Partie III

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  Malgré le désespoir qui menaçait d’engloutir son âme à chaque instant, Shälia trouva la force de chercher un cigare dans le tiroir du bureau. Elle saisit sa trouvaille ainsi qu’un paquet d’allumettes et traîna les pieds jusqu’au balcon. L’air frais qui s’engouffra dans la pièce et souleva ses cheveux au moment où elle ouvrit la fenêtre lui fit le plus grand bien. Elle alluma son cigare, en prit une large bouffée, et s’appuya sur la rambarde.

  Du troisième étage, elle avait une vue imprenable sur la rue, où se mélangeaient des créatures de tous horizons. La nuit était tombée, mais l’agitation, elle, ne mourrait jamais. Shälia tira une nouvelle bouffée de cigare ; la chaleur et l’âcreté de la fumée lui picotèrent la gorge mais séchèrent ses larmes. Les gens grouillaient en contre-bas, chacun semblant avoir une tâche de la plus haute importance à accomplir. Pourtant, dans cette ville, la plupart des gens vivaient dans la misère et avaient pour seule mission de tenter de survivre, de la manière la moins douloureuse possible.

  Au milieu de cette cohue, Shälia vit un petit groupe sortir du lot grâce à des costumes colorés et à une joie de vivre inhabituelle en ces lieux. Comme tous les soirs, la fée ne put détacher ses yeux de cette troupe, qui semblait écarter l’obscurité sur son passage. C’étaient les danseurs du cabaret le plus proche. La gorge de Shälia se noua lorsqu’elle les vit disparaître au coin de la rue ; pourquoi ce bonheur lui était-il inaccessible, à elle ?

  Elle expulsa la fumée de ses poumons, le cœur gros. Elle chassa les larmes qui menaçaient de dégringoler à nouveau sur ses joues en secouant la tête. Lorsque son regard se porta à nouveau sur la rue en dessous d’elle, celui-ci fut immédiatement attiré par une silhouette immobile, jurant au milieu de l’agitation ambiante.

  Un sourire sincère se dessina sur les lèvres de Shälia. Si des frissons de crainte avaient parcouru son échine la première fois qu’elle avait aperçu l’ombre adossée contre la taverne, celle-ci lui était devenue familière au fil des mois, constituant un rendez-vous rassurant dans le quotidien morose de la jeune fée. Elle n’avait aucun indice sur l’identité de la personne qui se dissimulait sous cette grande cape noire, mais elle sentait au plus profond d’elle un lien les connecter.

  À cet instant précis, un papillon bleu se posa sur la jambe dénudée de Shälia, l’obligeant à détourner son regard de la mystérieuse silhouette pour le chasser. Elle s’en voulut instantanément ; son réflexe avait éloigné l’insecte, rare touche de beauté et de délicatesse de cette ville, et elle avait perdu de vue l’inconnu à la cape. Le cœur à nouveau chargé de tristesse et de fatigue, elle écrasa son cigare contre la rambarde et rentra à l’intérieur de se chambre.

  Elle eut à peine le temps de fermer sa fenêtre que quelques coups contre la porte de bois se firent entendre.

— Entrez, lança-t-elle d’un ton qu’elle voulut accueillant.

  Elle fut agréablement surprise lorsqu’elle vit la tête de Swan, la fée qui travaillait dans la chambre d’à-côté, apparaître dans l’encadrure de la porte. Elle affichait un air à la fois curieux et soucieux. Shälia n’eut pas le temps de la questionner que celle-ci dit d’un ton confidentiel :

— Une personne t’a demandée à l’accueil. Elle dit qu’elle n’a pas pris de rendez-vous, mais qu’elle pourra payer la séance si besoin. Je la fais entrer ?

  Shälia prit quelques instants pour réfléchir. Elle n’appréciait guère quand les clients ne payaient pas à l’avance, mais elle avait besoin d’argent, et son instinct la poussait à accepter ce rendez-vous. La fée remit rapidement ses cheveux mauves en place et fit un signe de tête à son amie en guise d’accord.

  Swan s’éclipsa, non sans avoir exprimer son désaccord par un coup d’œil appuyé. Quelques fractions de secondes plus tard, Shälia entendit le parquet craquer devant sa chambre et son cœur rata un battement lorsqu’elle vit la porte s’ouvrir en grand. Elle sentit des perles de sueur se former dans sa nuque et ses jambes manquèrent de céder sous elle.

  D’une démarche assurée que des grandes bottes noires accentuaient, la personne que Shälia avait considérée depuis des mois comme une ombre presque irréelle s’avança au centre de la chambre, sa longue cape flottant derrière elle. Pétrifiée par la prestance qui se dégageait de l’inconnu, la fée se contenta d’observer ses mouvements, la gorge nouée. Le seul détail qui la maintenait à la réalité était cette odeur fruitée, presque citronnée, qui envahissait peu à peu la pièce.

  Face à face, Shälia ne parvint pas à distinguer les contours du visage de l’inconnu sous sa capuche. Comme si elle avait compris le désarroi de la fée, la silhouette retira lentement le tissu qui la dissimulait. Le cœur de Shälia manqua à nouveau un battement ; l’ombre était une femme. Le regard rempli d’incompréhension, la fée resta immobile alors que la jeune inconnue se dévêtait de sa cape et de son manteau.

  Peu à peu, Shälia parvint à reprendre ses esprits et à redevenir maître de ses mouvements. Les questions se bousculaient dans sa tête, mais aucune n’arrivait jusqu’à sa langue. Elle continua alors d’analyser la situation en silence.

  La nouvelle venue était probablement une humaine, comme en témoignaient ses longs cheveux bruns coiffés en de multiples tresses et sa demi-tête de plus que la fée. Non, Shälia était certaine que l’inconnue était humaine, ses vêtements de mercenaire ne laissaient pas place au doute. Toutefois, la pression qui pesait sur le cœur de la fée n’était pas due à la crainte, mais plutôt à un mélange inattendu d’intimidation et d’attraction. Lorsque la jeune femme lui fit face, leurs deux regards se croisèrent et ne se quittèrent plus. La profondeur et la chaleur des iris noirs de la fée dansaient avec l’acier glacial et tranchant des yeux de l’humaine.

  Toujours incapable d’articuler un mot, l’humaine brisa le silence d’une voix grave et rassurante, qui contrastait avec la froideur de son regard.

— Comment tu t’appelles ?

  Cette question força Shälia à rompre leur lien visuel ; son regard descendit vers les lèvres fines de son interlocutrice, en suivant le chemin d’une cicatrice qui reliait le coin externe de son œil droit à la commissure de ses lèvres. Le délicat sillon blanc rappelait la trace d’une larme, marque permanente d’une tristesse ancrée au plus profond d’une âme.

— Tu as perdu ta langue ? s’enquit l’inconnue, un éclair taquin au fond du regard.

  Shälia secoua la tête pour s’arracher à la contemplation à laquelle elle s’adonnait et se força à reprendre ses esprits. Ses joues rosirent lorsqu’elle se rendit compte de l’insistance du regard de l’humaine.

— Violette… je m’appelle Violette, balbutia-t-elle.

— Non, je veux dire, ton vrai prénom.

  La fée marqua un temps d’arrêt, surprise que l’inconnue sache qu’elle utilisait un pseudonyme au sein de cet établissement.

— Shälia, finit-elle par articuler.

— Enchantée, Shälia. Moi c’est Azore.

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