Partie II

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  La lumière tamisée de la chambre avait fait place à un soleil éclatant, et le lit à baldaquin sur lequel ils étaient auparavant allongés n’était plus qu’un vague souvenir. Le vent caressait leurs visages et apportait un air marin doux et parfumé. Les pieds enfouis dans le sable, Shälia se tourna vers Jiexyl, debout à ses côtés. Celui-ci ne se doutait pas que rien de ceci n’était réel, que tout était créé grâce à ses souvenirs et à l’imagination de la fée ; il ne s’en rendrait compte qu’à son réveil. Si Shälia n’éprouvait d’ordinaire aucune culpabilité face à cette mascarade, elle eut un pincement au cœur pour le satyre, qu’elle avait fini par apprécier.

— Viens, Violette ! s’exclama-t-il en s’élançant vers l’océan. Le dernier à l’eau a perdu !

  Son travail était de faire en sorte que le rêve du client soit le plus heureux possible, et cela passait souvent par satisfaire toutes ses envies. Elle s’élança alors à son tour vers l’étendue azure. Ils s’éclaboussèrent, nagèrent, rirent, s’embrassèrent.

  Ils passèrent le reste de la journée à déambuler dans les rues, vivant tel un jeune couple encore dans le feu de la passion. Ils s’assirent à la terrasse d’un restaurant, firent un tour dans une maison de jeux, et contemplèrent le coucher de soleil depuis la colline la plus proche. Shälia avait l’esprit occupé à constamment écouter les moindres désirs du satyre et à façonner les éléments du rêve en conséquence.

  La nuit tombée, la fée et le satyre se retrouvèrent dans la chambre d’une petite villa, réplique parfaite de la maison d’enfance de Jiexyl.

— Je suis si heureux de t’avoir épousée, sourit le satyre en dévorant Shälia des yeux.

  La jeune fée jouait son rôle à la perfection, rien ne pouvait laisser croire qu’ils se trouvaient dans un rêve. Elle avait appris, au fil des années, à sourire dans chaque situation, à taire la vérité et à se plier aux volontés des clients. Vivre la majeure partie de son temps dans les rêves des autres équivalait à évoluer dans un monde qui n’était qu’un leurre, un mensonge constant. Shälia ne savait pas combien de temps elle pourrait encore supporter cette situation. Sa gorge était nouée par ces sombres pensées.

— Chante-moi une chanson, s’il te plaît, quémanda Jiexyl.

  La voix du satyre la tira de sa réflexion. Elle hocha délicatement la tête pour donner son accord, et se repositionna sur le lit. Elle tenta de chasser de son esprit toutes les pensées qui le parasitaient, puis prit une profonde inspiration afin de faire disparaître la boule de stress qui s’était emparée de sa gorge.

  Lorsque les premières notes de la douce mélodie franchirent les lèvres de la fée, celle-ci ferma ses yeux et plus rien autour d’elle n’eût d’importance. Sa voix, qu’aucune ne pouvait égaler dans sa douceur et son intensité, enchantait tous ceux qui avaient la chance de l’entendre. La langue natale de Shälia, dans laquelle les voyelles charmaient les consonnes avec leur sonorité chaleureuse, apportait au chant une grâce inégalable.

  Elle s’imaginait sur scène, des centaines de paires d’yeux rivées sur sa fine silhouette et des danseuses de cabaret virevoltant autour d’elle. Des frissons remontèrent le long de sa colonne vertébrale et picotèrent son cœur, mélange d’excitation et de frustration. Elle se demandait si elle serait un jour capable d’accéder à son rêve et de faire de sa vie une aventure vers le bonheur, ou si elle devrait tous les jours subir une vie qu’elle n’avait pas choisie.

— C’était magnifique, souffla Jiexyl alors que Shälia ouvrait à nouveau ses paupières.

  Les iris foncés de la fée étaient voilées d’une tristesse que seul quelqu’un qui lui accordait une attention particulière aurait pu déceler. Elle se contenta d’esquisser un pâle sourire en guise de remerciement.

  Le satyre glissa sa main au creux des hanches de Shälia et l’attira contre lui. Leurs deux corps se frôlèrent, leurs doigts s’entremêlèrent, et bientôt, l’atmosphère de la petite chambre devint intime et chaleureuse. La lune, encore teintée de rouge par son lever récent, éclairait juste assez la pièce pour pouvoir distinguer deux silhouettes enlacées, qui semblaient être lancées dans une danse délicate et sensuelle.

  Lorsque Shälia ouvrit les yeux, elle prit quelques secondes avant de réaliser où elle se trouvait ; même après avoir fait rêver des milliers de personnes, le réveil était toujours accompagné de cette désagréable sensation d’étourdissement. La fée retira délicatement sa main du torse du satyre et l’incita à reprendre ses esprits :

— Réveille-toi, Jiexyl…

  La seule réponse qu’obtint la fée fut un grognement endormi. Elle caressa gentiment la chevelure épaisse du satyre, qui finit par émerger à contre-cœur. Ses yeux étaient encore vitreux lorsqu’il se redressa d’un mouvement lent. Il tenta de former une phrase mais seuls des balbutiements presque inaudibles franchirent ses lèvres.

— Je… ne…

— Tout va bien, Jiexyl, le rassura Shälia, toujours assise à ses côtés. Nous venons de faire un magnifique rêve, mais tu te trouves maintenant dans la réalité, à Nuits de rêves.

  Tous les clients réagissaient de la même manière que le satyre au réveil, en particulier les moins habitués. La fée savait les rassurer et les ramener sur le chemin de la réalité, même si, la plupart du temps, cela n’avait rien d’agréable.

  Jiexyl, ses esprits retrouvés, se rapprocha de Shälia et déposa un baiser dans son cou. Celle-ci s’écarta et descendit du lit, ses gestes étaient presque mécaniques ; elle avait appris à se soustraire aux clients insistants. Cependant, le satyre saisit son poignet et la retint près du lit. Loin d’apprécier ce comportement, Shälia trouva tout de même la force d’afficher un sourire sur ses lèvres. Elle caressa la main calleuse qui l’entravait et chuchota :

— Jiexyl, le rêve est terminé. Nous sommes dans la réalité, désormais, ta femme et ton fils t’attendent. Tu dois rentrer.

— Je veux encore passer un moment avec toi, Violette, insista-t-il en se collant à elle. Rien qu’un petit moment, ça ne sera pas long…

  Shälia avait tout sauf envie que la situation ne dégénère. Elle retira gentiment mais fermement les doigts qui agrippaient son poignet et se dirigea vers le bureau, à l’autre bout de la pièce. Sans un regard pour son client, elle retira la fleur déjà fanée qu’elle avait placée dans ses cheveux une heure auparavant.

— Jiexyl, il est temps que tu partes. Nous avons partagé un merveilleux moment, mais c’est fini.

  Ces mots résonnèrent dans le cœur de la fée ; depuis quand était-il devenu si facile pour elle de mentir, de prétendre être heureuse ? Ses parents ne reconnaîtraient pas la jeune fée débordante de rêves, de projets et de joie de vivre qu’ils avaient laissée partir, deux ans auparavant.

  Shälia entendit les sabots de son client claquer contre le parquet lorsque celui-ci se dirigea vers la porte. Cette fois-ci, elle n’eut pas la force de se retourner pour offrir un énième sourire hypocrite. Elle attendit que la porte se referme, puis elle s’effondra sur la chaise. Elle laissa les larmes dévaler sur ses joues pour la première fois depuis longtemps. Les petites perles d’eau s’écrasèrent sur le sol, image parfaite de ses rêves qui partaient les uns après les autres en fumée.

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