu ne vas pas à l’église ?

— Et vous ?

— Je croyais que tu savais lire.

Son index m’invite à lever les yeux vers son enseigne : « Le Païen. »

— Vous n’avez pas de l’eau, s’il vous plaît ?

— Si, j’ai un puits, et elle est fraîche.

Il ricane, se moque de moi. Je n’en peux plus. Je le supplie :

— Je vous montre un mollet pour un verre d’eau, une cuisse pour une bouteille. Mon nombril si vous voulez.

Il secoue la tête et aboie par-dessus son épaule :

— Christophe, donne un pichet à la clocharde.

— Merci beaucoup !

— Ouais, ouais…

Le fils sort avec un pichet. Je le prends à deux mains et je le bois en entier. L’eau est fraîche, elle a bon goût. Elle me fait un bien fou !

— Merci !

Je repose ma tête contre la porte alors qu’il s’éloigne. Je vais faire comme tout le monde et piquer une petite sieste. Je cale mon sac à dos en laissant un bras par une sangle, puis ferme les yeux.

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