Partie V

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  Elles arrivèrent devant de grands rideaux, au travers desquels elles pouvaient entendre des conversations, des grands éclats de rire et une légère musique de fond. La fée passa sa main libre le long de la joue de l’humaine d’un geste doux et se mit sur la pointe des pieds pour déposer un baiser empli de tendresse sur ses lèvres.

  Elles se détachèrent l’une de l’autre puis, d’un geste commun, écartèrent les rideaux qui les séparaient de l’immense salle de cabaret. Le spectacle qui s’offrit à elles coupa le souffle de Shälia ; elle avait souvent rêvé mettre les pieds dans un si beau cabaret, mais elle ne s’était jamais imaginé un tableau si époustouflant.

  A quelques pas d’elle se trouvaient les premières tables, où étaient installés des créatures de toutes sortes, élégamment habillées, occupées à siroter leurs cocktails et à débattre de sujets plus ou moins houleux. Des individus aux habits plus extravagants avaient élus domicile aux tables plus proches de la scène, et Shälia remarqua qu’il s’agissait presque exclusivement de métamorphes et de centaures. Ce constat fit apparaître un léger goût d’amertume sur sa langue ; il suffisait d’être né d’une race socialement haute placée pour accéder à tous les privilèges.

  La main qu’Azore fit glisser dans son dos eut le pouvoir d’aussitôt l’apaiser. Elle détacha son regard des éclats de rires des centaures et préféra le poser sur la scène, encore à demi camouflée par de grands rideaux noirs – le spectacle n’avait pas encore débuté. Seuls quelques musiciens occupaient un coin de l’estrade, berçant l’audience d’une douce mélodie.

  Le regard de Shälia continua sa course et se posa sur le bar qui occupait la partie gauche de la salle. De là se dégageait une odeur plaisante que la fée ne parvint pas à identifier. Les cocktails que les serveurs portaient sur leurs plateaux, tous plus colorés les uns que les autres, lui mirent l’eau à la bouche.

  Azore, qui avait gardé le silence pour laisser à sa bien-aimée le loisir de s’émerveiller des joyaux qu’offrait L’Obsidienne, finit par la prendre par la taille et lui demander :

— Ça te dirait de monter sur scène ?

  Shälia prit quelques secondes pour comprendre ce que lui proposait Azore.

— Pour chanter ? Mais je ne fais pas partie de la troupe du cabaret, Azore.

  Un éclair d’amusement traversa les prunelles de l’humaine.

— Oui, j’avais cru le comprendre, sourit-elle. Mais… disons que je pourrais faire jouer mes relations pour t’offrir un petit moment sur scène avant que la troupe n’arrive.

  Elle ponctua sa phrase d’un clin d’œil. Les pensées de Shälia fusaient à toute vitesse, mais elle n’avait en réalité pas besoin de réfléchir longtemps. Elle touchait son rêve du bout des doigts, comment pourrait-elle être assez idiote pour refuser une opportunité pareille ?

  La fée acquiesça d’un vif hochement de tête, les yeux remplis d’étoiles. Azore l’entraîna alors dans un recoin sur le côté droit de la salle, que Shälia n’avait pas remarqué auparavant. Une petite table haute y trônait, ainsi que deux tabourets occupés par deux hommes dans la fleur de l’âge.

  Azore se racla la gorge afin de signaler sa présence aux deux individus, plongés en pleine conversation. Ils levèrent légèrement le nez et lui adressèrent un regard désapprobateur. Accordant peu d’importance à ce silencieux rejet, la jeune femme ne bougea pas d’un cil, serrant la main de Shälia pour l’inviter à faire de même. Sa mèche blanche en évidence, elle ne prononça pas un mot.

— Qu’est-ce que tu veux ? finit par soupirer l’un des hommes en s’affalant sur son tabouret.

  Shälia put remarquer un léger sourire de satisfaction se dessiner sur les lèvres de sa bien-aimée. Sa prestance et sa manière d’être l’impressionnait et la faisait tomber amoureuse un peu plus chaque seconde.

— Shälia souhaite monter sur scène un moment avant que le spectacle ne commence, déclara Azore en s’écartant légèrement afin de laisser les regards converger vers la fée. Elle aimerait interpréter une chanson.

  Si les deux hommes prirent le loisir de détailler avec attention la frêle silhouette qui se présentait à eux, Shälia en fit de même, pas du tout déstabilisée ; son métier l’avait habituée à être regardée, admirée, convoitée. La fée posa pour la première fois le regard sur les visages des deux hommes, et elle se rendit compte non sans surprise qu’ils se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Aucun doute n’était possible ; il s’agissait des célèbres frères Bürki, détenteurs de la majorité des cabarets de Vinford. Même en étant nés humains, ils étaient parvenus à faire fortune et à construire un empire du divertissement.

— Elle a cinq minutes, marmonna simplement le premier frère, alors que le second approuva la décision d’un signe de tête.

  Shälia et Azore les remercièrent d’un sourire avant de s’éloigner. Elles se dirigèrent vers le petit escalier situé sur le côté de la scène et se firent face, leurs doigts entrelacés.

— Prouve-leur qu’ils ont raison de te faire confiance, souffla Azore. Et surtout, montre-leur qu’ils ont eu tort de ne pas te laisser ta chance avant aujourd’hui.

  Shälia ne savait plus quoi dire. Le stress nouait ses tripes, mais cette sensation, qu’elle avait attendue depuis si longtemps, la faisait se sentir plus en vie que jamais. Elle espérait seulement qu’elle pourrait contrôler les tremblements de sa voix une fois face au public.

— Merci, Azore, murmura la fée du bout des lèvres.

— Je serai là tout le temps, assise au bar. Je suis certaine que tu seras parfaite.

  Shälia remercia intérieurement sa bien-aimée pour ces dernières paroles encourageantes. Elle libéra ses doigts de l’emprise réconfortante d’Azore et, sans réfléchir plus longtemps, monta les quelques marches de l’escalier. Elle traversa la scène d’une traite et se positionna au centre.

  Le silence se fit peu à peu dans le public, et les serveurs s’empressèrent de souffler les bougies qui éclairaient la salle. Les tables plongées dans la pénombre, Shälia se sentit plus observée que jamais, elle qui avait toujours été la petite fée psychëlia sans histoire ni futur, à qui on n’accordait guère un regard. Elle se surprit à apprécier ce sentiment d’importance, d’appartenance au monde qui l’entourait.

  Après une dernière respiration, Shälia releva la tête et articula les premières paroles de la chanson. Elle avait pour habitude de fredonner des mélodies mélancoliques, qui exprimaient sa nostalgie, mais ce soir-là, elle avait envie de montrer sa joie au monde entier.

  Les notes s’enchaînèrent petit à petit, formant une mélodie douce et puissante. La fée appréciait chaque son qui franchissait ses lèvres comme un dessert délicieusement sucré. Elle doutait que quiconque ne comprenne les paroles, écrite dans sa langue natale, mais elle fit tout son possible pour que le message d’espoir de la chanson transparaisse dans sa voix.

  Plus heureuse et confiante que jamais, elle s’autorisa pour la première fois à scruter l’audience. Tous paraissaient captivés, les yeux rivés sur elle, pendus à ses lèvres. Tout en continuant de chanter, elle chercha du regard Azore, qu’elle découvrit à l’endroit promis, accoudée au bar. Malgré la pénombre, leurs regards se croisèrent, et Shälia aurait juré apercevoir des larmes perler aux coins des yeux gris qu’elle aimait tant. La fée laissa un sourire se dessiner sur ses lèvres alors que la mélodie montait dans les aigus.

  Elle ferma les yeux, l’image du visage harmonieux d’Azore ancrée dans son esprit, et laissa la musique la submerger. Les notes se suivaient, ornées par des paroles aux sonorités exotiques. De douce, la voix de Shälia passa à puissante, résonnant ainsi dans toute la salle. Des frissons remontèrent dans la nuque de la fée lorsque l’envolée finale emplit le cabaret. Finalement, les dernières notes flottèrent quelques secondes dans la salle avant de s’évanouir.

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