Chapitre 2  La maison dans les bois (partie 2)

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Nous entrâmes dans un hall immense, au sol carrelé de grandes dalles en marbre, successivement noires et blanches. Quatre grands piliers de fer, sculptés de motifs floraux tourmentés comme ceux du portail soutenaient le plafond haut d’une vingtaine de mètres, troué en son centre par une majestueuse rosace de verre qui servait de puits de lumière, et dont les pétales étaient entourés de baguettes de fer de la même couleur verdâtre que les piliers. Détail curieux, chacune des colonnes était creuse et dissimulait un escalier en colimaçon montant à l’étage. La pièce était vide de tout mobilier, accentuant le sentiment de démesure alors que nous avancions d’un pas timide sur l’échiquier cyclopéen qui décorait le sol.

Sur le mur face à nous, un gigantesque portrait de mon oncle nous accueillit. Pierre devait avoir une trentaine d’années quand il avait dû en faire la commande à un artiste de talent, à n’en pas douter, qui était parvenu à retranscrire son étrange regard si pénétrant. Mon oncle esquissait un sourire indéchiffrable mais j’étais presque sûr qu’il signifiait : « Te voilà enfin. Je t’attendais, Benjamin. »

- C’est ton oncle Pierre ? demanda Jules. Comme il te ressemble, c’est tout bonnement incroyable !

Je demeurai quelques instants interdit.

- Mais si, reprit-il, le nez, les yeux, la forme même du visage. C’est ton portrait craché !

Je protestai. Je ne ressemblais pas à mon oncle. Je n’avais pas ce regard particulier qui vous transperce.

- Ah oui ? répliqua-t-il avec malice. Tu devrais te voir quand tu es concentré sur ton travail. Tu as la même façon de regarder, de scruter les pages de tes livres pour en extraire le sens, la plus petite goutte de nuance. Tes yeux semblent vouloir percer des mystères comme une chignole s’attaquant à un coffre-fort !

J’ouvris la bouche pour protester à nouveau mais je ne trouvai rien à dire. J’étais obligé de reconnaître que Jules avait raison. Si je n’étais pas le sosie de mon oncle, la ressemblance était étonnamment frappante. Mais ce qui me surprenait le plus, c’était que je ne m’en étais jamais rendu compte, ni aucun membre de ma famille non plus. Ou alors s’était-on bien gardé de me le dire.

- Regarde, fis-je pour changer de sujet, le sol…

Par endroits, les dalles blanches étaient plus foncées. Ce grand hall nu avait été jadis richement meublé.

- Ton oncle aura sans doute tout vendu pour payer ses dettes.

Nous visitâmes le rez-de-chaussée, constitué de quatre pièces, une salle à manger, un salon bibliothèque, une cuisine et un bureau. Toutes étaient poussiéreuses, pour ne pas dire sales, et dans un état d’abandon avancé. Mon oncle n’était mort que depuis quelques jours mais tout donnait l’impression que les lieux avaient été désertés depuis des années, à l’exception de la cuisine qui témoignait, si l’on en jugeait par les boites de conserves vides trainant un peu partout dans la pièce, d’une présence récente. Tout comme le hall, les pièces avaient été vidées de leurs plus beaux meubles et tableaux. Ce qui restait était en trop mauvais état ou trop démodé, à l’image du canapé Second Empire de la bibliothèque, éventré et rongé par les cirons, pour être vendu. J’eus le cœur serré en voyant les rayons pratiquement vides de la bibliothèque. Je savais que mon oncle adorait les livres anciens et les collectionnait – il m’avait offert, pour mon quinzième anniversaire, une éditions des Épitres du poète Horace datant du XVIIe siècle. Et je devinais quel crèvement cela avait dû être pour lui de les vendre. Qu’avait-il bien pu faire pour en arriver là ?

Nous explorâmes le premier étage, tout aussi abandonné. Il y avait dans la tristesse des chambres inhabitées, ensevelies sous une épaisse couche de poussière, signe terriblement concret du temps qui passe, une singulière et pesante impression qui irradiait toute l’atmosphère de la maison : mon oncle avait toujours vécu seul dans cet endroit. Aucune femme, aucun enfant, aucune famille ne semblait avoir partagé ces lieux avec lui. Son existence avait été un bref courant d’air qui avait emporté tout ce que la maison avait de plus précieux. Nous passâmes en revue chaque pièce et ce premier tour du propriétaire ne me laissait pas de me décourager. Qu’allais-je faire de cette immense maison ? Elle était dans un si triste état ! La rénover demanderait beaucoup de temps et beaucoup d’argent. Je regardai à nouveau le portrait de mon oncle avec son mystérieux sourire. J’avais le sentiment qu’il m’avait fait une mauvaise blague. Mes parents et le notaire avaient raison. Cet héritage était un fardeau : je devais vendre cette maison.

Vers quatorze heures, Jules prit sa voiture et partit en direction de C. pour nous ravitailler et appeler ses parents. La ligne téléphonique de la maison avait été coupée. Quant à moi, je décidai de prendre un peu l’air et d’explorer les alentours immédiats de la maison. Je tombai par hasard sur un petit chemin caché sous une treille en forme d’arche couverte d’une végétation très dense, rendant l’entrée du passage presque invisible. Je suivis ce sentier végétal et parvint, au bout d’une vingtaine de mètres, à une petite dépendance. C’était un charmant petit bâtiment aux murs couverts de lierre. Je voulus entrer. La porte était fermée. Je repartis chercher le trousseau que j’avais laissé à dans la maison. Aucune des clés du trousseau ne se trouva être la bonne. Je voulus regarder par les fenêtres, mais elles étaient si sales que je ne pus distinguer ce qu’il y avait à l’intérieur.

Frustré, je rebroussai chemin. J’entendis le bruit de la voiture de Jules. J’allai lui faire part de ma découverte, mais je vis à sa mine en colère qu’il s’était produit quelque incident.

- Ils sont complètement fous dans ce patelin ! s’exclama-t-il.

Je n’eus pas le temps de lui demander pourquoi il tenait de tels propos, qu’il entra dans la maison en disant :

- Mais d’abord, un petit verre.

Jules trouva dans la vieille armoire alsacienne de la salle à manger quelques bouteilles d’alcool, de l’armagnac, du cognac, et surtout de la « goutte », comme on dit par ici, de l’eau de vie artisanale le plus souvent à la prune ou la mirabelle. Nous nous installâmes dans le salon bibliothèque. La pièce fut comme ravie de recevoir, malgré son ameublement hors d’âge et abîmé, de nouveaux hôtes. Jules vida son verre d’un trait et s’en servit immédiatement un autre.

- Tu ne vas pas me croire, dit-il d’un ton plus calme. Mais avant de commencer mon récit, je dois t’annoncer que je dois rentrer à Paris demain à la première heure. Des affaires de famille… Je reviendrai au plus vite. Mais passons. Sitôt arrivé au village, je me mis en quête d’une épicerie. J’en trouvai une sur la grand place et, à côté, un bistrot et sa petite terrasse que je trouvai, ma foi, fort à propos en cette belle après-midi d’automne. Je m’installai donc à une table. À côté de moi, quatre personnes jouaient à la belotte en sirotant des rouges limés. Je les saluai de la tête. Ils me rendirent mon salut avec un regard souriant plein de curiosité. Sans vouloir jouer les vaniteux, mon cher Benjamin, je crois que mon costume parisien dernier cri dut faire sensation… Mais je m’égare. Arrive le patron. Je lui commande un whisky ou plutôt un viski comme il disait. Bref. Le voilà qui me dit : « On ouoit pas souvent du monde par ici. D’où qu’c’est qu’vous v’nez, jeûûne homme ? » Je lui répondis que je venais de Paris. « Oh, un Parigo ! vous entendez ça, vous autres ? » Il s’adressait aux joueurs de cartes qui ne perdaient pas une miette de notre conversation. « Eh qu’est-ce que vous v’nez donc faire dans l’coin ? Vous êtes en ouacances ? Dites, c’est une chouette ouature que vous avez là… »

Je ne pus m’empêcher de sourire. Jules imitait l’accent franc-comtois de manière assez convaincante. Il faut dire qu’il avait été à la bonne école avec moi, car, malgré tous mes efforts pour le cacher, mon accent finissait invariablement par ressortir et me trahir, particulièrement lorsque je buvais de l’alcool. Je ne puis compter le nombre de fois, où, au cours de soirées étudiantes passées avec Jules, on me prit pour un Belge. Il est vrai que l’accent de Franche-Comté, et plus particulièrement celui de Belfort qui prononce la lettre « r » comme une espèce de grognement, présente des similitudes avec celui de Belgique. Les plus perspicaces parvenaient à trouver que j’étais originaire de Franche-Comté que leur vision parisienne de la France réduisait invariablement au Jura.

- Je répondis au patron que j’accompagnais un ami qui venait d’hériter de la maison ayant appartenu à feu Pierre Richenbach. Aussitôt son sourire s’effaça et les quatre gars de la table d’à côté cessèrent de jouer et me scrutèrent, l’air presque menaçant, comme si j’avais proféré un odieux blasphème. « Désolé, m’sieur, me dit alors le patron, mais je me souviens seulement maintenant que nous n’avons plus de viski. » « Ce n’est pas grave, répondis-je en essayant de garder un ton enjoué, mettez-moi un cognac. » « On n’en plus non plus. On n’a plus rien à servir. D’ailleurs on ferme. Hein, les gars, on ferme. » Les joueurs se levèrent en marmonnant des approbations et partirent sans plus attendre. Le patron me regarda alors droit dans les yeux. « Un conseil, vous auriez meilleur temps de rentrer chez vous, le Parigot. » Et il fila à l’intérieur de son établissement qu’il ferma à clé.

Jules fit une pause pour se resservir un troisième verre et reprit.

- Je demeurai quelques instants interloqué, ne comprenant absolument rien à la scène qui venait de se passer. Et comble de malheur, je n’avais pas eu mon verre ! Je me levai donc, grommelant à mon tour, la gorge sèche, et dirigeai mes pas vers l’épicerie. Elle était fermée ! Son propriétaire, un petit vieux au dos complètement courbé, se tenait derrière la porte vitrée en me faisant non en agitant frénétiquement son index. Derrière le comptoir, je voyais son épouse, à demi cachée et à demi morte de trouille, dire tout haut « Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! ». Ce satané barman avait dû les prévenir.

Je regardai mon ami avec de grands yeux effarés. Quelle mouche avait donc piqué les habitants du village ?

- J’étais abasourdi. Les quelques autres boutiques de la place fermèrent aussitôt et j’entendis le portes des habitations claquer brutalement. En quelques instants, le centre du village se vida totalement. J’avais l’impression d’être un pestiféré. Même si j’avais la plus grande envie de quitter cet endroit sur-le-champ, je devais me rendre au bureau de poste afin d’appeler mes parents. Le même spectacle étrange se produisit. Dès que j’eus mis un pied à l’intérieur du bureau, les quelques usagers quittèrent les lieux. Il y eut même une vieille dame, momifiée de peur, qui se signa en m'apercevant ! Te rends-tu compte ? C’est tout juste si le préposé des PTT m’autorisa à utiliser le téléphone. Je crois que s’il n’avait pas été tenu par son devoir de fonctionnaire, il m’aurait mis à la porte manu militari. Te rends-tu compte, Benjamin ? Ces gens sont complètements cinglés ! Je ne sais pas ce que ton oncle a bien pu faire dans le coin, mais la simple mention de son nom fait un effet bœuf !

Il éclata de rire. Les choses étaient ainsi avec Jules. Terminer par une pichenette amusante. Ce qui pouvait le mettre en colère, l’étonner, le rendre triste finissait très vite par le faire rire. Et de tous les souvenirs que j’ai de lui, le plus distinct, le plus intact, c’est bien ce rire franc, beau et sonore, dont l’absence depuis des années – des décennies devrais-je dire- a laissé dans ma vie un vide grand et froid.

Je ne savais pas trop comment réagir à cette étrange histoire. Jules avait tendance à exagérer les faits parfois, mais, en ce cas précis, je sentais que son récit était plutôt fidèle. Il avait raison quand il se demandait ce que mon oncle avait dû faire pour mettre les villageois dans cet état. N’avait-il pas réussi à se mettre à dos toute la famille ? Mais sans doute la réaction des habitants de C. était-elle exagérée. Dans ces campagnes reculées, les vieilles croyances, les antiques superstitions ont la dent dure et règnent en maître dans les esprits mal dégrossis.

Je montrai à Jules la dépendance et il fut excité à l’idée de découvrir ce qu’elle renfermait. Nous cherchâmes la clé durant des heures mais tout ce que nous trouvâmes, ce fut une réserve de boîtes de conserve de La belle Iloise : sardines, maquereaux au vin blanc, soupe de poisson, thon. Il y avait au moins de quoi rassasier nos ventres affamés !

Jules partit en fin de matinée, le lendemain. Il ne semblait pas pressé de me quitter et j’avais la très nette impression, bien qu’il eût sa mine désinvolte habituelle, qu’il s’inquiétait pour moi.

- J’ai repensé à ce qui m’est arrivé hier au village hier, me dit-il en ouvrant la portière de sa voiture.

- Et quelles sont tes conclusions ?

- Tes conclusions… fit-il dans un sourire. Même quand tu parles, on dirait que tu écris un article pour une revue scientifique.

Il me tapa sur l’épaule puis la serra avec chaleur.

- Prends bien garde à toi, Benjamin…

Puis il s’engouffra dans sa voiture et démarra. Oui, il était inquiet pour moi. Et il avait raison. Était-ce son âme fantasque, volontiers mystique, qui avait tout pressenti ? Je ne sais, comme je ne sais ce qui me poussa ce matin-là à explorer la forêt près de la maison.

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